« The Chinese Mayor » (《大同》)
est un documentaire fascinant de Zhou
Hao (周浩),
primé au festival Sundance, aux Etats-Unis, où il est sorti
en première mondiale le 28 janvier 2015 et couronné meilleur
documentaire au 52ème festival du Golden Horse, à
Taipei, en novembre de la même année. Mais si le film est
fascinant, c’est que le personnage dont il suit les pas ne
l’est pas moins et qu’il soulève une foule de questions.
Geng Yanbo
Si le titre anglais tend vers l’abstrait, le titre
chinois précise, lui, de qui il s’agit : du maire de
la grande cité minière du Shanxi, Datong, et plus
précisément de celui qui en fut maire de 2007 à
2012 : Geng Yanbo (耿彦波).
C’est un superbe portrait humain, mais c’est aussi,
comme le souligne justement le titre anglais, un
portrait qui se veut symbolique, et réussit à
l’être, malgré la spécificité du sujet et le côté
hors norme du personnage.
Un maire atypique
Zhou Hao a filmé
Geng Yanbo au quotidien, dans la ville
[1],
et la qualité de son documentaire tient en grande partie au
regard neutre qu’il porte sur un personnage des plus
controversés, en tentant de saisir l’homme derrière le
maire, avec son idéalisme, sa foi dans l’avenir, sa volonté
de faire bouger les choses et son infatigable activisme qui
aurait été qualifié de révolutionnaire en d’autres temps.
La culture contre le charbon
Geng Yanbo aurait pu rester un cadre local
ordinaire. Né en 1958, dans le district de Heshun (和顺县)
dans la préfecture de Jingzhong (晋中),
au centre du Shanxi, il est membre du Parti depuis
1981, c’est-à-dire avant la fin de ses études à
l’université du Shanxi, en 1985. Il a ensuite suivi
un parcours banal, gravissant peu à peu les échelons
de l’administration locale en occupant divers postes
Et reconstruction
à Jinzhong, puis à Taiyuan, avant de devenir maire de Datong
en 2007.
Datong, une ville de
gravats
Mais, ce que montre le documentaire, c’est un
personnage habité par une vision et un idéal : celui
de changer l’image de la ville de Datong, capitale
du charbon qui est l’une des plus polluées, et
polluantes, de Chine, en lui faisant retrouver sa
splendeur d’antan : capitale de la brillante
dynastie des Wei au 3ème siècle, et
capitale secondaire de nombre de dynasties par la
suite, centre culturel et religieux qui a conservé
de prestigieux témoignages de son passé, dont les
grottes de Yungang (云冈石窟)
et ses sculptures datant des 5ème et 6ème
siècles.
Or, par un clin d’œil ironique du sort, les grottes
se trouvent, à la sortie de Datong, juste en face de
l’entrée de la plus grande mine de charbon de la
province, avec une cité entière de logements
ouvriers. L’idée du maire est très simple :
supprimer l’hégémonie du charbon dans Datong,
nettoyer la ville et en faire, d’abord, un centre
touristique, en mettant en valeur son patrimoine
culturel et celui de la région alentour.
D’où un vaste projet qui tient du
On dirait un film
d’Antonioni, dit l’homme
volontarisme maoïste teinté de mégalomanie : détruire
l’ancien pour construire le nouveau (破旧立新).
Vu de l’extérieur, on est sidéré par la démesure du projet,
mais Zhou Hao le montre porté par la foi, littéralement.
Changer envers et contre tout
Un maire idéaliste
C’est un projet démesuré, qui consiste, en effet, à
raser les vieux quartiers de la ville, pour
reconstruire les anciens remparts ainsi que des
quartiers modernes tout neufs – ce qui a valu au
maire le surnom de Geng le démolisseur : Geng
Chaichai (耿拆拆).
Mais, après tout, c’est ce qui se fait un peu
partout en Chine, à Pékin, Shanghai et jusqu’à
Urumqi.
Mais il faut pour cela déloger les habitants qui,
n’ayant pas de titres de propriété, sont le plus
souvent jetés à la rue sans
autre forme de procès, avec une maigre compensation. Le
maire est donc soumis à des pressions considérables, et des
protestations de tous côtés. Il lui faut une forte dose
d’idéalisme et de charisme pour réussir à avancer dans ces
conditions. C’est ce que montre le documentaire.
Un regard neutre mais symbiotique
Pile et face
Zhou Hao a filmé Geng Yanbo à la fin de son mandat,
à l’apogée, donc, de la mise en œuvre de son projet,
et il en montre les aspects contradictoires.
Il écoute le maire, dans son grand bureau, exposer
sa gigantesque ambition pour la ville, puis parcourt
celle-ci jonchée de gravats, au pied de murailles
neuves, comme un véritable délire. Il montre aussi
le maire visitant les chantiers, comme un parcours
du combattant, en butte aux protestations des
malheureux boutés hors
Affrontant les
protestataires
de chez eux, mais affrontant les critiques, assuré d’œuvrer
pour le bien public.
Et répondant aux
requêtes
Le documentaire, cependant, prend toute sa force et
sa signification dans les séquences conclusives,
quand le maire, finalement, doit quitter ses
fonctions, envoyé ailleurs par une décision « d’en
haut » tout aussi arbitraire que ses propres
décisions et directives en tant que maire. On le
voit alors pleurer sur son projet inabouti auquel il
s’était voué corps et âme, comme devaient pleurer
autrefois les valeureux ministres de l’empereur
envoyés à l’autre bout du territoire pour satisfaire
quelque cabale de cour.
