Produit comme les deux autres par Zhu
Shengze (朱声仄),
et coproduit par trois sociétés étrangères, dont « Les films
de l’après-midi » de François d’Artemare
[1],
« Stranger » est sorti en première mondiale en juillet 2024
au festival international de Karlovy Vary où il a remporté
le Grand Prix dans la section Proxima. Il a ensuite fait le
tour du monde avant d’être programmé au 13e
festival du film de Montreuil fin septembre 2025
[2].
Yang Zhengfan à Karlovy Vary
Outsiders en chambres d’hôtels
Le
titre chinois (Júwài rén《局外人》)
désigne littéralement l’outsider, celui qui reste extérieur,
comme un voyageur, ou une femme de ménage, dans une chambre
d’hôtel, quelqu’un qui passe et repart sans laisser de
traces. Ce sont des bouts d’histoires mêlant absurde,
humour, tragique et un rien de mystère parfois, des
histoires brèves qui reflètent le sentiment d’isolation et
de solitude de l’étranger qui n’est chez lui nulle part.
Un
scénario en sept séquences
Le
film est construit comme les deux premiers films de la
trilogie, selon un schéma séquentiel. Il est en effet conçu
comme une suite de sept séquences quasiment égales, chacune
filmée en une seule prise. Et comme elles se passent dans
l’espace anonyme d’une chambre d’hôtel, cela ajoute au
sentiment de temps qui s’étire à n’en plus finir. Et il n’y
a pas de fin, effectivement, à ces bribes d’histoires
ambiguës, captées dans le vide d’un instant, dans une
chambre d’hôtel anonyme, évocatrices de vies qui en
deviennent symboliques.
Au
tout début de la première séquence, la caméra s’arrête
longuement sur une jeune femme en tenue, semble-t-il,
d’hôtesse de l’air, assise sans bouger sur le lit d’une
chambre d’hôtel, sa valise fermée à côté du lit ; mais une
voix la rappelle à l’ordre sur son talkie-walkie : n°7, vous
avez bientôt fini la chambre ? Et elle se met à nettoyer et
astiquer. Ce n’est donc pas ce qu’on croyait… la robe non
plus… identité factice… Sans vouloir en dévoiler plus, tout
est déjà presque dit, en allusions subtiles, dans cette
séquence introductive sans aucun dialogue : le vide de vies
anonymes, répétitives, l’ennui sans échappatoire, tout
autant que l’identité.
La
quasi-totalité des séquences qui suivent sont construites
sur des dialogues, même si c’est par écran interposé. Et
tout est dans l’humour de Yang Zhengfan qui a écrit le
scénario. Deux hommes sont réveillés en pleine nuit par deux
policiers venus pour « une inspection de routine » ; deux
familles sont réunies pour des photos de mariage ; une femme
enceinte s’apprête à s’envoler pour les États-Unis afin d’y
accoucher et répète avec son mari le scénario qu’ils ont
concocté pour répondre en arrivant aux agents des services
de l’immigration ; une toute jeune femme discute avec les
clients de son « studio » de chat en ligne, de tout et de
rien, et surtout de solitude et d’ennui ; un homme hirsute
finit de manger, compte les sous qu’il a dû gagner la veille
et s’habille pour aller travailler, tout tenant dans l’habit
en question, sans nécessité ici de dialogue…
Et
finalement, la caméra se fixe, à l’extérieur, devant les
fenêtres éclairées d’une façade où l’on voit bouger quelques
personnages, tandis que résonnent des bruits spécifiques qui
datent le contexte, mais dont il est bien entendu réservé à
chaque spectateur de comprendre la teneur.
Un
tournage bousculé
Le
tournage n’a durée en tout que 20 jours, mais il s’est
étendu sur une période bien plus longue. Il a été retardé
une première fois par le covid en 2020, puis par les mesures
très strictes de confinement prises lors de la dernière
vague, fin 2022. Tout a été tourné en Chine, sauf la
dernière scène qui aurait dû se passer dans un grand hôtel
de Pékin. Mais ils ont dû très vite plier bagage et repartir
pour ne pas être bloqués : le budget ne permettait pas des
jours d’attente imprévisible. La dernière scène a donc été
tournée dans un motel aux États-Unis, mais qui pourrait être
n’importe où sur la planète.
