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« A River Runs,
Turns, Erases, Replaces » de Zhu Shengze :
réflexion sur
la ville, le fleuve et la mémoire
par Brigitte Duzan, 19 mars 2021
Quatrième documentaire de
Zhu Shengze (朱声仄),
« A River Runs, Turns, Erases, Replaces » (《河流,奔跑着,倒映着》)
est sans doute le film le plus personnel de cette
jeune cinéaste qui observe depuis maintenant près de
dix ans les conditions de vie au quotidien de
tranches de la société que l’on voit rarement sur
les écrans, travailleurs migrants, handicapés,
inadaptés sociaux. C’est un regard qui prend son
temps, une caméra qui s’attarde, en longs plans qui
laissent le temps à la réflexion.
Ce nouveau documentaire est un film « sur Wuhan »,
la ville de la réalisatrice, mais qui dépasse
largement le documentaire courant sur le
confinement ; il en part, nécessairement, mais comme
d’un accident qui a bouleversé son projet initial,
pour mieux remonter dans le passé et en interroger
les blessures, les failles, les infinis regrets.
Un projet repensé et remodelé |
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A River Runs, Turns… |
2016 : début de réflexion, premiers tournages
Zhu Shengze a commencé son projet en 2016. Après être partie
vivre aux Etats-Unis en 2010, chaque fois qu’elle rentrait
chez elle, elle ne reconnaissait pas la ville, ou du moins
elle ne s’y reconnaissait pas. Cette ville, c’est Wuhan, un
immense chantier, surtout à partir de 2015 quand ont débuté
les travaux de construction du métro. Déconcertée, envahie
par un sentiment croissant d’aliénation vis-à-vis d’une
ville qui lui devenait étrangère, elle a voulu voir comment
les habitants réagissaient à ces bouleversements, et quel
impact cela avait sur leurs relations à la ville et entre
eux.
Elle a filmé entre l’été 2016 et l’automne 2019, à chacun de
ses retours à Wuhan. Puis est arrivée la catastrophe de
l’épidémie, le confinement brutal de toute la ville, et même
de toute la province. Il était impossible d’ignorer cette
nouvelle réalité. Elle a donc aménagé son projet en trois
parties, à partir de ce qu’elle avait déjà fait : avant,
pendant, après. Mais elle a compris qu’elle ne pourrait pas
revenir filmer.
Son projet n’était donc plus viable en l’état, elle l’a
totalement remodelé, dans une nouvelle optique incluant le
confinement, les morts, le sacrifice de toute la ville, mais
en évitant d’en faire le sujet principal, en le repensant
dans le champ plus vaste de sa réflexion sur la réaction
humaine au changement ; c’était maintenant un bouleversement
dramatique qui incurvait sa vision, bouleversement qui
n’était plus seulement pour chacun disparition de ses
repères dans la ville, entraînant un nouveau rapport au
monde, mais disparition d’êtres chers et de proches, un
traumatisme pour les survivants.
2020 : Méditation sur la perte, indissociable du temps qui
passe
Le documentaire est donc très original, surtout considéré
dans le flot de documents sur le confinement de Wuhan. Vu
par Zhu Shengze, le confinement lui-même est comme un trou
noir dans l’histoire de la ville – il n’est jamais question
de l’épidémie dans son film, le nom de covid n’est jamais
même mentionné ; le film débute par une séquence qui en
marque la fin, pour remonter le temps chronologiquement
jusqu’en 2016. Ce qu’il reste de ce trou noir, ce sont les
disparus, ou plutôt les souvenirs des disparus, qui
continuent de hanter les vivants.
Scandant le film, quatre lettres disent la douleur de la
perte, la douleur de vivre avec le souvenir de temps
heureux, ou peut-être pas très heureux, là n’est pas le
problème : c’était un temps où les peines comme les joies
étaient partagées. La perte est aussi synonyme de solitude.
Il faudra du temps pour panser toutes ces plaies. Mais
pendant ce temps, la ville continue sa métamorphose, le long
du fleuve qui coule imperturbablement.
Une somme esthétique d’une subtile beauté
Cette réflexion sur le changement, le temps et la perte est
traduite en longs plans qui incitent à la méditation ; ils
sont dénués de dialogues, la voix humaine étant remplacée
par le paysage sonore qui double les images et leur donne
une autre dimension.
Fin du confinement
Le film commence par une longue séquence muette, montrant
des rues vides, sans âme qui vive. C’est le 3 avril, nous
indique le surtitrage. Puis retentit longuement une sirène.
Et la ville revient tout doucement à la vie. La sirène est
celle qui a effectivement retenti à la fin du confinement de
la ville, en hommage aux disparus. La fin du confinement, le
4 avril, a coïncidé en outre avec la fête de Qingming (清明节),
le jour de nettoyage des tombes en hommage aux morts.
La fête de Qingming au
bord du fleuve |
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Cette rapide évocation, factuelle, renvoie en
liminaire, et sans que ce soit intentionnel, à un
tableau célèbre, intitulé justement « La fête de
Qingming au bord du fleuve » (《清明上河图》),
qui dépeint la vie et le paysage de la ville de
Kaifeng sous les Song du Nord, vers la fin du 11e
siècle et le début du 12e. |
« A River Runs, Turns, Erases, Replaces » est une vision
moderne de la ville chinoise quelque dix siècles plus tard :
le tableau célébrait la vie et l’esprit festif de la
population de la capitale à l’apogée de la dynastie des
Song ; le film témoigne de la résilience de la ville de
Wuhan aux lendemains de la catastrophe qui venait de
l’endeuiller. Dans les deux cas, le fleuve occupe une large
part de la scène.
