« Karst » : premier film du jeune réalisateur du Guizhou
Yang Suiyi
Par
Wang Lei, 4 février 2025
Tourné
dans sa région natale par le jeune réalisateur
Yang Suiyi (杨穗益),
« Karst » (《喀斯特》)
offre un regard personnel sur la vie quotidienne dans cette
région rurale encore assez pauvre et peu développée, la
préfecture autonome Miao et Dong de Qiandongnan du Guizhou (贵州省黔东南苗族侗族自治州).
Le
film était en compétition fin septembre 2024 au
8e festival de Pingyao où
il a décroché le prix Feimu. Il était programmé le 1er
février 2025 au musée Guimet à Paris dans le cadre du
festival Allers-Retours.
Karst
Le
film adopte dès l’abord un rythme extrêmement lent. Il met
en avant la beauté naturelle des montagnes du Guizhou comme
toile de fond et s’articule autour du quotidien simple (et
un peu monotone) des villageois, en particulier celui de
l’héroïne, Long Ziying (龙子英).
Ces deux éléments posent les bases d’une narration paisible
et lente.
Le scénario, de Yang Suiyi
§
L’histoire de Long Ziying
Long
Ziying est une femme d’âge moyen qui vit seule dans un
village de cette région reculée du Guizhou, avec pour seule
source de revenus l’élevage de quelques têtes de bétail. De
nature introvertie et peu loquace, elle s’exprime de manière
franche et directe.
Sa vie
a été marquée par de nombreuses épreuves. Adolescente, elle
a été arrêtée et condamnée à la prison pour avoir eu une
relation amoureuse. Elle n’est sortie de prison qu’en 2000,
et cet épisode carcéral a eu des répercussions sur sa vie
ultérieure : elle n’a pu se marier qu’avec un homme sourd,
dans un village encore plus isolé. Son mari travaillait dans
une carrière ; il est mort lors d’un accident provoqué par
une explosion sur le chantier car, ayant retiré son appareil
auditif, il n’avait pas entendu l’alarme donnée.
La
carrière
Ziying
a maintenant un compagnon, Yinde (印徳),
qui travaille au centre-ville du district. Le film ne le
précise pas, mais on devine qu’ils ne sont pas
officiellement mariés. Au milieu du film, il ne fait que
passer une nuit chez elle lors d’un retour au village. Ce
n’est qu’après avoir perdu son emploi au site de la grotte
karstique, à la fin du film, qu’il vient finalement
s’installer avec elle. Bien que Ziying ait un enfant, il
n’apparaît jamais à l’écran. Il n’est évoqué
qu’indirectement lors d’une conversation entre Ziying et sa
meilleure amie d’enfance, Shufen (淑芬),
qui lui demande si elle envisage d’avoir un autre
enfant.
L’élevage de bovins ne rapporte presque rien à cause de la
chute des prix de la viande. De plus, les vaches sont
malades : elles refusent de se nourrir et ne se reproduisent
pas. Le film suit ainsi les allers-retours de Ziying au
centre-ville pour chercher des médicaments et des conseils
des vétérinaires, mais le problème demeure irrésolu à la fin
du film. Chaque année, elle se rend en outre à la carrière
pour réclamer l’indemnisation due après la mort de son mari.
Cette compensation, qui semble être sa principale source de
revenus, est d’un montant dérisoire, de seulement quelques
dizaines de milliers de yuans, sur cinq ans. Elle en est
déjà à la quatrième année…
Tout
au long du film, Ziying arbore une expression neutre et
impassible ; son visage est cependant marqué par une
certaine tristesse, très probablement due aux souffrances de
son passé. Lors de ses dialogues, son ton reste calme et
détaché. Elle ne rit que deux fois : une première fois en
évoquant un médecin charlatan avec d’autres femmes du
village, et une seconde fois lorsqu’elle retrouve son amie
d’enfance Shufen, un moment où elle semble enfin heureuse et
détendue.
§
Un
récit en narration indirecte
Le
film adopte une narration indirecte pour raconter la vie de
Ziying : son passé est révélé au travers des conversations
d’autres personnages.
- Son
caractère franc ainsi que son arrestation pour une simple
relation amoureuse sont évoqués en son absence par deux
anciens camarades de classe lors d’une discussion en
voiture. L’un est le fonctionnaire chargé de l’attribution
des aides financières qui reçoit Ziying lorsqu’elle vient
demander ses indemnisations pour l’élevage du bétail,
l’autre est une ancienne camarade d’école primaire.
-
L’accident de son mari est évoqué dans une conversation
entre le patron de la carrière, Wu Laocai (吴老财),
et son assistant, également en l’absence de Ziying.
- La
mort de sa mère est mentionnée par une vieille dame qu’elle
croise dans un bus.
Une peinture distanciée de la pauvreté rurale
·
Pauvreté et retard
Le
film dépeint une pauvreté que l’on imagine guère aujourd’hui
:
-
L’électricité chez une voisine de Ziying est irrégulière (en
raison de travaux) ce qui la contraint, comme d’autres
habitants, à utiliser encore des lampes à pétrole (煤油灯).
- Les
produits de base, comme le shampoing ou le gel douche, ou
les services basiques, comme la réparation des postes de
télévision, ne sont disponibles qu’au centre-ville du
district.
- Le
réseau routier se limite à des chemins escarpés et
difficilement praticables. Pour se déplacer, Ziying doit
compter sur le covoiturage avec ses voisins. Bien qu’il
existe des bus, leurs trajets nécessitent plusieurs
correspondances, souvent combinées avec du covoiturage.
