Le
qinqiang (秦腔)
est le nom de l’opéra du Shaanxi : Qin (秦)
était en effet, du temps des Printemps et Automnes et
Royaumes combattants (771-207 avant J.C.), le nom de l’Etat
situé sur le même territoire que le Shaanxi actuel, dont le
dernier potentat, poursuivant une politique de conquête et
d’expansion, réussit à fonder le Premier empire, devenant le
fameux Premier Empereur ou Qin Shihuangdi (秦始皇帝)
[1].
Le
qinqiang est un opéra rural caractérisé par un
accompagnement aux claquettes (bāngzi
梆子),
d’où son appellation populaire de luàntán (乱弹),
c’est-à-dire jouer de la musique en faisant un bruit
infernal. L’opéra bāngzi
(梆子腔)
est un opéra qui fait partie des quatre grands types
d’opéras traditionnels chinois classés selon leur type de
musique (shēngqiāng
声腔),
et qui regroupe l’opéra du Henan (Yùjù
豫剧),
l’opéra du Shanxi (Jìnjù
晋剧)
ou encore celui du Hebei (Héběi
bāngzi河北梆子).
Un opéra local aux sources anciennes
Première théorie en 1705
Que le
qinqiang porte le nom de l’ancien Etat de Qin et de
la dynastie éponyme ne signifie pas pour autant qu’il est né
à cette lointaine époque comme l’a prétendu une théorie
formulée au début des années 1950 par un ancien soldat du
nom de Wang Shaoyou (王绍猷)
devenu scénariste et « chercheur » sur l’opéra qin
après son départ de l’armée en 1932. Théorie sans fondement,
mais qui a longtemps continué à être doctrine officielle
dans les médias et auprès des autorités du Shaanxi alors que
Wang Shaoyou devenait une éminence de l’Institut de
recherche sur l’opéra traditionnel du Shaanxi (陕西省戏曲研究院).
Que le qinqiang ait des origines très
anciennes, c’est certain ; il puise ses sources dans
la musique populaire de la région et jusque dans le
Gansu, au nord du Shaanxi, en reflétant la vie et la
mentalité de la population rurale, avec toutes les
histoires qui circulaient et forment un fond de
littérature orale où puiser les scénarios. On pense
que les premières formes des différents opéras
bangzi se sont créées et ont évolué sous les
Ming. Mais on s’accorde aujourd’hui pour dire que
l’opéra qin dans sa forme moderne est né au
début du 19e siècle, comme tendent à le
Guo Hongjun en 2016
démontrer les recherches sur les origines du qinqiang
de Guo Hongjun (郭红军)
publiées en 2007 dans la revue de l’Association du théâtre
du Shaanxi (陕西省戏剧家协会)
[2].
C’est
en effet en 1705, pendant la dynastie des Qing, sous le
règne de l’empereur Kangxi (康熙),
qu’un musicien originaire de Jingyang (泾阳),
Zhang Dingwang (张鼎望),
a écrit une première « Théorie de l’opéra Qin » (《秦腔论》).
Puis, sous les empereur Qianlong (乾隆)
et Jiaqing (嘉庆),
Wei Changsheng (魏长生
1744-1802), spécialiste des rôles féminins de dàn (旦)
et de qingyi (青衣),
est allé trois fois à Pékin donner des représentations de
l’opéra et a remporté un grand succès. L’opéra qin
est devenu tellement populaire que des chanteurs de kunqu
et de jingju ont changé pour en devenir des
interprètes.
Développement au début du 20e siècle
En
1912 a été créée à Xi’an la société Yisu (易俗社),
avec mission de renouveler le répertoire, la musique, le
chant et la scénographie dans son ensemble. La société a
créé des branches dans d’autres provinces.
L’opéra qin s’est ensuite développé dans la plaine de
Guanzhong (关中平原)
[3]
au début du 20e siècle. Ce sont les vieilles
histoires transmises dans le peuple, en grande partie par
les conteurs, qui en forment le fond thématique, sur des
musiques populaires dont de nombreux airs étaient joués dans
les temples lors des fêtes annuelles, et lors des mariages
et des funérailles. Pendant la guerre de résistance contre
le Japon, les artistes se sont attachés à exprimer l’ardeur
révolutionnaire des soldats-paysans-ouvriers en donnant des
représentations dans toute la zone frontalière du
Shaanxi-Gansu-Ningxia.
L’opéra a bénéficié de recherches et de promotion après la
fondation de la République populaire, jusqu’au coup d’arrêt
imposé par Jiang Qing pendant la Révolution culturelle.
Un opéra toujours vivant
Caractéristiques, sujets, stars
Le
qinqiang a conservé bien des caractéristiques anciennes,
dont treize sortes de rôles : quatre sortes de rôles
masculins shēng
(生),
six sortes de rôles féminins dàn (旦),
deux sortes de visages peints jing (净)
et un rôle de bouffon chǒu
(丑).