Yang
Zhengfan a en outre tourné une autre séquence finale, selon
les mêmes principes que les autres séquences de
« Stranger ». On y retrouve les fenêtres éclairées de la
façade de la fin de « Stranger » : la scène est filmée
depuis l’immeuble d’en face. Mais elle était beaucoup plus
dramatique et rompait l’unité de ton de « Stranger ». Yang
Zhengfan en a donc fait un court métrage séparé, « Down
There » (《那里》),
qui est sorti à la 75ème Biennale
de Venise,
dans la section Orizzonti, ainsi qu’à Paris, au
festival Allers Retours,
en 2019.
Down There《那里》trailer
Images à déchiffrer, dialogues à savourer
« Stranger » est sans doute le film de plus personnel de
Yang Zhengfan à ce jour. Il a commencé à le concevoir, et en
rechercher le financement, dès 2017. Mais l’épidémie de
covid19 a changé la donne. Le film a été marqué par ces
nouvelles conditions. Il n’est question de covid nulle part
directement, mais c’est en filigrane dans certains des
épisodes. Cependant, le film offre une réflexion bien plus
profonde, tenant à la personne même du réalisateur, à cheval
sur deux mondes, et ne se sentant chez lui nulle part : ni à
Chicago où il réside depuis maintenant dix ans, ni – et
peut-être encore moins - en Chine quand il y revient.
Si le
film est éminemment personnel, c’est aussi pour l’art de
l’image et du verbe. C’est Yang Zhengfan lui-même qui était
derrière la caméra, et il en joue à plaisir : elle est
statique dans la première séquence, panote en un long
panoramique dans la séquence du mariage, en dévoilant au
passage le non-dit qui en dit long (surtout dans le contexte
chinois actuel) sur l’identité des jeunes mariés, statique à
nouveau dans la séquence de l’inspection de la police, mais
subtilement placée, face aux deux hommes interrogés, entre
les épaules des deux policiers dont on n’entend que les voix
– séquence que l’on peut comparer, par exemple, à
l’interview parfaitement statique de He Fengming (和凤鸣)
dans le documentaire éponyme de Wang
Bing (王兵) :
dans ce film, He Fengming déroule un long monologue devant
la caméra ; dans « Stranger », la caméra souligne la
présence intrusive des policiers dans la chambre des deux
hommes dont l’un réagit par l’ironie, l’autre en s’énervant
quelque peu, dans un feu nourri de questions-réponses qui
tournent en rond autour de la question d’identité.
C’est
sans doute la séquence la plus subtile, la plus réussie de
tout le film, celle d’ailleurs conçue en premier, qui
s’achève sur un fondu au noir, sans conclusion, car il ne
peut y en avoir (sauf réaction brutale des policiers que
l’on peut aussi imaginer). Pour l’image, filmée de derrière
les policiers dont on ne voit pas les visages, le film a été
rapproché du film iranien sorti à Cannes en 2023 :
« Terrestrial Verses »ou « Chroniques de
Téhéran ». Mais, avec ses questions-réponses entre des
policiers posant en boucle des questions au premier degré
(nom, adresse, lieu d’origine, etc) à deux individus
répondant au second degré (chez moi, que voulez-vous dire
par là ? mon nom ? il est sur le papier d’identité que vous
avez en main…), « Stranger » relève d’un humour éminemment
absurde qui rappelle, sourire en coin, les films de Li
Hongqi (李红旗)
et de Geng
Jun (耿军).
D’ailleurs, les deux excellents acteurs de cette séquence,
Xue Baohe (薛宝鹤),
et Yuan Liguo (袁利国),
sont tous les deux également des acteurs de Geng Jun ; on
les trouve dans « The Hammer and Sickle Are Sleeping » (《锤子镰刀都休息》)
et dans « Manchurian
Tiger » (《东北虎》),
Xue Baohe joue en outre dans « Free
and Easy » (《轻松+愉快》).
