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« Stranger » : Yang Zhengfan filme les outsiders comme lui dans les non-lieux de la vie moderne

par Brigitte Duzan, 28 septembre 2025

 

« Stranger » (《局外人》 ) est le troisième volet de la trilogie commencée par Yang Zhengfan (楊正帆) avec  « Distant » (《远方》), en 2013, et « Where Are You Going? » (《你往何处去》), en 2016.

 

 

Stranger

 

 

Produit comme les deux autres par Zhu Shengze (朱声仄), et coproduit par trois sociétés étrangères, dont « Les films de l’après-midi » de François d’Artemare [1], « Stranger » est sorti en première mondiale en juillet 2024 au festival international de Karlovy Vary où il a remporté le Grand Prix dans la section Proxima. Il a ensuite fait le tour du monde avant d’être programmé au 13e festival du film de Montreuil fin septembre 2025 [2].

 

 

Yang Zhengfan à Karlovy Vary

 

 

Outsiders en chambres d’hôtels

 

Le titre chinois (Júwài rén《局外人》) désigne littéralement l’outsider, celui qui reste extérieur, comme un voyageur, ou une femme de ménage, dans une chambre d’hôtel, quelqu’un qui passe et repart sans laisser de traces. Ce sont des bouts d’histoires mêlant absurde, humour, tragique et un rien de mystère parfois, des histoires brèves qui reflètent le sentiment d’isolation et de solitude de l’étranger qui n’est chez lui nulle part.

 

Un scénario en sept séquences

 

Le film est construit comme les deux premiers films de la trilogie, selon un schéma séquentiel. Il est en effet conçu comme une suite de sept séquences quasiment égales, chacune filmée en une seule prise. Et comme elles se passent dans l’espace anonyme d’une chambre d’hôtel, cela ajoute au sentiment de temps qui s’étire à n’en plus finir. Et il n’y a pas de fin, effectivement, à ces bribes d’histoires ambiguës, captées dans le vide d’un instant, dans une chambre d’hôtel anonyme, évocatrices de vies qui en deviennent symboliques.

 

Au tout début de la première séquence, la caméra s’arrête longuement sur une jeune femme en tenue, semble-t-il, d’hôtesse de l’air, assise sans bouger sur le lit d’une chambre d’hôtel, sa valise fermée à côté du lit ; mais une voix la rappelle à l’ordre sur son talkie-walkie : n°7, vous avez bientôt fini la chambre ? Et elle se met à nettoyer et astiquer. Ce n’est donc pas ce qu’on croyait… la robe non plus… identité factice… Sans vouloir en dévoiler plus, tout est déjà presque dit, en allusions subtiles, dans cette séquence introductive sans aucun dialogue : le vide de vies anonymes, répétitives, l’ennui sans échappatoire, tout autant que l’identité.

 

La quasi-totalité des séquences qui suivent sont construites sur des dialogues, même si c’est par écran interposé. Et tout est dans l’humour de Yang Zhengfan qui a écrit le scénario. Deux hommes sont réveillés en pleine nuit par deux policiers venus pour « une inspection de routine » ; deux familles sont réunies pour des photos de mariage ; une femme enceinte s’apprête à s’envoler pour les États-Unis afin d’y accoucher et répète avec son mari le scénario qu’ils ont concocté pour répondre en arrivant aux agents des services de l’immigration ; une toute jeune femme discute avec les clients de son « studio » de chat en ligne, de tout et de rien, et surtout de solitude et d’ennui ; un homme hirsute finit de manger, compte les sous qu’il a dû gagner la veille et s’habille pour aller travailler, tout tenant dans l’habit en question, sans nécessité ici de dialogue…

 

Et finalement, la caméra se fixe, à l’extérieur, devant les fenêtres éclairées d’une façade où l’on voit bouger quelques personnages, tandis que résonnent des bruits spécifiques qui datent le contexte, mais dont il est bien entendu réservé à chaque spectateur de comprendre la teneur.

