« Tout ira bien » de Ray Yeung : un « Suk.Suk » au féminin
par
Brigitte Duzan, 18 décembre 2024
Après
le superbe
« Suk. Suk » (《叔·叔》)
sorti en France en mai 2021
[1],
Ray Yeung (杨曜恺)
a écrit et réalisé un quatrième film, « Tout ira bien »/ «
All Shall Be Well » (《從今以後》),
qui a été couronné du Teddy Award
[2]
à l’issue de la
74e édition de la Berlinale
en février 2024. Sorti à Hong Kong le mois suivant, il
sortira en France le 1er janvier 2025
[3].
Affiche
pour la sortie à Hong Kong
Une histoire d’héritage… et de société
Ray
Yeung s’attaque au problème de l’héritage lorsque, dans un
couple de lesbiennes, l’une vient à mourir sans laisser de
testament…tout ne va pas aussi bien, pour la survivante, que
ce qu’annonce le titre français (et anglais). Le titre
chinois, lui, signifie « Aujourd’hui et après », ou
« D’aujourd’hui à demain » : aujourd’hui tout va bien, mais
demain pas si sûr.
Un
scénario bien ficelé…
C’est
après avoir assisté, en 2020, à une conférence sur les
droits de succession dans le cas de couples homosexuels que
Ray Yeung a eu l’idée d’écrire un scénario à partir des
exemples cités par le conférencier et quelques histoires
glanées autour de lui, en s’interrogeant sur la
signification de la « famille » aujourd’hui.
Le
film commence par une présentation des personnages, dans
leur environnement et leur milieu familial. Les deux
protagonistes, Pat (胡碧玉)
et Angie (汪紫盈),
vivent depuis trente ans ensemble, dans le bonheur le plus
parfait. On ne sait pas grand-chose de leur passé, sauf
quelques bribes au fil des dialogues, juste pour savoir
qu’elles sont d’anciennes ouvrières d’une usine de textile,
et qu’elles ont fondé leur propre entreprise, ou du moins
Pat l’a fondée, avec l’aide d’Angie.
Pat et
Angie
Elles
sont très bien intégrées dans la famille de Pat, comme le
montre l’une des premières séquences : un déjeuner pour la
fête de la Mi-Automne où toute la famille de Pat a été
invitée, parents, enfants et petits-enfants. Tout le monde
loue les talents culinaires d’Angie qui est « tante » tout
autant que Pat. L’entente règne autour de la table, et même
une certaine affectation de la part des petits-enfants que
les deux ont aidés.
La fête de
la Mi-Automne en famille
Mais,
à l’issue de ce festin, Pat meurt dans la nuit. On n’en sait
pas plus, et on sait gré au scénario de nous avoir épargné
des scènes d’agonie, d’autant que le problème est ailleurs :
dans la suite des relations entre Angie et la famille. Et
elles ne tardent pas à se dégrader, dès les lendemains du
décès : Angie est reléguée au rang des « amis » lors des
rituels des funérailles et n’arrive pas à faire entendre la
dernière volonté de Pat qui était que ses cendres soient
dispersées en mer. C’est le prêtre taoïste de la belle-sœur
qui a le dernier mot : l’urne est déposée dans un
colombarium.
C’est
une première passe d’armes, révélatrice. Mais c’est surtout
l’appartement qui est au centre des tensions. Le film fait
un détour par quelques détails sur le marché de l’immobilier
hongkongais, avec quelques scènes significatives sur les
appartements que peuvent s’offrir des jeunes sans le sou, ce
qui a des répercussions sur la vie de ces couples et de
leurs enfants. Dans ces conditions, et sans doute à son
corps défendant, le frère de Pat décide de récupérer
l’appartement pour son plus jeune fils, qui au départ avait
manifesté une grande affection envers sa « tante » à
laquelle il était reconnaissant de l’avoir aidé à s’acheter
une voiture.
Tout
ceci est très bien montré, sans effets superflus, dans une
progression inéluctable des sentiments dictée par la
pression financière qui pèse sur toute la famille, pauvre
comme Job. Mais surtout dans un contexte de vide juridique
en l’absence de mariage légal pour les deux femmes… et de
testament. La survivante du couple n’a aucun droit sur un
bien qu’elles ont acquis ensemble trente ans auparavant,
mais au seul nom de Pat, le nom d’Angie ne figurant pas sur
l’acte d’achat.
