« Like a Rolling Stone » de Yin Lichuan : une histoire de
libération féminine
par
Brigitte Duzan, 9 décembre 2024
Like a Rolling Stone
(affiche pour la sortie en Chine)
À
l’heure, en Chine, de la « ta
shidai » (她时代),
l’ère de la femme en quelque sorte, dans un contexte
cinématographique marqué par la mode des « délicieuses »[1]
narrations féminines prétendument en défense de la
libération des femmes chinoises du carcan de la tradition
patriarcale, le film de
Yin Lichuan (尹丽川)
« Like a Rolling Stone » (《出走的决心》)
jette une note un tantinet discordante [2],
et réjouissante.
Sorti
en avant-première à Pékin le 10 septembre 2024, puis sur
l’ensemble du pays cinq jours plus tard, le 15 septembre,
c’est-à-dire au début des trois jours de vacances de la fête
de la Mi-Automne, le film a gagné plus de 6 millions de
dollars (42 millions de yuans) pendant cette brève période,
en grande partie grâce au bouche-à-oreille et à l’intérêt
enthousiaste qu’il a suscité. Deux mois et demi plus tard,
sa note est passée de 8.6 à 8.8 (sur 10) sur douban,
Même sans vouloir trop se préoccuper du box-office, c’est
quand même révélateur.
Une histoire vraie
L’histoire dont est inspiré le scénario est une histoire
vraie qui donne au film une aura d’authenticité : celle
d’une femme de Zhengzhou, dans le Henan, qui, en 2020, à
l’âge de 56 ans, après une vie entière passée à trimer pour
élever sa fille tout en subissant les violences de son mari,
a décidé de plier bagage et de partir à l’aventure sur les
routes. Cette femme s’appelle Su Min (苏敏).
Tout au long de ses quatre années d’errance, elle a posté
sur les réseaux sociaux, tiktok, weibo et autres, des
photos et des vidéos des paysages parcourus : elle est
devenue célèbre, elle, sa voiture et sa tente.
Su
Min à Hainan, avec la tente sur le toit de sa
voiture
(photo weibo, @电影出走的决心)
Alors un road movie ? Pas du tout
Le
titre chinois du film, Chuzou de juexin (《出走的决心》),
signifie « prendre la décision de partir ». Et c’est cette
décision qui est au cœur du film, comme l’a bien souligné
Yin Lichuan : le road movie n’intervient qu’en conclusion, à
la toute fin des 106 minutes du film. Le scénario, écrit par
la réalisatrice et son amie A Mei (阿美),
est en fait bâti sur une série de flashbacks qui retracent
la vie de Li Hong (李红),
l’alter ego fictionnel de Su Min, et montrent que tous ses
rêves ont été déçus les uns après les autres, de manière
aussi cruelle qu’habituelle.
À
l’âge de 18 ans, elle voulait continuer ses études mais n’a
pu le faire car son père a donné la priorité à son frère.
Quelques années plus tard, à l’âge de 23 ans, pour échapper
à la pression familiale, elle se marie. Mais son mari, Sun
Dayong (孙大勇),
se retrouve au chômage peu après et se transforme peu à peu
en tyran domestique, de plus en plus violent. Elle a dû
travailler et supporter l’ambiance délétère du ménage pour
élever sa fille. Enfin, au moment où, la quarantaine passée,
elle aurait pu aspirer à un peu de tranquillité, sa fille a
eu un bébé et elle a dû s’en occuper.
On
peut penser qu’il n’y a rien là de très original, c’est le
lot commun de toutes les femmes de cette génération en
Chine. Le mari n’est même pas exagérément violent. C’est
d’ailleurs un point qui a été souvent commenté : après avoir
vu le film, une femme a dit en riant que son propre mari
aurait bien mieux campé ce rôle. En fait, Yin Lichuan a
expliqué qu’elle a eu du mal à trouver un acteur pour
l’interpréter, et que Jiang Wu (姜武)
[3],
qui l’a finalement accepté, a atténué la violence du
personnage initialement prévue par le scénario.
Jiang Wu dans le rôle
de Sun Dayong
C’est
cependant justement parce qu’il s’agit d’une situation
classique qu’est d’autant plus étonnante la décision de Li
Hong de partir, seule, en voiture, faire les voyages qu’elle
n’a jamais pu faire auparavant, comme Su Min dans la réalité
ce qui donne au film une note d’authenticité improbable
autrement. Le film a ainsi déclenché une vague de sympathie
de tous côtés, mais également une véritable prise de
conscience qu’on ne peut qualifier vraiment de féministe
dans le contexte actuel qui n’y est pas favorable, mais qui
joue en faveur d’une pensée féminine nouvelle, en
particulier chez les jeunes femmes : on constate chez elles
des réactions de rejet mêlé de peur à l’idée de vivre les
mêmes cauchemars que leurs mères.
Cependant, si le film a eu l’impact qu’il a eu, et continue
d’avoir, c’est grâce à la qualité du scénario et de la mise
en scène, mais aussi de l’interprétation.
Un très beau film signé Yin Lichuan
« Like
a Rolling Stone » (《出走的决心》)
est un très beau film de
Yin Lichuan
qui renoue ici avec l’esthétique et la sensibilité de ses
débuts de réalisatrice, celle du « Park » (《公园》)
en 2006 et de « Knitting »
(《牛郎织女》)
en 2008, dont le scénario était déjà écrit avec A Mei (阿美).
Le film avait malheureusement été gâché par la censure. On
ne peut que se réjouir de voir Yin Lichuan enfin pleinement
à l’honneur.
L’interprétation est aussi pour beaucoup dans le succès de
« Like a Rolling Stone ». Le rôle de Li Hong est interprété
avec infiniment de finesse par Yong Mei (咏梅),
actrice dont on garde en mémoire l’interprétation du rôle de
Wang Liyun (王丽云)
dans le film de
Wang Xiaoshuai (王小帅)
« So
Long My Son » (《地久天长》),
rôle qui avait valu à Yong Mei d’être primée à la Berlinale
en février 2019. Le film de Wang Xiaoshuai avait d’ailleurs
pour scénariste… A Mei. On retrouve ainsi un même air de
famille dans ces films. C’est d’ailleurs Yong Mei qui est à
l’origine de l’idée initiale du film de Yin Lichuan : c’est
elle qui lui a parlé de l’histoire de Su Min…
Yong Mei radieuse,
comme sortie de chez Wang Xiaoshuai
La
photographie, de Chen Yujin, est également à noter,
rappelant parfois les images des films de Wong Kar-wai,
entre jeux de miroirs et ombres furtives aperçues derrière
une vitre, comme des ombres du passé. Et ce n’est sans doute
pas un hasard : Chen Yujin a été l’un des collaborateurs de
Wong Kar-wai lors de la réalisation de la série télévisée
« Blossoms Shanghai » (《繁花》)
diffusée fin 2023.
Jeux de miroirs
Trailer chinois officiel
Le film (avec sous-titres
chinois)
[1]
C’est le titre d’une série télévisée
diffusée en novembre 2024 : « Delicious Romance » (爱很美味).
[2]
L’histoire va tellement à l’encontre
des comédies aseptisées actuelles « sur des thèmes
féminins » qu’un commentateur facétieux sur un site
internet a qualifié le film de « meilleur film
d’horreur de l’année »….