 

Un tournage bousculé

 

Le tournage n’a durée en tout que 20 jours, mais il s’est étendu sur une période bien plus longue. Il a été retardé une première fois par le covid en 2020, puis par les mesures très strictes de confinement prises lors de la dernière vague, fin 2022. Tout a été tourné en Chine, sauf la dernière scène qui aurait dû se passer dans un grand hôtel de Pékin. Mais ils ont dû très vite plier bagage et repartir pour ne pas être bloqués : le budget ne permettait pas des jours d’attente imprévisible. La dernière scène a donc été tournée dans un motel aux États-Unis, mais qui pourrait être n’importe où sur la planète.

 

Yang Zhengfan a en outre tourné une autre séquence finale, selon les mêmes principes que les autres séquences de « Stranger ». On y retrouve les fenêtres éclairées de la façade de la fin de « Stranger » : la scène est filmée depuis l’immeuble d’en face. Mais elle était beaucoup plus dramatique et rompait l’unité de ton de « Stranger ». Yang Zhengfan en a donc fait un court métrage séparé, « Down There » (《那里》), qui est sorti à la 75ème Biennale de Venise, dans la section Orizzonti, ainsi qu’à Paris, au festival Allers Retours, en 2019.

 

 

Down There《那里》trailer

 

Images à déchiffrer, dialogues à savourer

 

« Stranger » est sans doute le film de plus personnel de Yang Zhengfan à ce jour. Il a commencé à le concevoir, et en rechercher le financement, dès 2017. Mais l’épidémie de covid19 a changé la donne. Le film a été marqué par ces nouvelles conditions. Il n’est question de covid nulle part directement, mais c’est en filigrane dans certains des épisodes. Cependant, le film offre une réflexion bien plus profonde, tenant à la personne même du réalisateur, à cheval sur deux mondes, et ne se sentant chez lui nulle part : ni à Chicago où il réside depuis maintenant dix ans, ni – et peut-être encore moins - en Chine quand il y revient.

 

Si le film est éminemment personnel, c’est aussi pour l’art de l’image et du verbe. C’est Yang Zhengfan lui-même qui était derrière la caméra, et il en joue à plaisir : elle est statique dans la première séquence, panote en un long panoramique dans la séquence du mariage, en dévoilant au passage le non-dit qui en dit long (surtout dans le contexte chinois actuel) sur l’identité des jeunes mariés, statique à nouveau dans la séquence de l’inspection de la police, mais subtilement placée, face aux deux hommes interrogés, entre les épaules des deux policiers dont on n’entend que les voix – séquence que l’on peut comparer, par exemple, à l’interview parfaitement statique de He Fengming (和凤鸣) dans le documentaire éponyme de Wang Bing (王兵) : dans ce film, He Fengming déroule un long monologue devant la caméra ; dans « Stranger », la caméra souligne la présence intrusive des policiers dans la chambre des deux hommes dont l’un réagit par l’ironie, l’autre en s’énervant quelque peu, dans un feu nourri de questions-réponses qui tournent en rond autour de la question d’identité.

 

C’est sans doute la séquence la plus subtile, la plus réussie de tout le film, celle d’ailleurs conçue en premier, qui s’achève sur un fondu au noir, sans conclusion, car il ne peut y en avoir (sauf réaction brutale des policiers que l’on peut aussi imaginer). Pour l’image, filmée de derrière les policiers dont on ne voit pas les visages, le film a été rapproché du film iranien sorti à Cannes en 2023 : « Terrestrial Verses » ou « Chroniques de Téhéran ». Mais, avec ses questions-réponses entre des policiers posant en boucle des questions au premier degré (nom, adresse, lieu d’origine, etc) à deux individus répondant au second degré (chez moi, que voulez-vous dire par là ? mon nom ? il est sur le papier d’identité que vous avez en main…), « Stranger » relève d’un humour éminemment absurde qui rappelle, sourire en coin, les films de Li Hongqi (李红旗) et de Geng Jun (耿军).

 

D’ailleurs, les deux excellents acteurs de cette séquence, Xue Baohe (薛宝鹤), et Yuan Liguo (袁利国), sont tous les deux également des acteurs de Geng Jun ; on les trouve dans « The Hammer and Sickle Are Sleeping » (《锤子镰刀都休息》) et dans « Manchurian Tiger » (《东北虎》), Xue Baohe  joue en outre dans « Free and Easy » (《轻松+愉快》). Les acteurs sont superbement bien choisis.

