« Visitors to the Icy Mountain » : un « classique » de 1963,
aux marges du Xinjiang
par
Brigitte Duzan, 12 septembre 2025
Produit en 1963 par le Studio de Changchun, « Visitors to
the Icy Mountain » (《冰山上的来客》)
fait partie d’un projet de remakes de films considérés comme
des classiques, projet initié par le groupe de Changchun (长影集团)
en coopération avec la société Aimei Media (爱美影视),
et sa fondatrice et directrice générale Li Yaping (李亚平).
La réalisation de ce remake a été confiée à
Wu Youyin (吴有音)
et la sortie est prévue pour 2030.
Pour
tenter de comprendre les raisons de ce choix, en 2025, il
faut avoir une idée de la teneur de ce film qui, loin d’être
un chef-d’œuvre, est plutôt un film emblématique.
Visitors to the Icy Mountain
Le
film a été réalisé par Zhao Xinshui (赵心水)
sur un scénario de Bai Xin (白辛)
qui était scénariste au Studio du 1er août (le
studio de l’armée).
Visitors to the Icy Mountain, 1963
oAu
début des années 1950 aux frontières du Xinjiang
Le
scénario a été publié en 1961 dans la revue « Littérature du
cinéma » (《电影文学》)
qui avait été créée par le Studio de Changchun au début du
Grand Bond en avant, en janvier 1958. Il est en partie fondé
sur la propre expérience de Bai Xin qui était allé au
Xinjiang et au Tibet en 1954 pour tourner des documentaires.
Le
film, en noir et blanc, se passe à la frontière du Xinjiang
pendant l’été 1951, alors que des éléments du Guomingdang
sont encore dans la zone et tentent d’en chasser les
communistes. Les troupes frontalières de l’Armée de
libération, ayant reçu un avis les mettant en garde contre
des espions et les incitant à renforcer leur vigilance, sont
en alerte. En même temps, un vieux berger tadjik va marier
son fils. En se rendant au mariage, il rencontre un nouveau
soldat, Amir, et celui-ci, en entendant le nom de la
fiancée, Gulendam, se rappelle son amie d’enfance qui
portait le même nom et qui a été vendue par son oncle à un
riche propriétaire qui en a fait sa concubine. C’est
justement ce potentat local qui fomente une offensive contre
les soldats du poste frontalier, en utilisant les services
d’une espionne qui se fait passer pour Gulendam, alors que
la « vraie » est entre ses mains.
Toute
l’intrigue est dès lors une histoire compliquée d’identités
croisées sur fond d’espionnage et de luttes intestines à la
frontière, avec deux Gulendam dont la confrontation finale
est le clou du film.
Le
scénario original
o
Tournage difficile, musique célèbre
Le
film a été tourné en deux fois. Le premier réalisateur, Wang
Yi (王逸),
a commencé à tourner après la publication du scénario. Mais
il a souffert de l’altitude pendant le tournage ; il a été
obligé d’arrêter. Alors, en 1962, le film a été confié à
Zhao Xinshui qui a révisé le scénario et réorganisé
l’équipe, puis est parti plusieurs fois au Xinjiang pour
finaliser les repérages et le casting. En fait, le film n’a
pas été tourné sur le plateau du Pamir où se situe l’action
dans le scénario, mais dans les monts Tianshan qui
s’étendent au nord-ouest du désert du Taklamakan, à la
frontière sud du Kazakhstan et du Kirghizstan, avant de se
prolonger à l’ouest vers le Pamir, justement. Quant aux
scènes d’intérieur, elles ont été tournées au studio de
Changchun. Mais le tournage a été difficile en raison des
problèmes de communication entre l’équipe et les acteurs,
locaux et non professionnels, qui ont dû apprendre le
chinois, le film étant entièrement dans cette langue, comme
c’était l’usage à l’époque.