Reste
la question : mais pourquoi, dans ces conditions, la défunte
n’a-t-elle pas signé un testament alors qu’elle en avait
apparemment l’intention ? On se gardera bien de divulguer
une possible réponse proposée à la fin du film, assez
glaçante dans son réalisme. On retiendra l’amertume des
lendemains qui déchantent faute de lois appropriées, mais
aussi parce que la « famille » resserre ses rangs face à la
compagne qui n’a, finalement, jamais été totalement acceptée
comme telle, malgré toutes les déclarations de sympathie et
d’admiration. Le clan reste le clan.
…
mais un film sans l’émotion subtile de « Suk.Suk »
Il
faut reconnaître au film une belle progression dramatique
dans la mise en scène, et une superbe interprétation. On
retrouve non seulement les principaux interprètes du film
précédent – Patra Au Ga Man (区嘉雯)
dans le rôle d’Angie et Tai Bo (太保/张嘉年)
dans celui de Shing, le frère de Pat – mais aussi une fine
équipe de queers du plus bel aloi, y compris la juriste qui
va tenter de pallier les lacunes légales. C’est finalement
ce cercle d’amies qui se resserre autour d’Angie, bien mieux
que la « famille », et l’aide à sortir de sa déprime. Ce qui
nous vaut une magnifique scène finale de dispersion de
cendres fictives dans la baie de Hong Kong.
Scène
apaisée qui aurait dû être finale mais ne l’est pas, et
c’est là le gros défaut du film, car elle fait ressortir ce
qui lui manque le plus : l’alchimie entre les deux femmes,
que l’on ne sent à aucun moment, ne serait-ce que dans un
regard furtif, un geste esquissé. On n’est pas chez
Almodóvar, mais quand même. Trente ans de vie commune, cela
émousse les sentiments, certes, mais qu’en reste-t-il au
final ici ? Le rituel du petit déjeuner partagé, les courses
au marché le matin, une balade dans la nature dans
l’après-midi… Donc au final, effectivement, il reste
surtout… l’appartement, où se focalisent et se matérialisent
les souvenirs.
Si le
film avait porté plus d’attention sur la relation entre les
deux femmes, en évoquant quelque chose qui ressemble à de
l’amour, plus qu’à cette relation de dépendance et ce
bonheur étale et fade fait de lendemains sans surprises, le
réalisateur ne se serait pas senti obligé d’ajouter une
scène finale incongrue et mal jouée, pour « faire bien
comprendre qu’il ne s’agit pas de deux sœurs » comme il l’a
dit pour sa défense
[4].
« Tout
ira bien » est ainsi à deux doigts d’être gâché par une
volonté excessive de clarté qui tourne à la démonstration.
Le film a pourtant beaucoup de la subtilité de
« Suk.Suk », mais il lui manque la grâce et l’émotion à
fleur de peau propres à ce film. Il a malgré tout pour lui
d’exister, en offrant une critique acerbe de la persistance
de normes sociales et familiales de type étroitement
patriarcal autant que du vide juridique qui en est le
reflet. Et ce n’est pas seulement le cas à Hong Kong : c’est
une histoire universelle.
Une histoire universelle
« Tout
ira bien » concerne les droits des homosexuelles qui, à Hong
Kong comme en Chine continentale et dans bien d’autres pays,
ne jouissent d’aucun droit, à commencer par un mariage en
bonne et due forme. C’est donc un message très clair sur
l’importance du testament dans ces conditions.
Sans
trop accentuer, le film touche cependant également à un
problème bien plus profond qui, lui, vaut aussi bien pour
toutes les femmes, et dans de nombreux pays, mais en
commençant par la Chine continentale : la persistance de
l’usage de ne pas porter le nom de la femme sur l’acte de
propriété quand un couple achète un bien immobilier, si bien
que, le bien étant au nom du mari même si la femme a
contribué à son financement, non seulement elle n’aura pas
profité des plus-values, mais elle aura du mal à faire
valoir ses droits si un jour elle veut divorcer
[5].
Du
film de Ray Yeung, on retiendra cependant surtout l’image du
petit groupe de lesbiennes autour d’Angie répandant des
pétales de fleurs dans la mer, comme une autre « famille »,
apaisée celle-ci.
Trailer
À lire
en complément
L’interview de Ray Yeung par
Patrick Frater à la Biennale pour Variety :