Sorti
en Chine pendant l’été 2024, « Upstream » (《逆行人生》)
est une nouvelle comédie de
Xu Zheng (徐峥)
qui se veut une satire de la communauté des livreurs de
nourriture à domicile à Shanghai, mais bien plus largement
d’un marché du travail plus hyperconcurrentiel que jamais,
où il est difficile de retrouver un emploi quand on a
dépassé la quarantaine et qu’on est victime d’un
licenciement. Et il vaut mieux alors ne pas tomber malade…
C’est une vie de galère que dépeint le film, une vie « à
contre-courant » comme l’annonce le titre (nìxíng
rénshēng
逆行人生) ;
la satire est grinçante, et le rire forcé, comme celui des
peintures de
Yue Minjun (岳敏君) :
le rire de l’impuissance.
Upstream,
avec Xu Zheng au centre
La vie à contre-courant
§
Un scénario bien mené
Coécrit par Xu Zheng et son scénariste attitré, He Keke (何可可),
aidés d’une cohorte de coscénaristes, le scénario est adapté
d’un roman éponyme publié sur internet.
Nous
sommes à Shanghai en 2023. Gao Zhilei (高志垒),
un ingénieur software d’une société d’informatique en vue, a
attrapé un diabète à force de travailler sans compter, mais
se retrouve au chômage, victime de licenciements pour
réduction de coûts. À 45 ans, avec une femme et une petite
fille, il est incapable de retrouver un emploi, malgré tous
les efforts d’un ami chasseur de tête. Sur ces entrefaites,
son père a une attaque et doit être opéré du cœur ; Gao
Zhilei doit avancer 100 000 RMB sur les frais
d’hospitalisation. Sa femme surmonte sa colère pour calculer
froidement ce qu’elle peut gagner en donnant des cours de
percussion et le minimum qu’il devra gagner pour assurer les
fins de mois : 15 000 RMB.
C’est
justement ce que peut espérer gagner un livreur de vivres à
domicile. Il s’engage donc dans la société « Take-Out Food »
(吃货外卖)
dont la couleur est le jaune, en concurrence avec le bleu de
la société concurrente, « Swift Delivery » (送得快).
Il se retrouve au bas de la hiérarchie, à devoir apprendre
toutes les subtilités d’un job coupe-gorge où chaque seconde
est comptée, avec des déductions opérées sur le salaire au
moindre retard. Dans un monde de livreurs venus de tous
horizons et toutes conditions sociales, il multiplie les
erreurs, et se retrouve avec un salaire négatif à la fin du
mois, après avoir payé le coût de son uniforme et la
location de son scooter et de sa boîte de livraison ; rien
n’est donné.
Il se
met à l’école d’un livreur chevronné qui connaît toutes les
astuces du métier, mais qui lui-même tombe malade. Ce qui va
finalement sauver Gao Zhilei, ce sont ses connaissances en
informatique : il conçoit une appli qui lui permet
d’optimiser ses performances… et de reprendre espoir…
§Un
film en deux parties
Comme
souvent dans les films de Xu Zheng (en particulier ses
courts métrages), il y a ici une note de chaleur humaine
fondée sur l’appartenance à une communauté. Personne n’est
foncièrement antipathique, ni le boss de la société de
livraison, ni la femme de Gao Zhilei qui prend finalement la
situation au mieux, de manière très pragmatique et sans
crise superflue, contrairement à ce que l’on pourrait
attendre.
La
première partie reflète l’atmosphère concurrentielle typique
des sociétés ciblées, du genre ByteDance, Alibaba et autres,
qui ont effectivement procédé ces dernières années à des
licenciements secs pour réduire leurs coûts dans un contexte
économique difficile. La deuxième partie, dans ces
conditions, paraît un peu « rose » : Xu Zheng semble vouloir
se concilier les censeurs en diluant sa critique du système
pour en revenir au bon vieux principe « accroche-toi et tu
t’en sortiras », mais fondé malgré tout sur le présupposé
que c’est celui qui a fait des études et a un bon niveau
social qui peut s’en sortir.
C’est
là que le film a suscité une vive controverse, qui a
peut-être coûté à « Upstream » de ne pas avoir un succès au
box-office aussi franc que les films précédents de Xu Zheng.
Controverse et succès en demi-teinte
La
première partie du film est une peinture acerbe des
conditions de travail en Chine aujourd’hui, des cols blancs
comme des travailleurs au bas de l’échelle, tous soumis à
des pressions qui en laissent beaucoup au bord du burn-out,
quand ils ne sont pas carrément licenciés. La deuxième
partie, elle, offre une vison édulcorée des possibilités de
faire face à de telles tensions, surtout pour ceux qui ont
atteint la quarantaine.
C’est
cependant surtout la manière dont sont brossées les
conditions de vie et de travail des livreurs qui a suscité
les controverses. Une semaine plus tard est sorti en Chine
un autre film qui a pour toile de fond le monde de la
livraison de nourriture à domicile : « Another Day of Hope »
(《又是充满希望的一天》)
de
Liu Taifeng (刘泰风).
Mais ce dernier film offre une vision bien plus sombre, et
bien plus réaliste. Le propos de Xu Zheng, comme à son
habitude, est de divertir, et la subtilité n’est pas son
fort. Vouloir faire rire sur un sujet aussi sensible a
finalement été mal apprécié, et a été d’autant plus critiqué
sur les réseaux sociaux qu’un livreur de 50 ans est mort
d’un arrêt cardiaque peu après la sortie du film après avoir
fait des journées de seize heures[1].
La vie en jaune n’est pas la vie en rose.
Livreurs
en casques bunny
Il a
été reproché à Xu Zheng de ne pas avoir profité de son film
pour dénoncer les dérives du système : faute de contrat de
travail en règle, les livreurs sont considérés comme
collaborateurs ou sous-traitants, avec des conséquences
graves en cas d’accidents car ils ne sont pas dès lors
considérés comme accidents du travail engageant la
responsabilité de l’entreprise. Le rire était mal venu dans
ces conditions, d’autant plus que le film se termine avec
une lueur d’espoir pour l’ex-informaticien et qu’est asséné
le slogan : tout le monde se bat pour améliorer son
existence, les vents contraires [l’adversité] donnent le
courage d’aller de l’avant ! (逆风是前行的勇气).
Upstream, trailer
Il
semblerait que ce soit la raison pour laquelle, sans être un
échec, « Upstream » n’a pas rapporté les millions qu’ont
rapportés « Lost
in Thailand »
et les films suivants de Xu Zheng, raison aussi, sans doute,
du choix qu’il a fait d’en revenir à la formule de la
comédie burlesque des « Lost » pour son prochain film.
[1]Comme
l’a rapporté Caixin,
avec une photo d’un livreur en jaune exactement
comme dans le film.