Le
film est célèbre pour sa musique, surtout ses chants
accompagnés au dutar et au rawap, instruments traditionnels
ouïghours, le plus célèbre étant « Pourquoi les fleurs
sont-elles ainsi rouges ? » (《花儿为什么这样红》)
qui est le chant de l’enfance d’Amir, et qui revient trois
fois dans le film. C’est la musique qui est l’une des
principales raisons du succès du film, mais elle est
entièrement « fabriquée » : s’il est fait appel aux
instruments traditionnels, les chants n’ont rien de la
musique locale, ou n’en sont qu’un pâle reflet, et ils sont
chantés en chinois, pour leur effet mélodramatique.
Visitors to the Icy Mountain (en noir et blanc, sous-titres
anglais)
Un film considéré en Chine comme un classique
oUn
classique à la longue carrière
Le
film est sorti en février 1963 au Théâtre du peuple du
Xinjiang où, selon les articles de presse, il a eu un grand
succès. Zhao Xinshui n’avait que 34 ans et il est devenu une
célébrité ; deux ans plus tard, il a tourné le mélo
« Express Train » (《特快列车》)
qui a fait pleurer la Chine entière et qui est encore
diffusé sur CCTV. Pendant la Révolution culturelle,
« Visitors to the Icy Mountain » a cependant été dénoncé
comme « herbe venimeuse » et film « à problèmes » parce que
l’auteur du scénario avait travaillé pour le Manchukuo et
que la musique était jugée « décadente ». Il est ressorti en
1978 ; les critiques ont alors été positives, et elles sont
aujourd’hui tout aussi élogieuses de la part des autorités
du cinéma – tout en reconnaissant que le réalisateur n’a pas
renouvelé par la suite ce qui reste considéré comme un
exploit.
Affiche publicitaire à la sortie du film
Et le
film poursuit sa prestigieuse carrière En 2004, il a été
adapté en une comédie musicale créée comme le film au
Théâtre du peuple du Xinjiang. En 2006, il a été adapté en
une série télévisée de 30 épisodes, et en 2014 en un opéra
qui a été représenté au National Centre for the Performing
Arts à Pékin. En 2022, il figurait dans la liste des cent
œuvres les plus remarquables de la période 1943-2021 établie
par l’Académie des arts de Chine. Et en décembre 2023, le
Théâtre du peuple du Xinjiang a commémoré son 60e
anniversaire.
Comme
tous ces films promus par le pouvoir, il est difficile d’en
faire la critique. Cependant, sans s’attaquer aux fondements
même du film, des études récentes ont comparé la narration
révisée au scénario d’origine et ont trouvé de grandes
différences, au point de considérer que le film était une
« adaptation subversive » du scénario original (颠覆式改编)
[1].
oDe Bai
Xin à Zhao Xinshui, du scénario au film
Zhao
Xinshui a révisé le scénario en profondeur pour tenter de
rendre les personnages vivants ainsi que leurs dialogues, et
surtout l’histoire compréhensible pour le spectateur
Le
scénariste et poète Bai Xin (白辛),
ou Wu Baixin (乌·白辛),
était de l’ethnie hezhe (赫哲族),
né en 1920 à Jilin (吉林),
dans le nord-est de la Chine. Dans sa jeunesse, il a
commencé sa carrière dans le Studio du Manchukuo (“满映”)[2],
ce qui lui a valu bien des ennuis au début de la Révolution
culturelle – ce qui reste un euphémisme : il s’est suicidé
le 22 septembre 1966 en se jetant dans la rivière Songhua.
Après
la guerre, à partir de 1945, il a travaillé comme
librettiste dans le Nord-Est et, après la libération de la
région par l’Armée de libération, il s’est engagé dans
l’armée et il est allé avec son régiment jusqu’à Hainan.
Plus tard, il a participé à la guerre de Corée comme
correspondant de guerre. En 1953, il a été engagé par le
studio du 1er août et c’est alors qu’il a tourné
des documentaires au Xinjiang et au Tibet, et en particulier
sur les glaciers du Pamir.
Bai Xin jeune
C’est
pendant le tournage de ce documentaire qu’il a entendu
parler d’une légende tadjik selon laquelle un jeune berger
voulait rapporter des fleurs de la montagne pour les offrir
à sa bien-aimée, mais en a été empêché par le dieu de la
montagne. C’est cette légende qui lui a inspiré le cœur de
son scénario : l’histoire d’amour entre Amir et Gulendam.