Cette longue séquence initiale donne le ton et le rythme de
ce qui suit, traité en plans longs, filmés à distance, sans
quasiment de présence humaine.
Plans longs, rare présence humaine, paysage sonore
Le film montre des chantiers de construction d’immeubles, de
ponts, chantiers publics sans fin, comme si la ville n’en
finissait pas de se construire et se reconstruire.
Régulièrement, la caméra s’évade le long du fleuve, lieu de
détente, de divertissement, mais aussi de mémoire. La
longueur des plans démultiplie l’espace offert au regard,
regard posé sur le paysage qui se double d’un regard
intérieur.
Dans ce contexte, le son est soigneusement étudié et prend
une importance particulière : même longs et méditatifs tels
qu’ils sont, les plans sont enfermés dans un cadre imposé ;
le son permet de s’en évader, de suggérer le hors champ.
Zhu Shengze avait déjà utilisé le procédé
dans son film de 2016, « Another Year » (《又一年》),
quand elle suggérait par le son ce qui se passait dans la
cuisine en hors champ alors que la caméra était fixée dans
la seule pièce d’habitation de la famille dont elle
filmait le quotidien ; le son offrait une échappée bienvenue
à l’enfermement claustrophobique de la famille.
Le son permet de s’échapper du cadre, de suggérer une vie
autre, ailleurs qu’à l’image qui ne montre que très peu de
présence humaine. Mais on entend très mal les voix, ce
qu’elles disent importe peu, ce qui importe est la vie
qu’elles suggèrent, la vie qui continue, malgré tout. Les
voix ne disent pas, elles ne racontent pas une histoire ;
elles font partie du paysage sonore pour véhiculer des
sensations et induire à la réflexion. Et ceci est d’autant
plus frappant dans l’utilisation à l’écran des quatre
lettres qui structurent le film.
Quatre lettres pour dire la perte, écrites, non dites
Écrites par Zhu Shengze elle-même, ces quatre
lettres ne sont pas un élément narratif, mais une
réflexion sur la douleur, muette, qui reste et fait
désormais partie de la vie comme après toute
catastrophe. Elles émanent de personnes très
différentes, mais qui toutes ont perdu quelqu’un
dans cette tragédie dont le nom n’est jamais
prononcé, ce qui en fait une catastrophe anonyme,
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Spectacle
pyrotechnique au bord du Yangtsé (lettre 1) |
à valeur universelle : une jeune femme pleure son mari, une
petite fille sa grand-mère, une jeune fille partie aux
Etats-Unis a perdu son père et un jeune garçon le copain qui
était le chef et l’âme de toute sa bande de jeunes.
Ces lettres, de styles aussi différents que leurs auteurs,
mais très littéraires, expriment la douleur de la perte par
évocation du passé : la première lettre évoque les jours
heureux du couple avec leur enfant, et la tristesse, pour la
femme, d’avoir à continuer seule ; la seconde lettre, de la
petite fille à sa grand-mère qu’elle n’a pu aller voir à
l’hôpital avant sa mort, égrène les souvenirs nostalgiques
que l’enfant conserve de la vieille dame, finalement presque
plus présente dans la mort qu’elle ne l’était dans la vie ;
dans la troisième lettre, c’est le passé du père, découvert
seulement après sa mort, qui resurgit, avec sa passion pour
les ponts qui vient rejoindre le présent, et la construction
du nouveau pont dont il avait parlé à sa fille la dernière
fois qu’il l’avait vue – maintenant le pont est bien là,
mais plus le père ; et la quatrième lettre dépeint en termes
plus maladroits la chaude fraternité de jeunes laissés
dorénavant à leur solitude, au bord du fleuve qui était leur
lieu de rendez-vous.
Le kiosque au bord du
fleuve (lettre 4) |
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Zhu Shengze a soigné ses textes et a choisi non pas
de les faire entendre en voix off, dits par un
acteur, mais de les inscrire, phrase par phrase,
calligraphiés à l’écran, comme on inscrit un poème
sur une stèle. Ce texte muet s’intègre dans l’image
et en approfondit le sens, sans rompre l’unité du
film autour de l’image et de son paysage sonore. |
Omniprésent : le fleuve
Les quatre lettres soulignent aussi la présence
incontournable du fleuve qui rythme les vies de chacun :
leurs souvenirs lui sont liés, souvenirs heureux de
promenades, de sorties, en famille, en bande, le fleuve est
omniprésent et fournit son thème au film. Quels que soient
les bouleversements de la vie et du paysage de la ville, ses
rives continuent d’offrir détente et délassement loin du
bruit des chantiers.
Le fleuve est aussi l’image du temps qui s’écoule,
inexorablement, en emportant peu à peu le souvenir des
blessures mal refermées. Mais le fleuve, lui, n’oublie pas,
comme conclut l’auteur de la dernière lettre. Et contre
l’effacement du passé par la simple usure du temps qui passe
vient témoigner le documentaire qui préserve au contraire la
mémoire du fleuve.
Le film a été
présenté en mars 2021 en sélection officielle à la Berlinale
ainsi qu’au festival Cinéma du Réel, à Paris
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