|
« Lucky dog » : premier film signé Zhang Meng
par Brigitte
Duzan,
5 décembre 2008,
révisé 29 septembre 2011
Premier long métrage écrit et réalisé par
Zhang Meng
(张猛),
« Lucky dog » (《耳朵大,有福》)
est le genre de film dont on sort immédiatement
conquis, et qu’on n’oublie pas.
Réaction immédiate
« Lucky dog » commence en fanfare dès le générique,
et le film est mené ainsi tambour battant, scandé
par des épisodes musicaux qui en sont, en quelque
sorte, la moelle épinière. On mesure là tout le
pouvoir incantatoire de la musique. D’ailleurs,
quand elle faiblit, c’est mauvais signe… on commence
à s’inquiéter pour le sort du personnage principal.
Celui-ci,
l’heureux luron du titre, Wang Kangmei (王抗美),
est un ancien cheminot qui vient de prendre sa
retraite, une retraite qui s’annonce sous des
auspices pas vraiment roses car toute la famille est
source de soucis : sa fille dont le ménage bat de
l’aile, son fils qui ne fait grand chose de ses dix
doigts, son père |
|
Affiche |
dont il est le
seul à se préoccuper, et surtout sa femme, hospitalisée,
qu’il va nourrir et soigner tous les jours (il n’y a pas de
service repas dans les hôpitaux chinois). L’hôpital coûte
cher, et sa retraite ne couvre pas ces frais.
Après avoir, en
vain, tenté d’obtenir de la société de chemins de fer une
compensation monétaire pour une trachéite chronique qu’il
voudrait faire passer pour une maladie du travail, il se
lance à la recherche d’un boulot pour combler ses fins de
mois. C’est l’occasion pour
Zhang Meng de nous dresser un
portrait plein d’humour de la vie quotidienne dans les
couches dites défavorisées d’une petite ville chinoise, ces
laobaixing qui ont érigé la débrouillardise comme
mode de survie, sinon de vie.
Fan Wei |
|
Il faut y
croire pour se lancer dans la recherche d’un petit
boulot dans ces conditions. Cette force de
conviction, c’est un ordinateur de foire qui va la
lui donner : un ordinateur qui prédit l’avenir à
partir d’une photo de l’intéressé. La séquence est
savoureuse, et Kangmei sort de là regonflé par la
perspective du destin qu’il emporte imprimé noir sur
blanc au dos de sa photo sourire aux lèvres.
D’ailleurs, au début du film, un passant lui a déjà
prédit la fortune parce qu’il a de grandes oreilles
et
|
que cela porte bonheur, d’où le titre original du film
(1) …
En fait, il n’y
croit pas beaucoup, au départ, il n’est pas si idiot que
cela : c’est ce qu’il raconte à un ami avec lequel il va
déjeuner. L’ordinateur a trouvé qu’il est né sous le même
signe que Gorky et Marlon Brando, et qu’il ne peut donc
qu’être promis au même brillant avenir… Mais le copain lit
les choses différemment, avec la vieille sagesse populaire
qui fait de tout Chinois un sage en puissance : c’est bien
le ciel qui t’envoie ton destin, mais ta fortune, elle, ne
dépend que de toi…
Alors
Kangmei repart avec la même foi que celle qui, dans
la légende, permet à Yugong de déplacer les
montagnes – celle qui a permis à la Chine, en trente
ans d’ « ouverture », de devenir l’une des premières
économies mondiales, dans la sueur sinon dans le
sang. La caméra le suit dans son parcours, d’une
boutique à une autre, d’un vendeur ambulant à un
autre, pour tenter de trouver le truc idéal pour se
faire un peu d’argent, parcours qui culmine dans un
essai hilarant de |
|
Solitude |
conducteur de
pousse, au son d’une musique tonitruante dont l’extrait
suivant (en outre superbement filmé) donne une idée :
Lucky dog de Zhang Meng
L’essai, commencé
dans une allégresse qui semblait à même de vaincre tous les
obstacles, se termine cependant dans une immense quinte de
toux ; Kangmei, épuisé, reprend son vélo. Le doute s’est
installé en lui, et le film traverse là un passage à vide,
comme lui. Sa chaîne de vélo casse, son fils a fait cuire
les radis qu’il avait réservés pour sa femme, son père est
laissé à l’abandon, et son vélo finit par vraiment le
lâcher : il se retrouve au sol, comme terrassé. Il reste là
longtemps, sans bouger, et nous aussi : on a brusquement
très peur que le film se termine ainsi. On en resterait au
constat habituel de la misère du petit peuple laissé pour
compte du miracle économique.