Le plus émouvant est de voir la caméra suivre les
manifestations de rue en sa faveur, montrant que,
finalement, il avait réussi à susciter une
mobilisation dans la ville en faveur de son idée,
que les habitants avaient fini par y croire, et à
rêver eux aussi d’un autre avenir que le charbon
pour leur ville.
Reste une cité qui continue d’être minière, mais
dévastée et endettée, où les sacrifices consentis
par les uns et les autres auront été en vain.
Regrets de partir sans
avoir terminé
Portrait symbolique, tableau emblématique
Manifestations de
soutien après son départ
« The
Chinese Mayor » forme une sorte de diptyque avec le
documentaire de 2009 sur le secrétaire du Parti Guo
Yongchang
[2].
Zhou Hao y examine
un autre aspect de la gestion des affaires locales
en Chine. Mais Guo Yongchang n’était qu’un rouage
dans l’immense machine administrative, un personnage
suffisamment ordinaire pour devenir symbolique de sa
fonction.
Avec son panache, son idéalisme triomphant, son aura
charismatique, avec ses défauts et ses faibles
aussi, Geng
Yanbo est différent. Pourtant, les deux documentaires sont
traités avec une approche semblable : en collant au plus
près possible de la réalité sous ses multiples facettes, en
restant le plus neutre possible, et surtout en évitant les
clichés faciles.
Finalement, et en particulier grâce à sa conclusion,
qui renverse décisivement l’opinion que l’on aurait
pu se faire du personnage et de son projet, le
documentaire atteint une dimension humaine qui
laisse profondément songeur.
Poursuivant la réflexion où s’était arrêté «The
Transition Period », il
pose implicitement la question de l’efficacité
ultime, en termes humains autant qu’économiques,
d’un processus décisionnaire fondé sur l’arbitraire
d’un
Maire Geng, reviens !
pouvoir sans contre-pouvoirs, avec une dose d’absurde dans
un système opaque qui ne permet pas une gestion efficace à
long terme et ne certifie pas non plus le bien-fondé
économique des décisions prises ; le résultat est, comme
dans le cas de Datong, un système de yo-yo où les décisions
sont annulées quand elles s’avèrent trop dangereuses, le
danger étant souvent, d’ailleurs, mesuré en fonction des
intérêts concurrents menacés.
Trailer
Et Datong ?
Dernière image, et
conclusion
Le vaste
projet urbain de Geng Yanbo est au point mort. Il
faut dire que sa gestion s’était soldée par quelques
améliorations dans la ville ; on y a noté une nette
diminution de la pollution de l’air pendant ses cinq
ans de mandat : d’après les statistiques du
ministère de l’environnement, Datong est passée du
115ème rang des villes les plus polluées
de Chine (sur 117) en 2005 à la 47ème
place sur 120 en 2012
[3].
Il faut dire aussi que la reconstruction des vieux quartiers
du centre-ville tient de la mode chinoise du pastiche, avec
recréation de vieux quartiers Tang, flambant neuf comme les
remparts, qui n’ont que très peu à voir avec la Datong
historique. Une Datong historique dont il n’existe plus
rien, et qu’on ne peut donc « préserver », comme ce qui se
pratique plus au sud, à Pingyao (平遥).
Le projet a fait l’objet d’une investigation après de
violents heurts avec des habitants menacés d’éviction en mai
2011. Ce qui a sans doute été le plus contesté, c’est le
projet de construction d’un complexe touristique à Yungang,
avec temples, lac artificiel et avenue y menant bordée de
colonnes et statues… et boutiques de cadeaux.
Datong, un
centre-ville dévasté
Mais c’est aussi l’avenir du charbon à Datong que contestait
le projet de Geng Yanbo. Force est de constater, malgré les
déclarations répétées du gouvernement, que sa primauté dans
le pays n’est toujours pas remise en cause, faute
d’alternative.
A la fin
de 2015, en raison du ralentissement de l’activité
économique, les groupes Datong Coal et Shenhua
cherchent maintenant à développer leurs
exportations pour compenser la diminution de
leurs ventes de charbon en Chine. Polluante,
l’industrie du charbon est en crise
[4],
mais la solution qui se profile n’est pas celle que
l’on aurait pu imaginer : la politique du
gouvernement pour lutter contre la pollution est
plutôt de transférer les centrales polluantes vers
l’intérieur...
Reconstruction des
murailles
La politique du maire Geng semble donc avoir été en conflit
avec la politique du gouvernement. Mais ce sont quand même
surtout les conflits provoqués localement par les travaux
dans la ville qui semblent avoir justifié son transfert
ailleurs. Toujours au nom de l’harmonie nationale.
Et Geng Yanbo ?
Un projet en panne
Gen Yanbo est aujourd’hui maire de Taiyuan, à deux
pas de Datong… ce qui est aussi une manière bien
chinoise de gérer les conflits. Mais il poursuit à
Taiyuan la politique de destruction menée à Datong,
avec les mêmes résultats : une ville en chaos. Ce
qui semblait au départ une vision mégalomaniaque
pourrait être, finalement, une obsession
paranoïaque…. Zhou Hao devrait tourner une suite à
son documentaire.
[1]
Avec une telle liberté, que le
festival Sundance a décerné à Zhou Hao le prix « de
la meilleur accessibilité » [à son sujet]. Mais
c’était déjà le cas pour les autres documentaires du
réalisateur.
[3]
Ce qui tient peut-être tout simplement au fait que
la pollution a augmenté plus vite ailleurs.
[4]
Son déficit d’image est aggravé, en
outre, par le fait qu’elle est l’un des principales
cibles de la campagne anti-corruption du président
Xi Jinping, avec pour résultat que personne ne veut
plus y travaillercar c’est trop risqué.