Tang
Yi est née à Fuzhou, dans le sud-est de la Chine, et y a
passé sa jeunesse.
Après
avoir fait des études de comptabilité à l’Université
chinoise de Hong Kong, elle a commencé à écrire des chansons
et à faire des vidéos musicales. Son premier EP
[1],
« Seriously », distribué par Universal Hong Kong, est resté
en tête des ventes du Hong Kong ITunes Store pendant une
semaine après sa sortie. Ses vidéos « Why On My Bed » et
« Just Be Gay » ont atteint des audiences records sur weibo
[2].
En
2016, elle est partie à New York poursuivre des études de
cinéma à la Tisch School of the Arts de l’université de New
York. Mais son idée n’était pas de faire des films, plutôt
des clips musicaux soutenus par un fil narratif, comme celui
qu’elle a présenté pour entrer à l’École et qui lui a valu
d’y être admise : « Why I’m Bad ».
Pendant sa première année à l’École, elle a tourné trois
courts métrages « d’école », pour s’entraîner.
Premier court métrage
Pour
son premier court métrage (12’), « Black Goat » (《小阿尼偷羊记》),
elle est allée au Népal et a filmé en népalais, dans un
monastère de nonnes. Onze auparavant, elle avait passé une
semaine dans un monastère au Népal avec sa classe ; les
jeunes moines qui s’occupaient d’eux avaient leur âge,
treize ou quatorze ans, et beaucoup d’expériences et de
goûts communs. Elle est restée en contact avec eux. C’est
pourquoi, en deuxième année à la Tisch School, ayant
l’occasion d’aller tourner à l’étranger, elle a choisi le
Népal plutôt que Hong Kong ou la Chine continentale.
Black Goat
Elle
est revenue dans le même monastère népalais et y est restée
un mois, suffisamment pour se rendre compte que, étant une
réalisatrice, elle se heurtait à un mur : les moines
pensaient qu’une femme ne pouvait pas raconter leurs
histoires. Comme elle l’a expliqué dans une interview en
2023
[3],
elle est alors allée dans un monastère de nonnes bouddhistes
dont elle avait rencontré la fondatrice
[4].
C’est un monastère très spécial car les nonnes, outre le
bouddhisme, étudient aussi bien l’ingénierie que le droit et
se préparent à des études universitaires.
Tang Yi s’est dit qu’elle pouvait tentait de repousser là
les limites des tabous. Se souvenant des interdits imposés
par sa mère quand elle était adolescente – éviter d’aller au
monastère quand elle avait ses règles - elle a annoncé
qu’elle voulait faire un court métrage sur l’expérience
menstruelle des nonnes. Or les interdits liés aux règles
sont encore pires au Népal qu’en Chine : dans certains
endroits, on isole les filles dans des huttes où elles sont
livrées à elles-mêmes, et parfois violées. La fondatrice du
monastère a pourtant approuvé le projet tout de suite, en
laissant Tang Yi gagner la confiance des nonnes, et à la
condition que toute l’équipe de tournage soit féminine. Tang
Yi a fait venir des camarades de classe des Etats-Unis, et
deux ingénieures du son de Mumbai.
Son court métrage prend la forme d’une fiction : une jeune
nonne, nouvelle dans un monastère, a ses règles pour la
première fois après avoir entendu une histoire tragique de
menstruation dans un monastère contée par une nonne, la
nuit :
L’histoire
Terrifiée, elle réussit à le cacher jusqu’à ce que la vérité
saute aux yeux de tout le monde pendant la prière ; croyant
être victime d’une malédiction, elle pense, comme dans
l’histoire, devoir sacrifier une chèvre noire pour y
échapper… Le titre chinois (xiao
ani tou yang ji
《小阿尼偷羊记》)
signifie « histoire de la petite nonne qui vole une
chèvre ».
Tang Yi a tourné avec un budget initial de 2 000 dollars,
pour un coût total de 23 000 dollars. Sa mère lui a avancé
des fonds, mais elle a manqué d’argent pour la
postproduction. Malgré tout, l’expérience de ce court
métrage a été très positive, pour les nonnes d’abord, mais
aussi pour la suite de son travail : « Black Goat » lui a
facilité l’obtention de financements pour son court métrage
suivant.
2021 : Tous les corbeaux du monde
Ce
deuxième court métrage (de 14’), « All the Crows in the
World » (《天下乌鸦》),
est également né d’une expérience personnelle : quand elle
était adolescente, en pension pour préparer l’entrée à
l’université, un oncle l’a invitée à dîner et l’a reçue avec
ses deux maîtresses, l’a fait boire avec les autres invités,
puis l’a emmenée dans un « karaoké » qui était en fait une
maison de passe… Elle a mis longtemps avant d’en parler à
son père qui s’est juste assuré qu’elle n’avait pas été
agressée sexuellement. L’affaire a été enterrée, mais le
traumatisme est resté.