On
compte aujourd’hui quelque deux mille livrets, beaucoup sur
des sujets très connus : « L’Orphelin des Zhao » (《赵氏孤儿》),
« Les femmes générales de la famille Yang » (《杨门女将》),
« Les Gardes rouges du lac Hong » (《洪湖赤卫队》),
etc. D’autres sont des créations : par exemple « Trois
gouttes de sang » (《三滴血》),
un opéra de Fan Zidong (范紫东)
créé en 1918 par la société Yisu de Xi’an et adapté d’un
récit des « Notes de la chaumière Yuewei » (《阅微草堂笔记》),
brefs récits dans le genre des « Contes du Liaozhai »
écrits par Yi Jun (纪昀1724-1805)
en 1789-1798. En octobre 2018, pour le centenaire de la
création de cet opéra, il a été de nouveau représenté sur la
scène du National Centre for the Performing Arts (国家大剧院)
à Pékin.
Trois
gouttes de sang, opéra qin filmé produit en 1960 au
studio de Xi’an
Xiao Yulin (à g.) et
Yu Qiaoyun
lors d’une de leurs
dernières apparitions en public
Le qinqiang a eu ses stars. L’une des plus
célèbres au 20e siècle est Yu Qiaoyun (余巧云),
surnommée « l’impératrice du qinqiang » (秦腔皇后).
Née en 1932, elle a été formée aux rôles féminins :
qingyi (青衣),
xiao dan (小旦),
huadan (花旦)
et, typique du qinqiang, guigedan (闺阁旦)
ou guimen dan (闺门旦)
« dan du boudoir ». Elle a fait sensation à
l’automne 1948 lors d’une représentation à Qiaozikou
à Xi’an (西安桥梓口) ;
le premier numéro de la revue Chunlei (《春蕾》杂志)
lui a consacré plusieurs pages, avec articles et
photos, en lui conférant le titre d’impératrice du
qinqiang qui lui est resté.
Yu
Qiaoyun interprétant le rôle principal de l’opéra
Xiao Yulin dans le
rôle de Huang Guiying, dans le film « Le cheval de
feu »
L’autre « reine » du qinqiang de la même
génération était Xiao Yuling (肖玉玲),
née en 1938, qui était plutôt spécialiste des rôles
de guimendan et a fondé l’ « école
Xiao » du qinqiang (肖派).
Alors qu’elle n’avait que 18 ans, elle a interprété
le rôle de Huang Guiying (黄桂英)
dans le premier film de l’histoire du qinqiang :
« Le Cheval de feu » (《火焰驹》),
film en couleur réalisé au studio de Changchun et
sorti en 1958 – année qui marque l’apogée des
recherches sur les opéras traditionnels dans la
République populaire.
Xiao
Yuling est décédée en 2017 à l’hôpital du peuple du Shaanxi,
deux ans avant Yu Qiaoyun, disparue en juin 2019. Mais leur
descendance est assurée.
L’opéra aujourd’hui
Aujourd’hui, l’opéra qin est à nouveau à
l’ordre du jour et les publications se multiplient.
En 2014, le professeur Jiao Haimin (焦海民)
de l’Université normale du Shaanxi a publié un livre
intitulé « Qinqiang, le tournant de 1807 » (《秦腔
1807年的转折》) :
il y analyse les changements qu’a connus l’opéra
pendant les règnes des empereurs Qianlong et de
Jiaqing, en faisant de la 12ème année de
l’ère Jiaqing (1807) un moment-clé de l’histoire de
cet opéra, du point de vue des formes tant
narratives que musicales, en soulignant que ces
changements reflètent l’évolution de la société.
En 2016, poursuivant
ses recherches sur cet opéra, le professeur Guo
Hongjun, quant à lui, a coédité une anthologie en
deux volumes des textes publiés après sa fondation
en 1912 par la société Yisu
[4].
Et dans un livre paru en mai 2020, sacrifiant à la
ligne officielle, son collègue Jiao Haimin l’a
intégré dans la « culture de la route de la soie »
[5].
Anthologie des textes
publiés
par la société Yisu,
2016
Qinqiang, le
tournant de 1807
Le Qinqiang et
la culture de la Route de la soie
“Qinqiang” de Jia
Pingwa
Le compositeur
Tan Dun (谭盾)
lui-même a fait des recherches sur le qinqiang
pour préparer son opéra « The First Emperor »
représenté en première mondiale au Met à New York en
décembre 2006 ; ce fut, dit-il, un véritable voyage
de découverte : une « odyssée opératique »
[6].
Le plus bel hommage qui ait été rendu à l’opéra,
cependant, reste le roman de
Jia Pingwa (贾平凹)
intitulé justement « Qinqiang »
(《秦腔》) :
il montre à quel point l’opéra faisait partie
intégrante de la vie des gens dans les campagnes du
Shaanxi.
[1]
Le caractère
qiāng
(腔)
désigne les cavités dans le corps (comme l’indique
la clé du caractère), et par extension le son
produit dans ces cavités, en gros bouche, poitrine
et abdomen. C’est un ton, mais aussi un accent
local. qiāngdiào (腔调)
est leterme désignant les airs d’opéra et
qínqiāng
(秦腔)
signifie « le son/la tonalité de Qin ».
[3]
C’est-à-dire la plaine au milieu des quatre passes (guan),
correspondant à la basse vallée de la Wei,
aujourd’hui au centre du Shaanxi et à l’est du
Gansu. C’est de là qu’était originaire la mère de
l’écrivain Jia Pingwa (贾平凹),
plus exactement de Shangluo, dans le district de
Danfeng (商洛市丹凤县),
au sud-est. De là l’amour de l’opéra qin que
reflète le roman éponyme de l’écrivain.