Les acteurs sont superbement bien choisis.
Les deux acteurs Xue Baohe et Yuan Liguo dans
« Stranger »
L’humour absurde de cette séquence est du grand art.
Cependant, au passage est quand même posée la question qui
semble avoir déterminé la descente de police, peut-être pas
si routinière que le déclare le policier : quel est le lien
entre vous ? et que faites-vous là dans cette chambre ? À
quoi le premier répond, avec son sourire narquois : on est
là pour dormir, que peut-on faire d’autre dans une chambre
d’hôtel ?
Toute
la subtilité du film est là, en filigrane minimaliste dans
les interstices de l’image comme des dialogues.
La vie moderne : non-lieux et non-identités
L’idée
initiale du film est venue des nombreuses chambre d’hôtel où
le réalisateur a été amené à séjourner au fil du temps, mais
elle est née surtout en 2016, quand il est allée s’installer
aux États-Unis, après son séjour à Hong Kong (et donc après
le film qu’il y a tourné, qui est le deuxième volet de sa
trilogie). Il était désormais un « outsider » entre Chine et
Amérique, aussi incapable de dire où il était « chez lui »,
comme le personnage interrogé par les policiers dans son
film. Mais, se presse-t-il d’ajouter, sans que ce soit un
problème pour lui.
L’idée
a en fait muri dans sa tête à partir d’un reportage vu en
2016 à la télévision, sur le meurtre d’une jeune prostituée
dans une chambre d’hôtel à Hong Kong. La chambre d’hôtel lui
est apparue en y repensant comme un espace hors du temps,
recélant toutes sortes de drames humains, mais tournant tous
autour de la même idée d’aliénation et de solitude. C’est le
thème du film, auquel est joint celui de l’identité,
identité problématique de l’individu dans le monde moderne,
qui n’est pas tant globalisé que cloisonné, et de plus en
plus.
On
retrouve l’idée de « non-lieux » développée par
l’anthropologue Marc Augé
[3].
Les non-lieux, ce sont les voies rapides,
échangeurs, gares et aéroports nécessaires aux transports
rapides aussi bien que les moyens de transport eux-mêmes
(voitures, trains ou avions), mais ce sont également les
grandes chaînes hôtelières aux chambres anonymes et
interchangeables, les supermarchés ou encore les camps de
transit pour réfugiés. Le non-lieu est ainsi le
contraire d’une demeure, d’une résidence, d’un lieu au sens
commun du terme. Dans ces non-lieux, on ne justifie
sa présence qu’en fournissant la preuve de son identité,
passeport, carte de crédit, ou tout autre permis qui en
autorise l’accès – comme dans le film, justement.
Relisant les lieux décrits par Châteaubriand ou Baudelaire,
ou encore les « passages » parisiens de Walter Benjamin[4],
Marc Augé remarque que l’on peut se croiser à un carrefour alors
que l’échangeur interdit toute rencontre. Si le voyageur peut
flâner, voire s’égarer sur un chemin de traverse, le
passager qui prend le TGV ou l’avion est déterminé par
sa destination. Les repères de l’identité changent en même
temps que l’organisation de l’espace terrestre.
L’introduction à une anthropologie de la surmodernité que
propose Marc Augé pourrait être une introduction à une ethnologie
de la solitude.
Ethnologie de la solitude qui
rejoint le propos de Yang Zhengfan.
Note finale
Le
titre initial du film était « The Stranger », avec
l’article, en référence au roman de Camus « L’Étranger »,
dont le titre en chinois est le titre chinois du film. Ce
titre apparaît d’ailleurs ainsi sur le
site du festival des 3-Continents
qui conserve le descriptif du scénario initial.
Ce
premier titre explique la réflexion en voix off, à la toute
fin du film – voix off, soit dit en passant, qui est celle
de Yang Zhengfan lui-même : « On pense être Sisyphe, mais on
n’est en fait que le rocher ». Ce rocher voué à gravir la
pente au gré de la volonté et des efforts de Sisyphe, et à
en redescendre illico de par le châtiment infligé par les
dieux.