En
1958, il a demandé à être transféré au Théâtre de Harbin (哈尔滨话剧院)
pour y travailler à la fois comme metteur en scène et comme
librettiste. C’était une position de repli : sa femme Gao
Lan (高兰),
alors étudiante à l’Institut central d’art dramatique à
Pékin, avait été déclarée droitiste ; quant à lui, après une
chute de cheval lors d’un tournage mouvementé dans le
nord-ouest, il avait des problèmes de santé et désirait
revenir vers une carrière plus calme au théâtre, non loin de
chez lui. C’est alors qu’il a couché sur le papier le
scénario inspiré de ses expériences de tournage au Xinjiang.
Logiquement, il pensait initialement en faire un livret de
théâtre. Mais finalement c’est devenu un scénario pour le
studio de Changchun qui a désigné l’un de ses cinéastes
maison, Wang Yi (王逸),
pour réaliser le film.
Le
tournage a commencé aussitôt après la publication du
scénario, en 1961, mais il a très vite été arrêté, pour des
raisons matérielles et pratiques, mais aussi parce que le
scénario présentait des problèmes de fond. En reprenant le
film, Zhao Xinshui a donc révisé le scénario, en simplifiant
les rouages complexes imaginés par Bai Xin tout en en
gardant la trame fondamentale qui reposait sur la double
identité du personnage de Gulendam : la vraie, détenue par
les forces « réactionnaires » du Guomingdang, et la fausse,
une espionne au service de ces dernières ; l’intrigue se
dénoue lorsque la vraie Gulendam réussit à s’échapper grâce
à un jeune chanteur plein d’idéal et, dans la scène la plus
dramatique du film, à dévoiler la véritable identité de
celle qui se fait passer pour elle.
Confrontation entre les deux Gulendam, devant le
commandant Yang
La
réécriture a accentué la confrontation entre les deux femmes
érigées en symboles de deux mondes opposés, le monde ancien
et féodal du Guomingdang et le monde ouvert et progressiste
des communistes, tous deux cherchant à s’appuyer sur la
population locale, en l’occurrence les bergers tadjiks.
L’offensive sentimentale de la fausse Gulendam pour gagner
le cœur d’Amir est doublée du conflit relationnel entre les
Tadjiks qui soutiennent le potentat local et les soldats de
l’Armée de libération : l’histoire d’amour se superpose à
l’histoire politique et idéologique.
Les
modifications fondamentales faites par le réalisateur ne
sont pas sans contradictions ni ambiguïtés, au détriment de
la compréhension des ressorts intimes des personnages. Le
personnage sans doute le plus flou est celui de Kara, dont
le rôle dans la hiérarchie militaire du poste communiste
n’est pas développé et qui sert essentiellement à aider
Gulendam à s’évader, puis à justifier de sa véritable
identité en lui laissant son instrument de musique en
mourant. L’évasion elle-même est peu crédible.
De
toute évidence, ce qui importait, au-delà de la vérité des
détails affectifs et pratiques, c’était de mettre l’accent
sur le substrat idéologique fondant les actions des
personnages, dans un environnement déterminé par la lutte
entre les forces ennemies, et ce dans le contexte
idéologique et politique du début des années 1960.
oUn
film emblématique
De
manière générale, « Visitors to the Icy Mountain »s’inscrit dans le contexte
de la représentation des « non-Han » au cinéma, pendant la
période dite « des 17 ans », c’est-à-dire de la fondation de
la République populaire à la Révolution culturelle
(1949-1966)[3].
Le genre des films dits « de minorités » (少数民族片)
a en effet été créé dès les débuts du régime maoïste,
parallèlement à la nationalisation des studios de cinéma, et
en même temps qu’était élaboré le système de classification
des différentes ethnies cohabitant sur le territoire
chinois. Dans une première phase, de 1950 à 1956, ces films
entrent dans la catégorie des films de guerre, les
populations non-han, aux frontières, étant représentées sous
un double aspect idéalisé : il s’agit de louer leur courage,
mais aussi leur solidarité sans faille envers leur « grand
frère han » dans les combats aux frontières stratégiques du
pays, et en particulier au Xinjiang. Après 1956 et le
Mouvement des Cent fleurs, le genre a été étendu aux films
de fiction.