- Le
système de santé est extrêmement précaire : il n’y a ni
clinique ni pharmacie au village, et le seul médecin
compétent est décédé. Cherchant désespérément un remède pour
ses bovins, Ziying consulte un pharmacien au centre-ville
qui n’a même pas de licence et lui vend un vermifuge destiné
aux humains, lui conseillant de doser en fonction du poids
des bêtes comme on le ferait pour un enfant ou un adulte.
·
Absurdité et impuissance pour les femmes rurales
L’un
des aspects les plus marquants du film est l’absurdité de
l’existence perçue au travers la destinée de Ziying. Son
arrestation pour une relation amoureuse, qui semble
aujourd’hui insensée, a bouleversé sa vie. Après avoir été
une jeune élève prometteuse qui aurait pu devenir écrivaine,
aux yeux de ses professeurs et de ses camarades, elle est
maintenant devenue une femme d’âge moyen, sans avenir,
veuve, isolée, sans réseau social ni revenus stables, vivant
dans un village reculé.
Le film
met aussi en lumière les conditions difficiles et misérables
des femmes rurales. Une scène illustre cette réalité
lorsqu’un médecin refuse de vendre un insecticide à une
jeune femme, en la soupçonnant de vouloir l’utiliser pour se
suicider. Ziying s’était rendue dans la boutique de ce
médecin pour acheter des médicaments lorsque cette scène a
eu lieu. Il a accepté de l’accompagner chez elle afin
d’examiner l’état de ses bovins. Sur le chemin du retour, la
moto du médecin est tombée en panne. Tous deux se sont alors
lancés dans une discussion. Ziying lui demande s’il refuse
souvent de vendre ces produits par peur des suicides. Il
répond que c’est un phénomène courant, et qu’il se fie à son
intuition pour refuser la vente lorsqu’il a un doute. Mais
la réaction de Ziying, calme et paisible, est un peu
choquante : pour elle, de nombreuses femmes victimes de
violences conjugales à la campagne n’ont d’autre
échappatoire que la mort, et leur fournir du poison pourrait
être une forme de délivrance. De plus, elle rajoute qu’elle
ne comprend pas pourquoi tant de femmes restent avec leurs
maris malgré les violences et le malheur. Pour elle, le
mariage n’est qu’un arrangement de survie : au moins, à un
âge avancé, on n’est ainsi pas totalement seul, même si la
relation est conflictuelle. Cet échange souligne la
résignation des femmes rurales face à un avenir sans
perspective.
·
Histoire récente de la Chine et critique politique larvée
Le
film contient des critiques implicites des politiques
chinoises et de certains événements historiques.
-
Ziying a commencé son élevage en réponse à un programme
gouvernemental d’« aide agricole », censé lui garantir des
subventions. Mais ces aides, soumises à une bureaucratie
lourde, tardent à arriver, et son activité n’est pas
rentable. Pourtant, elle doit participer à des reportages de
propagande vantant le succès du programme.
- Son
compagnon, Yinde, travaille à l’accueil dans un musée local
du centre-ville étonnamment dédié au Grand Bond en Avant
(大跃进博物馆) !
Cela semble totalement symbolique, car comme le dit Yinde en
accueillant Ziying : c’est bien que tu sois venue, il n’y a
personne. Mais on ne verra jamais que le hall d’entrée.
- Des
murs délabrés du village portent encore des slogans à moitié
lisibles comme « Servir le peuple » (为人民服务),
vestiges d’une propagande passée.
-
Lorsque les deux anciens camarades de Ziying évoquent son
arrestation passée, son ancienne camarade soupire : « Ziying
n’a pas eu de chance, elle n’a pas vécu à la bonne époque (好时代).
» Mais l’autre ami fonctionnaire rétorque calmement avec
ironie : « Sommes-nous vraiment dans une bonne époque
aujourd’hui ? »
Mais pourquoi Karst ?
Le
titre du film sert sans doute à promouvoir les reliefs
karstiques de la région natale du réalisateur. Pourtant, les
reliefs karstiques sont peu montrés dans le film. Leur
apparition est même très brève : une scène d’une à deux
minutes où Ziying et Yinde explorent une grotte. De plus,
cette apparition est très tardive : plus d’une heure après
le début du film. Lorsqu’elle touche une stalactite, Ziying
dit : « C’est glacé, et l’eau qui goutte ressemble à des
larmes. » Le karst symboliserait-il alors son propre
destin, marqué par une tristesse silencieuse et une
résignation glaciale face à la vie ? Ou encore, le karst
symboliserait-il l’espoir du réalisateur quant au
développement économique de sa région natale et à
l’amélioration des conditions de vie de ses habitants ?
Conclusion
« Karst » est d’un réalisme poignant. Il dépeint avec
minutie la vie des Chinois dans une région rurale isolée, et
tout particulièrement celle d’une femme dans ces conditions.
Il est d’un réalisme d’autant plus sensible que les deux
personnages principaux sont interprétés par les propres
parents du réalisateur, et que les dialogues sont largement
en dialecte du Guizhou.
Ziying et
Yinde
Cependant, son rythme très lent et sa narration fragmentée
sont des points négatifs qui freinent la progression
narrative. On aurait pu supprimer au montage certains
détails de la vie quotidienne qui ne présentent pas un
intérêt majeur. C’est un trait courant chez les réalisateurs
qui montent eux-mêmes leurs films de ne pas avoir le cœur de
couper des séquences inutiles, surtout quand c’est leur
premier film.
Yang Suiyi
recevant son prix au festival de Pingyao
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