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« Are You Lonesome Tonight ? » : tout pour l’image au détriment du fond

par Brigitte Duzan, 7 septembre 2024

 

 

Affiche du festival de Cannes

 

 

Sélectionné au festival de Cannes 2021 dans la section Séances spéciales, « Are You Lonesome Tonight ? » (《热带往事》) de Wen Shipei (温仕培) a tout de suite reçu un accueil favorable d’une presse saluant un premier film audacieux dans sa recherche esthétique et stylistique. Le film a poursuivi son chemin au festival de Toronto et à San Sebastian où il a été distingué par le prix du public. Et on le retrouvait diffusé par Arte.au début de septembre 2024. On peine cependant à partager l’enthousiasme des augures voyant dans ce film le présage d’un talent plein de promesses. Car on peine tout simplement à le suivre jusqu’au bout.

 

Néo-noir 

 

« Are You Lonesome Tonight ? » apparaît d’emblée rattaché au courant « néo-noir » à la mode dans le cinéma chinois depuis le succès du  « Black Coal » (《白日焰火》) de Diao Yinan (刁亦男) à Berlin, il y a dix ans. Mais c’est du néo-noir avec un plus : sur le thème de la mémoire et de la culpabilité. Culpabilité lancinante mais mémoire en berne, ce qui permet de déconstruire à plaisir la narration.

 

 

Solitude

 

 

Le point de départ est un accident : un jeune réparateur de climatiseurs a un moment d’inattention au volant de son mini-van dans la nuit, et percute un homme sur le bord de la route. On pense au film de Pema Tseden « Jinpa » (《撞死了一只羊》) qui, comme le titre chinois l’indique, est l’histoire d’un type qui a écrasé un mouton : même choc et incrédulité initiale. Mais, contrairement au chauffeur de « Jinpa », le jeune Wang Xueming (王学明) de Wen Shipei prend d’abord la fuite, puis revient jeter le cadavre dans les épais roseaux en contrebas de la route. Cependant, il est désormais obsédé par le souvenir de l’accident, et rongé par un sentiment de culpabilité.

 

Grâce aux avis de recherche affichés un peu partout par la veuve dont le mari a disparu, Xueming l’identifie, s’introduit chez elle sous prétexte de réparer le climatiseur, puis la suit et, comme aimanté, s’infiltre peu à peu dans son intimité. C’est alors qu’il finit par lui avouer que c’est lui qui était au volant quand son mari a été accidenté. Au volant ? réplique-t-elle étonnée, mais il est mort de deux balles dans la peau…

 

Il s’agit donc désormais de comprendre ce qui a bien pu se passer, et le film prend alors une tout autre allure, devenant un polar effectivement néo-noir, dans un style de gunfight hongkongais mâtiné de références chinoises. On se perd avec Xueming dans un dédale inquiétant de ruelles mal éclairées comme sorties d’un film de Johnnie To et dans les méandres contradictoires du drame revisité par les divers protagonistes de l’histoire ; mais on est très loin de la construction impeccable du « Rashômon » de Kurosawa : le scénario joue à plaisir de la déconstruction narrative, fondée sur la répétition ad libitum de certaines scènes en offrant des clés supplémentaires de compréhension à chaque répétition, la scène étant vue sous un autre angle.

 

C’est d’une grande complexité, certes, et on peut se laisser éblouir, mais la recherche systématique de l’originalité dans la forme finit par créer un sentiment de vide structurel, renforcé par le défaut de substrat narratif.

 

L’image pour l’image

 

Le film a en fait un double problème, de construction narrative et de choix esthétiques, qui tient en grand partie à l’effort évident de faire original dans un genre déjà fortement balisé.

 

Déconstruction narrative

 

Wen Shipei et ses trois coscénaristes [1] ont refusé toute linéarité dès l’abord en choisissant une structure narrative en flashback, et en boucle : on commence par une séquence en prison pour ensuite revenir dix ou vingt ans en arrière sur les faits qui ont motivé l’emprisonnement du personnage. Mais on est malgré tout dans une optique de mélo traditionnel où la séquence conclusive ne peut être que positive : la prison figure ici comme un espace de paix dans un monde chaotique et dangereux, d’où l’on sort comme neuf. Et Xueming libéré de partir en courant sous le soleil qui l’éblouit et le fait cligner des yeux, comme si Wen Shipei voulait illustrer l’idée du livre de Marco Bertolino et Ettore Ridola sur John Woo : la violence comme rédemption [2].

 

Dans ce cadre, le film présente une rupture narrative qui le scinde en deux parties, de ton et de rythme totalement différents : une première partie lente, introspective, centrée sur le malaise de Xueming obsédé par son sentiment de culpabilité et tentant de se rapprocher de la veuve ; puis une deuxième partie en séquences heurtées où domine un sentiment de danger latent, où l’épisode du drame est rejoué plusieurs fois en ajoutant des clés supplémentaires de décodage, aboutissant finalement à une intrigue de polar où ni la victime ni les circonstances de sa mort ne sont plus ce que l’on pensait.

 

C’est cependant tellement complexe que l’on se perd dans les méandres de cette intrigue, et ce d’autant plus que les deux parties sont très mal reliées entre elles, et surtout que la volonté esthétisante de l’ensemble débouche sur des séquences coup-de-poing, filmées de nuit, dans un dédale de ruelles obscures, comme dans celles de l’ancienne Ville murée de Kowloon (ou Walled City 九龙寨城), à Hong Kong, celle-là même où Johnnie To (杜琪峰) a passé son enfance et dont l’univers crépusculaire et dangereux se retrouve en toile de fond dans nombre de ses polars [3].

