« Copyright Van Gogh », portrait d’un artiste par Yu Haibo
et Yu Tianqi
par Brigitte Duzan, 27
décembre 2021
« Copyright Van Gogh » (Zhongguo Fan Gao《中国梵高》)
est un documentaire de
Yu Haibo (余海波)
et Yu Tianqi (余天琦)
sur une activité artistique et commerciale qui fait
vivre des centaines de familles au « village de
Dafen » (大芬村),
un quartier de Shenzhen : la copie en masse de
chefs-d’œuvre de la peinture occidentale. Surnommé
« le village de la peinture à l’huile » (中国大芬油画村)
et fonctionnant sur le modèle du cluster comme Yiwu
(义乌市)
pour les élastiques ou les fermetures Éclair, Dafen
compte aujourd’hui, parmi ses dix mille habitants,
des milliers de paysans reconvertis dans la copie de
peintures célèbres. Ils travaillent dans des petits
ateliers qui sont de simples pièces, souvent
exiguës, où les toiles occupent quasiment toute la
superficie, du sol au plafond, mais qui servent
quand même aussi de logement, voire de dortoir.
L’originalité du documentaire est d’avoir
Affiche internationale
choisi comme axe
narratif un personnage charismatique, le peintre Zhao
Xiaoyong (赵小勇),
dont le parcours, les réussites et les doutes mais aussi les
réflexions forment un sujet filmique qui crève l’écran.
Dafen, village de la peinture
Petite histoire
Le
documentaire ne s’étend pas sur l’histoire de Dafen, ce
n’est pas le sujet, mais elle est évoquée par bribes, au
détour d’une image. Elle forme le contexte socio-historique
d’où a émergé le peintre et dans lequel il baigne.
Affiche pour la Chine,
l’atelier-dortoir
« Le village de la peinture à l’huile » n’est pas né
tout seul, par génération spontanée, même s’il s’est
développé en grande partie ainsi par la suite, comme
tous les villages d’artistes que la Chine moderne a
pu compter. Le père fondateur en est un homme
d’affaires hongkongais, Huang Jiang (黄江),
suivant les pas de confrères qui, pendant longtemps,
se sont approvisionnés en peintures auprès
d’ateliers ruraux dans le Guangdong pour fournir
leurs clients occidentaux. Puis, en 1989, quand la
multinationale Walmart a commandé à Huang Jiang
quarante mille toiles à livrer en quarante jours, il
a ouvert un studio de copie à Dafen et l’a développé
selon une logique industrielle. Son succès a ensuite
attiré des étudiants et de jeunes peintres qui ont
créé de nouveaux ateliers. Les paysans-peintres ont
ensuite afflué, le principe de base étant la
spécialisation de chaque petit atelier sur un
peintre ou un type de peinture.
Cette activité de copie n’est pas nouvelle
en
Chine, c’était courant dans la Chine ancienne. Les ateliers
utilisaient les services de jeune peintres qui se formaient
auprès d’un maître, en exécutant une partie spécifique d’un
tableau, comme cela se faisait dans les ateliers de peinture
flamande ou en Italie. La peinture à huile provenant du sud
de la Chine a alimenté une demande européenne depuis la
deuxième moitié du 18e siècle. Au 19e
siècle, sous la dynastie des Qing, le peintre cantonais de
portraits à l’occidentale Lam Qua ou Lam Gun (林官
1801-1860),
célèbre pour ses portraits de marchands de Canton et de
Macao, avait au milieu des manufactures étrangères de Canton
un atelier qui peut être considéré comme une préfiguration
de Dafen.
Aujourd’hui
En
2002, Dafen comptait 150 ateliers. Quand le documentaire a
été tourné, en 2015, le chiffre d’affaires de la « filière »
de Dafen dépassait les 65 millions de dollars. Mais la crise
financière de 2008 et la hausse générale des salaires en
Chine ont rendu le négoce de plus en plus difficile, les
jeunes renâclant à se lancer dans cette activité quand ils
pouvaient gagner plus en usine. En outre, le film y fait
très brièvement allusion, ces paysans n’ont pas de hukou
urbain, c’est-à-dire pas de permis de résidence en
ville, bien qu’ils se considèrent comme chez eux à Dafen. Ce
sont des migrants, des « ouvriers peintres » (画工).