C’est
le cas de « Visitors to the Icy Mountain », dont l’affiche
originale porte bien la mention « film de fiction » (故事片).
L’objectif était de promouvoir l’unité nationale en louant
la solidarité entre han et non-han alors qu’en même temps
était encouragée la migration de populations han vers les
zones frontalières. Il s’agit bien sûr d’une représentation
stéréotypée où les non-han sont caractérisés par une loyauté
indéfectible envers leur grand frère. Et pour satisfaire les
goûts du public, et la tradition du mélodrame, tous ces
films ont des intrigues qui laissent une large part à des
histoires d’amour, comme le film de Zhao Xinshui.
Bien
que film de fiction, il se replace quand même dans un
contexte de combat, et d’espionnage, mais contre les forces
réactionnaires qui menacent le régime communiste : on est au
lendemain du désastre provoqué par le Grand Bond en avant et
la Grande Famine qui a décimé la population et sapé
l’autorité du Grand Timonier. En ce début des années 1960,
il tente de reprendre les rênes du pouvoir en contrant
l’opposition qui prône l’ouverture et le libéralisme. Il
revient, lui, au contraire, vers la ligne révolutionnaire
qui va conduire à la Révolution culturelle. Pas question de
céder un pouce sur la ligne idéologique : c’est le sens de
la lutte contre les réactionnaires dans le film.
On est
là aux antipodes des grands films qui ont marqué le
renouveau du cinéma chinois au début des années 1960 dont le
superbe « Février,
Printemps précoce » (《早春二月》)
de
Xie Tieli (谢铁骊),
sorti également en 1963, mais qui sera critiqué pour faire
l’apologie de l’humanisme bourgeois, obligeant Xie Tieli à
faire son autocritique.
On
aurait pu penser que le film de Zhao Xinshui ne supporterait
pas la comparaison tant il apparaît d’autant plus
maladroit, raide et artificiel : c’est lui au contraire qui
est promu, dans le contexte d’un nouvel essor des films « de
minorités » depuis le début des années 2000, avec une série
de films tournés surtout en Mongolie intérieure et au Tibet
– tandis que
Pema Tseden
développait un cinéma tibétain authentique, en tibétain.
oUn
remake tout aussi emblématique
Aujourd’hui, cependant, le Xinjiang est au centre des
préoccupations. Tout est fait pour promouvoir une vision
consensuelle de la région en éliminant toute trace de
culture autre que han, sauf à des fins touristiques. Le
remake du film de 1963 s’inscrit dans ce contexte. Il est
célébré dans une série d’articles revisitant les années
parcourues, pour voir en particulier
ce que sont devenus les acteurs.
Le remake est confié au réalisateur
Wu Youyin (吴有音)
qui a déjà fait ses preuves pour célébrer les franges du
nord-ouest, aux portes du désert, dans son film « The Sand
Murmurs » (《沙海之门》).
Le
film est annoncé pour 2030, sur un scénario de Yang Miao (杨苗)
et Guo Shubo (郭书博)
alias Wu Bai (五百),
avec l’actrice Tong Liya (佟丽娅).
« Visitors to the Icy Mountain », film devenu un
classique grâce à l’adaptation subversive du
scénario original.
L’article démonte à plaisir les incohérences des
révisions du scénario opérées par Zhao Xinshui, sans
aborder l’aspect politique.
[2]
Association cinématographique du Mandchukuo
満洲映画協会
Manshu Eiga Kyokai ou 満映
Man'ei.
Studio dont les bureaux de direction étaient situés
dans l’ancien institut d’architecture de Jilin (吉林省建築設計院)
et qui était présenté par les Japonais comme un
studio chinois.
[3]Sujet de
la thèse de Vanessa Frangville soutenue en 2009 à
l’université de Lyon, et de l’article la
synthétisant et l’actualisant paru dans
China Perspectives en 2012/2.