 

Parti pris esthétique

 

Le film affiche une esthétique personnelle qui repose beaucoup sur une double palette de couleurs : verts paisibles et introspectifs contrastant avec des rouges orangés comme des éclats de violence soudaine.

 

 

Les couleurs

 

 

Mais ce choix stylistique se fige peu à peu au fur et à mesure que l’intrigue culmine dans la violence, ou la menace latente de violence, la couleur étant alors ce qui reste comme signifiant, tandis que s’amenuise le texte lui-même, et le sens avec lui. Au final, on se rend compte que l’histoire était somme toute banale, qu’elle se réduit à un sac de billets convoité par un gang, comme souvent, et que le souvenir qui nous en reste n’est que l’éclat diffus des deux couleurs, avec le sentiment d’une rencontre avortée entre deux personnages dont on ne sait toujours pas grand-chose, au point de se demander quel était vraiment l’objet du film.

 

Pléthore de références filmiques

 

Peut-être s’agissait-il simplement de peindre la solitude des personnages…  Mais peut-être s’agissait-il simplement d’un objet esthétique : faire original dans le genre du néo-noir, en en affichant des références comme autant de clins d’œil tout au long du film.

 

D’abord on sent la volonté de se démarquer de ce qui fait déjà figure de classique, c’est-à-dire du néo-noir glacé genre « Black Coal ». On est bien à la fin des années 1990, mais dans le sud, donc la référence n’est pas « Black Coal » mais le film suivant du même réalisateur, « Le Lac aux oies sauvages » (《南方车站的聚会》), qui était aussi une histoire de gang, et de pactole au sort incertain, dans une tension croissante jusqu’à la fin.

 

L’autre référence et modèle de Wen Shipei, c’est Bi Gan (毕赣) et, plus encore que « Kaili Blues » (《路边野餐》), « Long Day’s Journey into Night » (《地球最后的夜晚》) qui était en compétition à Cannes en 2018, dans la section Un certain regard. Bi Gan a quelque peu perdu son aura de cinéaste d’avant-garde que lui avait value « Kaili Blues », mais il reste une référence. Et c’est sans doute cette lignée artistique que revendique symboliquement le choix de Sylvia Chang (张艾嘉) pour interpréter le rôle de la veuve Liang Ma (梁妈) dans « Are You Lonesome Tonight », elle qui jouait aussi dans le film de Bi Gan.

 

 

Sylvia Chang dans le rôle de Liang Ma

 

 

Le choix d’Eddy Peng (彭于晏) pour interpréter le rôle de Wang Xueming est du même ordre – son dernier rôle étant le personnage d’Erlang (二郎) dans le « Black Dog » (《狗阵》) de Guan Hu (管虎), représentant du cinéma chinois le plus sophistiqué aujourd’hui.

 

 

Eddie Peng dans le rôle de Wang Xueming

 

 

Au-delà de ces références immédiates, « Are You Lonesome Tonight » est presque un hommage au cinéma d’action de Hong Kong, mais surtout dans la deuxième partie. On est frappé, entre autres, par l’image du miroir brisé où se reflète le visage de Xueming tentant de répéter son aveu à la veuve, qui rappelle l’image du visage vu à travers le verre brisé d’un impact de balle dans le « Mad Detective »  (《神探》) de Johnnie To (杜琪峰).

 

 

Visage à travers le verre brisé chez Johnnie To

 

 

 

Reflet du visage de Xueming dans le miroir brisé chez Wen Shipei

 

 

Dans la première partie, en revanche, ce sont surtout les films de Wong Kar-wai (王家卫) qu’évoquent certains cadrages, certaines séquences. Mais c’est tout particulièrement l’atmosphère de « In the Mood for Love » (《花样年华》) que l’on retrouve dans« Are You Lonesome Tonight ? » : la relation ambigüe de Xueming et Liang Ma, cette sorte de valse-hésitation non aboutie des deux personnages qui se côtoient et se frôlent même en passant une porte, dans le même parallélisme que Maggie Cheung et Tony Leung se croisant dans l’escalier du petit restaurant en sous-sol dans le film de Wong kar-wai.

 

 

Dîner en tête à tête à la Wong Kar-wai

 

 

 

Un plan cadré à la Wong Kar-wai : perspective dans l’encadrure de la porte

 

 

Et après ?

 

Wen Shipei (温仕培) revendique donc de toute évidence une place dans la cour des grands. « Are You Lonesome Tonight ? » est son premier long métrage, certes, mais ce n’est pas un coup d’envoi. Il est en fait la version développée d’un court métrage de 2017 dont il a gardé le titre chinois : « Tropical Memories » (《热带往事》) – souvenirs de chaudes nuit d’été dans le sud.

 

On attend la suite…

 

 

Trailer

 


 


[1] Zhao Binghao (赵秉昊), la scénariste et actrice Wang Yinuo (王一诺)  et le scénariste Noé Dodson, également monteur.

[2] « John Woo : la violenza como redenzione », Le Mani-Microart's, 2010.

[3] Cité murée que l’on retrouve comme ressuscitée dans le film « City of Darkness » (ou « Twilight of Warriors : Walled-In »《九龙城寨之围城》) de Soi Cheang (郑保瑞) sorti en mai 2024.

 

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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