Tous les corbeaux du
monde
Le
film revient sur cette histoire en en faisant la trame de
son scénario. Elle montre la réalité telle qu’elle l’a
vécue, une réalité assez sordide de la société chinoise mais
traitée sur un ton satirique inspiré, de son propre aveu, de
l’humour décalé de Takeshi Kitano. Mais le titre du film (Tiānxià
wūyā
《天下乌鸦》)
rappelle trop celui du film de Feng
Xiaogang (冯小刚)
« A
World Without Thieves » (Tiānxià
wúzéi《天下无贼》)
pour exclure cette influence-là aussi.
Dans
« Black Goat », Tang Yi s’attaquait à la « honte » de la
menstruation, dans « All the Crows in the World » elle
s’attaque à celle de la sexualité, telle qu’elle l’a
ressentie. Le personnage principal de son film est son
double. Elle n’est pas invitée par son oncle, mais par sa
cousine, mais la situation est la même. Tang Yi a ensuite
brodé, avec un humour sarcastique qui s’attaque aussi bien
aux loups qu’aux corbeaux, et surtout aux pratiques et
croyances traditionnelles de la Chine ancienne. La séquence
introductive est représentative du ton du court métrage :
All the Crows in the World, séquence introductive
Le
film détonne. On sent une espèce de libération qui n’exclut
pas la provocation. Y compris la provocation vis-à-vis des
professeurs de la Tisch School, en allant contre leur
enseignement, ce qui lui a valu des critiques très sévères.
En fait le film n’a pas été réalisé dans le cadre de
l’École, mais grâce au soutien de la fondation du
Hong Kong Arts Development Council, ce qui explique sa
classification parmi les « films de Hong Kong ». Tang Yi
explique sa réussite par le fait qu’elle est restée fidèle à
elle-même.
Sous
le titre « Tous les corbeaux du monde », le film a été
couronné de la Palme d’or du court métrage au
festival de Cannes en 2021.
Tang Yi travaille sur un développement de ce film qui
devrait être son premier long métrage.
En
attendant, elle a réalisé un troisième court métrage.
2022 : Yokelan 66
Ce
court métrage (10’), « Yokelan 66 » (《玉兰,六十六》),
est un portrait original de la Yulan/Yokelan du titre, une
veuve de 66 ans, belle et chic, qui vit dans le Chinatown de
Manhattan et fréquente une classe de danse pour tenter de
trouver un nouvel amour. Mais finalement les hommes sont
décevants.
Yokelan 66
Tang
Yi égratigne au passage la nostalgie du cantonais et autres
dialectes chez les Chinois de la seconde génération
d’immigrés aux États-Unis qui n’ont guère plus l’occasion de
parler leur langue. Mais le film passe rapidement là-dessus.
La quête de l’homme idéal reprend après un espoir avorté,
comme si tout était dans la quête et non dans l’homme…
Tourné
avec des amateurs, dont Yokelan Lee, le film met en valeur
la superbe robe rose que porte l’actrice. Il a été réalisé
grâce à Voguefilm
[5].
Yokelan 66
[1]
Extended Play : un peu plus qu’un
single, mais moins qu’un album.
[4]
Dans l’interview est cité le nom de "Anila
Troindroma",
avec la précision qu’elle est aussi
une chanteuse connue. Après quelques recherches, il
s’est avéré qu’il s’agit d’Ani Choying Drolma (Ani
désignant les nonnes au Népal et la suite étant une
erreur de transcription). C’est un personnage
fascinant : elle a écrit une autobiographie,
Singing for freedom, dans laquelle elle explique
qu’elle est née à Katmandu, dans une famille
népalaise de la classe moyenne. Son père était
sculpteur, mais tellement violent qu’elle a fui sa
famille pour se réfugier à treize ans dans un
monastère bouddhiste. La famille avait en fait
émigré au Népal au moment des « événements de
Lhassa » : elle est donc d’origine tibétaine. Mais
son identité va bien au-delà de la simple dispute
tibétaine/népalaise : c’est une identité subjective
et discursive, fondée sur sa rébellion de femme en
butte au système patriarcal aussi bien tibétain que
népalais. Elle n’a d’ailleurs pas été une nonne
bouddhiste traditionnelle : elle a étudié l’anglais
et les arts martiaux avant de devenir une star de la
chanson.
Elle a ainsi acquis une autorité qui
lui a permis de fonder une école bouddhiste, la Ayra
Tara School, ouverte en 2000, pour permettre aux
jeunes nonnes de faire des études et acquérir un
bagage professionnel. C’est le monastère du court
métrage de Tang Yi.
Voir la thèse sur Choying Drolma soutenue en 2021 à
l’université Tribhuvan de Katmandu :
https://elibrary.tucl.edu.np/bitstream/123456789/10436/1/Full%20Thesis%283%29.pdf