Malgré
tout, Dafen produit aujourd’hui 60 % des reproductions de
tableaux du monde entier ; on en trouve place du Tertre.
Le documentaire
Des
Van Gogh à la chaîne
Derrière ce processus artisanal (plus qu’industriel)
très spécialisé, les deux réalisateurs
Yu Haibo (余海波)
et Yu Tianqi (余天琦)
se sont attachés à mettre en lumière la vie d’un de
ces copistes venus de leur campagne : Zhao Xiaoyong
(赵小勇),
qui a son propre atelier composé essentiellement de
sa femme et de membres de sa famille, les huit
étudiants qu’il formait auparavant ayant abandonné.
Depuis 2008, les ventes s’étant raréfiées, il a
transféré une partie de ses opérations à Ningbo,
dans le sud du Zhejiang, mais ça, le documentaire
n’en dit rien : ce qu’il montre, c’est une
success story, malgré les handicaps et les
difficultés, autour d’un personnage charismatique.
Zhao Xiaoyong est spécialisé dans les toiles de Van
Gogh. Cela fait vingt ans qu’il en peint,
répète-t-il à l’envi. Né
Zhao Xiaoyong
en
1972 dans le petit village de Shaoyang dans le Hunan (湖南邵阳),
il a depuis tout petit été fasciné par la peinture, mais la
famille était trop pauvre pour lui permettre de faire des
études. En 1987, à la fin du lycée, il a dû commencer à
travailler et pour cela est allé à Shenzhen : c’était
l’eldorado, à l’époque. Cela a dû être très dur pour le
jeune Xiaoyong, il en pleure en le racontant. De petits
boulots en petits boulots, il finit par arriver à Dafen en
1996, apprend la peinture puis fonde son atelier, mais il ne
vend pas une seule toile la première année. C’est quand il
commence à peindre des Van Gogh, en 1997, qu’il commence à
avoir des commandes.
Sa femme au travail
dans son atelier
Lui et sa famille ont peint à eux seuls quelque 100
000 copies de tableaux de Van Gogh, à la chaîne,
avec une stricte division du travail : sa femme
peint les ciels étoilés et les tournesols, son plus
jeune frère les cafés et son beau-frère s’est
spécialisé dans les autoportraits. Pour Zhao
Xiaoyong, Van Gogh est son gagne-pain, mais pas
seulement. Il a fini par s’assimiler à l’homme à
l’oreille coupée, au point de se demander
constamment comment il peignait et pourquoi, quelles
étaient ses motivations profondes.
Ce qui
nous vaut quelques séquences très réussies où il en discute
avec un ami ou un collègue, pour en arriver à la conclusion
que Van Gogh, comme lui, peignait pour vivre, pour boucler
ses fins de mois, et pour tenter d’améliorer son ordinaire.
Et à force d’y penser et y repenser, lui est venue l’idée
obsessive d’aller voir sur place, à Amsterdam, la réalité
des peintures derrière les reproductions, pour mieux voir,
mieux comprendre, et in fine, mieux reproduire.
Malgré les protestations de sa femme et des proches
qui trouvent qu’ils n’ont pas les moyens de payer un
voyage aussi cher, Zhao Xiaoyong part, en 2014, et
débarque dans une ville contraire à tout ce qu’il
avait imaginé, y compris les boutiques de souvenirs
où sont vendues ses toiles, lui qui croyait qu’elles
étaient exposées dans des galeries de peinture. La
réalité
Le dortoir, au milieu
des peintures
le fait réfléchir, les œuvres de Van Gogh qu’il voit
au musée lui font prendre conscience de la valeur des
originaux, et l’expérience lui donne envie de se lancer dans
sa propre peinture… Un détour par la tombe de Van Gogh à
Auvers-sur-Oise nous vaut ce qui est peut-être la plus belle
séquence du film, avec un Zhao Xiaoyong au bord des larmes
rendant un hommage funèbre à son idole et gagne-pain comme à
un ancêtre, en lui allumant, plantées au milieu de trois
pommes, trois cigarettes chinoises en guise de bâtons
d’encens.