 

 

Les deux acteurs Xue Baohe et Yuan Liguo dans « Stranger »

 

 

L’humour absurde de cette séquence est du grand art. Cependant, au passage est quand même posée la question qui semble avoir déterminé la descente de police, peut-être pas si routinière que le déclare le policier : quel est le lien entre vous ? et que faites-vous là dans cette chambre ? À quoi le premier répond, avec son sourire narquois : on est là pour dormir, que peut-on faire d’autre dans une chambre d’hôtel ?

 

Toute la subtilité du film est là, en filigrane minimaliste dans les interstices de l’image comme des dialogues.

 

La vie moderne : non-lieux et non-identités

 

L’idée initiale du film est venue des nombreuses chambre d’hôtel où le réalisateur a été amené à séjourner au fil du temps, mais elle est née surtout en 2016, quand il est allée s’installer aux États-Unis, après son séjour à Hong Kong (et donc après le film qu’il y a tourné, qui est le deuxième volet de sa trilogie). Il était désormais un « outsider » entre Chine et Amérique, aussi incapable de dire où il était « chez lui », comme le personnage interrogé par les policiers dans son film. Mais, se presse-t-il d’ajouter, sans que ce soit un problème pour lui.

 

L’idée a en fait muri dans sa tête à partir d’un reportage vu en 2016 à la télévision, sur le meurtre d’une jeune prostituée dans une chambre d’hôtel à Hong Kong. La chambre d’hôtel lui est apparue en y repensant comme un espace hors du temps, recélant toutes sortes de drames humains, mais tournant tous autour de la même idée d’aliénation et de solitude. C’est le thème du film, auquel est joint celui de l’identité, identité problématique de l’individu dans le monde moderne, qui n’est pas tant globalisé que cloisonné, et de plus en plus.

 

On retrouve l’idée de « non-lieux » développée par l’anthropologue Marc Augé [3]. Les non-lieux, ce sont les voies rapides, échangeurs, gares et aéroports nécessaires aux transports rapides aussi bien que les moyens de transport eux-mêmes (voitures, trains ou avions), mais ce sont également les grandes chaînes hôtelières aux chambres anonymes et interchangeables, les supermarchés ou encore les camps de transit pour réfugiés. Le non-lieu est ainsi le contraire d’une demeure, d’une résidence, d’un lieu au sens commun du terme. Dans ces non-lieux, on ne justifie sa présence qu’en fournissant la preuve de son identité, passeport, carte de crédit, ou tout autre permis qui en autorise l’accès – comme dans le film, justement.

 

Relisant les lieux décrits par Châteaubriand ou Baudelaire, ou encore les « passages » parisiens de Walter Benjamin[4], Marc Augé remarque que l’on peut se croiser à un carrefour alors que l’échangeur interdit toute rencontre. Si le voyageur peut flâner, voire s’égarer sur un chemin de traverse, le passager qui prend le TGV ou l’avion est déterminé par sa destination. Les repères de l’identité changent en même temps que l’organisation de l’espace terrestre. L’introduction à une anthropologie de la surmodernité que propose Marc Augé pourrait être une introduction à une ethnologie de la solitude.

 

Ethnologie de la solitude qui rejoint le propos de Yang Zhengfan.

 

Note finale

 

Le titre initial du film était « The Stranger », avec l’article, en référence au roman de Camus « L’Étranger », dont le titre en chinois est le titre chinois du film. Ce titre apparaît d’ailleurs ainsi sur le site du festival des 3-Continents qui conserve le descriptif du scénario initial.

 

Ce premier titre explique la réflexion en voix off, à la toute fin du film – voix off, soit dit en passant, qui est celle de Yang Zhengfan lui-même : « On pense être Sisyphe, mais on n’est en fait que le rocher ». Ce rocher voué à gravir la pente au gré de la volonté et des efforts de Sisyphe, et à en redescendre illico de par le châtiment infligé par les dieux.

 


 

[1] Ainsi que BALDR Film et Norsk Filmproduksjon.

[2] Dans la programmation des films ayant bénéficié de l'Aide aux Cinémas du Monde.

[3] Dans son ouvrage « Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité » (Seuil, 1992). 

[4] Walter Benjamin, Le livre des passages, éditions du Cerf, 1989.

 

 

     

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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