Au marché |
|
Mais non,
Zhang
Meng est très bon : le portable sonne ; même les sonneries
de portable, dans le film, sont des jingles à réveiller un
mort. C’est une invitation à venir danser. Danser ? Mais
oui. Et Kangmei de partir soigner son coup de déprime au
milieu d’une foule qui cherche comme lui à oublier le
quotidien, au son d’une chanson sud-américaine à la mode
totalement décalée : vamos a la playa, a mi me gusta
bailar,… el ritmo de la noche… (allons à la plage,
j’aime bien danser,… le rythme de la nuit).
|
Au petit matin,
regonflé, Kangmei repart sur son vélo dans la ville déserte,
en chantant à tue-tête son air favori, qu’il chantait dans
un groupe de son usine quand il était plus jeune : un chant
exaltant les valeurs de la Longue Marche, courage et
endurance (2) – la montagne est haute, la route est longue,
mais nous vaincrons.. . La Longue Marche, c’est tous les
jours, en Chine, et le succès, dit-on, est au bout du
chemin…
Zhang Meng
nous livre là un premier film original, littéralement porté
par la musique de Wang Sa, et par son acteur principal,
Fan
Wei (范伟),
connu jusqu’ici comme acteur comique, ami de
Zhao Benshan,
mais qui signe là une superbe composition douce-amère,
pleine d’humour et d’humanité. Le film n’est pas simplement
une dénonciation du système qui laisse les retraités se
débrouiller comme ils peuvent, et encore moins de la misère
des petites gens, comme je l’ai entendu : c’est bien plus un
hymne à leur vitalité, à leur joie de vivre, à leur
créativité, à leur formidable capacité de résistance à
l’adversité. On en sort ragaillardi, avec en tête la
musique de la fanfare militaire qui clôt le film comme elle
l’avait introduit, et qui nous fait involontairement adopter
un pas martial.
Réflexion a posteriori
Zhang Meng a
d’abord réalisé en 2002 un court métrage documentaire qu’il
a présenté au festival de Berlin, où il a été très bien
reçu. C’est sur la base de ce documentaire qu’il a ensuite
écrit le scénario de « Lucky dog », qu’il a terminé en 2006.
C’est donc une œuvre qu’il a longuement mûrie.
Ce qui a été
le plus difficile, selon lui, c’est d’arriver à faire
quelque chose de vivant et profond d’une histoire sans
événement marquant particulier et qui se déroule en 24
heures. Le
ressort de l’action n’est pas dans le rapport
|
|
A l’hôpital avec sa
femme |
de son personnage
principal avec les gens autour de lui, mais dans ses
sentiments, dans son for intérieur. Ce sont ses réactions au
monde extérieur qui font progresser le récit.
C’est à
travers Wang Kangmei que
Zhang Meng brosse un tableau très
profond de la partie de la population chinoise qui n’a pas
encore connu les retombées du développement économique du
pays. Il a déclaré avoir été inspiré par le néo-réalisme
italien, en particulier « Guardie
e ladri » (Gendarmes et voleurs, de Mario Monicelli et
Steno, 1951) et « La terra trema » (« La terre
tremble », de
Luchino
Visconti, 1948,
l’un des manifestes du néo-réalisme italien). La situation
socio-économique de la période de l’après-guerre en Italie
lui semble en effet très proche de celle de la Chine des
petites villes d’aujourd’hui, ce qui justifie la sorte de
fascination exercée par ce mouvement cinématographique, sur
lui mais sur bien d’autres réalisateurs chinois aujourd’hui.
Le pousse musical |
|
Le ton de
Zhang Meng est cependant extrêmement personnel. Il décrit
son film comme étant optimiste, mais d’un optimisme qui
cache une tristesse latente : ni très dramatique ni très
joyeuse (不是大悲大喜),
la gaieté de Wang Kangmei recèle un fond d’amertume. Ce ton
est d’ailleurs immédiatement rendu dès la première séquence
du film : une fin de banquet dans une salle déserte, avec
des tables jonchées des reliefs du repas, fin de partie
tristounette mais avec comme musique
de fond une air joyeux et entraînant.
|
C’est sans
doute ce qui donne la profondeur que l’on ressent
rétrospectivement en pensant au film et qui dépasse la
peinture banale des difficultés de la vie quotidienne. C’est
bien plus une analyse psychologique d’un personnage pris
comme symbole d’une génération.
Au-delà,
cependant, de cette vision actuelle, Kangmei apparaît comme
une version moderne du AQ de Lu Xun (3), et tout aussi
intemporel, finalement.
Notes :
(1) Le titre
anglais est une référence au premier film réalisé avec
Laurel et Hardy : « The Lucky Dog » (1921).
(2) C’est un
chant très connu, extrait de « La suite de la Grande Marche
(《长征组歌》) :
http://v.pptv.com/show/6pWQDnbcTIrta3c.html
(3) Voir
:
http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_LuXun.htm
|
|