Découverte de ses
propres toiles dans
les boutiques de
souvenirs, à Amsterdam
Le documentaire est un superbe tableau de la vie à
Dafen dans un de ces ateliers de fortune qui font la
réputation du « village », avec une ouverture sur
les origines, le village du Hunan et la formidable
grand-mère dont Xiaoyong fera un portrait
van-goghien en diable de même qu’il peindra les rues
du village avec la palette de Van Gogh dans l’espoir
de dépasser la copie, de faire œuvre originale. Le
voyage à Amsterdam aura été un voyage initiatique,
un voyage de découverte.
Réflexion sur la création artistique
« Copyright Van Gogh » rend compte des doutes intérieurs de
Zhao Xiaoyong, et c’est l’un de ses grands intérêts : le
documentaire propose une tentative de réflexion sur la
création artistique et sur l’authenticité des œuvres d’art,
sur la distinction entre copie (línmó
临摹)
et création originale (yuánchuàng
原创).
L’évolution semble répondre aux vœux formulés à la fin du
film par Zhao Xiaoyong : que ses toiles soient un jour
reconnues pour leur valeur artistique.
Un pas a été franchi en 2004 quand les autorités
chinoises ont voulu promouvoir l’idée que le travail
des copistes de Dafen n’était pas à mépriser comme
du vulgaire travail de contrefaçon, cette « culture
de shanzhai » (山寨文化)
tant décriée, mais qu’elle allait dans le sens d’une
démocratisation des grandes œuvres d’art. Pour ce
faire, elles ont organisé un concours de copie
Sur la tombe de Van
Gogh à Auvers-sur-Oise
à
Dafen, à l’issue duquel dix peintres ont été récompensés en
argent, mais aussi par l’octroi d’un hukou urbain
[1].
Le concours a été répété au cours des trois années
suivantes, et une centaine de peintres ont pu ainsi accéder
au statut providentiel de citadins en bonne et due forme.
Les autorités chinoises n’ont eu de cesse ensuite de louer
la « créativité » des peintres de Dafen. Le documentaire se
fait implicitement le relais de cette politique de
valorisation
[2].
Réflexion complémentaire
La copie d’œuvres
célèbres faisait partie de la culture lettrée dans
la Chine ancienne, pour permettre aux œuvres de
circuler, un peu comme les Van Gogh de Zhao Xiaoyong
aujourd’hui. Certaines copies étaient si proches de
l’original qu’on avait du mal parfois à distinguer
la reproduction de l’original. Mais le copiste était
réputé vivre de sa peinture en professionnel, ce qui
le déconsidérait auprès de lettrés dont la noblesse
tenait à leur « amateurisme »
[3].
Dans
son roman « Le
Lotus d’or de trois pouces » (《三寸金莲》),
un petit chef-d’œuvre qui n’a étonnamment jamais été traduit
en français, Feng
Jicai (冯骥才)
dresse un tableau satirique de la société qui idolâtrait les
pieds bandés, et les appréciait selon les mêmes critères que
la peinture. La narration est une construction sophistiquée
qui met ces deux « objets de culte » en parallèle, le
personnage principal étant
un brillant faussaire de peintures dont les tableaux sont de
véritables œuvres d’art, tellement semblables aux originaux
qu’il est le seul à s’y reconnaître, et encore pas toujours,
d’où des rebondissements qui sont parties prenantes de
l’intrigue.
Feng Jicai en profite pour glisser de subtiles
réflexions sur les ambiguïtés d’une société qui a du
mal à distinguer le vrai du faux et finit par en
perdre le goût et le sens de l’authentique –
réflexions qui ne sont pas sans rapports avec celles
de Zhao Xiaoyong. Au-delà de son aspect immédiat, le
documentaire suggère ainsi des rapprochements au
plus profond de la culture chinoise, mais sans que
les réalisateurs aient voulu déborder de la
situation concrète de leur personnage. On
reste dans le documentaire d’actualité.
Le
film y gagne certainement en homogénéité. Cependant, il
pèche par une certaine maladresse dans la reconstitution
plus ou moins évidente de certaines scènes (allant
d’ailleurs dans le sens de l’impossible distinction entre
l’authentique et le faux), mais surtout par quelques
répétitions qui alourdissent la première moitié du film et
qui auraient pu être évitées au montage. Heureusement la fin
du film rattrape ces lourdeurs initiales.
Bande
annonce
Production et sortie en France
Coproduction sino-hollandaise, le projet de « Copyright Van
Gogh » a démarré en 2011, après une série de reportages
réalisés par
Yu Haiboà
Dafen en 2004-2006. Le film a été envoyé à Amsterdam pour la
postproduction. Terminé en 2016, il aura nécessité au total
six ans de travail, tournage, montage et postproduction.
Il est
sorti en Chine en décembre 2016. S’il est sorti en France,
le 22 décembre 2021, c’est grâce au soutien du « label »
O My Doc, lancé en mai 2021 par France Culture, La
Cinémathèque du documentaire, Les Écrans, Mediapart et la
plateforme du cinéma documentaire Tënk afin de « soutenir
des films documentaires ancrés dans le présent, aux prises
avec l’époque et témoignages précieux de notre temps » , et
ceà raison de douze
films par an.
Impact du film
L’une
des questions que l’on se pose souvent, et que l’on est en
droit de se poser, en présence d’un documentaire, c’est
l’impact qu’il a eu sur les personnages filmés, et
conscients de l’être.
Les
répercussions qu’a eues « Copyright Van Gogh » sont d’abord
très concrètes. En 2017, le film a été couronné du prix de
la meilleure coproduction sino-étrangère au festival
international du cinéma de Pékin. Zhao Xiaoyong était déjà
connu, il est devenu célèbre. Après les années de galère
suivant la crise de 2008, il avait remonté la pente, le film
a changé ses perspectives. L’année 2019 a été son année la
plus florissante, ses toiles atteignant dix fois le prix
auxquelles il les vendait à l’origine à son client
d’Amsterdam. La pandémie de covid19 a brisé le mouvement,
mais en l’obligeant à de nouvelles recherches pour
perfectionner ses peintures et monter en gamme en cherchant
à moins dépendre des commandes de l’étranger dont la manne
était plus ou moins tarie. Son annexe de Ningbo est devenue
une galerie d’art de ses propres créations.
Portrait de la
grand-mère, au village
La grand-mère de Zhao
Xiaoyong,
peinte comme un Van Gogh
Les
autres peintes de Dafen ont suivi peu ou prou la même
démarche pour améliorer leur production et faciliter leurs
ventes en créant des sites de vente en ligne. Le rêve de
Zhao Xiaoyong est maintenant de faire de Dafen une « Cité
d’art internationale » (“大芬国际艺术城区”).
À
lire en complément
Van
Gogh on Demand : China and the Readymade, de Winnie Wong,
University of Chicago Press, 2013.
[1]
Le peintre choisi était Ilya Repine,
et le tableau son portrait de Vladimir Stasov –
historien d’art et critique musical - qui avait
incité Repine à abandonner ses sujets académiques
pour peindre la misère du peuple russe. C’est alors
que Repine a rejoint le groupe des « ambulants »
prenant les petites gens pour sujets.
[2]
Depuis lors, la distinction s’est encore un peu
brouillée avec le développement du ready made,
et la distinction entre artiste conceptuel et
peintre copiste, certains artistes utilisant le
savoir-faire de Dafen pour leurs propres créations.
[3]
Voir James Cahill « The Painter’s
Practice, How Artists Lived and Worked in
Traditional China », Columbia University Press,
1994.