« Elégies » d’Ann Hui : ode nostalgique à la poésie de Hong
Kong, et à la ville…
par
Brigitte Duzan, 5 décembre 2023
Elegies
Après
deux films qui semblaient se détourner de l’histoire et de
la vie de Hong Kong
[1],
Ann
Hui (许鞍华)
y est revenue dans son nouveau film : « Elégies » (《詩》),
un documentaire dédié à la voix singulière des poètes de
Hong Kong qui a été le film d’ouverture du 47e
Hong Kong International Film Festival, le 30.mars 2023
[2],
et fait son chemin depuis lors de festival en festival.
La voix des poètes, l’esprit de Hong Kong
Le
documentaire se déroule par strates successives, en
commençant par de brèves séquences dédiées aux poètes de la
génération des « anciens », nés entre 1937 et 1952, pour
poursuivre avec deux poètes d’aujourd’hui, et conclure avec
des jeunes de la génération post’90, et enfin expliquer les
raisons du documentaire, conçu comme une ode à la ville, à
travers ses poètes.
La
première partie consiste en de courtes discussions avec des
poètes comme Ma Ruo (马若),
Yan Jiang (饮江),
Xi Xi
(西西)
[3],
Leung
Ping-kwan dit Ye Si (梁秉鈞/也斯)
et autres qui parlent de leur vie et de leurs souvenirs
et/ou disent des extraits de leurs poèmes. Ces différents
points de vue, illustrés d’images d’archives en noir et
blanc de la ville dans les années 1950-1960, dessinent une
histoire de la poésie de Hong Kong en formant ainsi une
introduction contextuelle au reste du documentaire. Le clou
de cette partie, et sans doute le plus émouvant, est la
séquence montrant Xi Xi (décédée depuis lors) récitant son
poème sur l’ancien aéroport de la ville, celui de Kai Tak (启德机场),
à Kowloon
[4].
Xi Xi, still du
documentaire
La
partie centrale du documentaire est ensuite consacrée à deux
poètes toujours vivants et encore actifs, pris eux aussi
pour leur valeur emblématique : Huang Canran (黄灿然)
et Liu
Wai-tong (廖伟棠).
Ann Hui alterne discussions et récitations de poèmes sur
fond d’images de leur vie quotidienne.
Elle
commence par Huang Canran, né en 1963 à Quanzhou dans le
Fujian, arrivé à Hong Kong en 1978 puis reparti en Chine
faire des études de journalisme à l’université Jinan (暨南大学)
de Canton. À partir de 1990, il a été traducteur de la
presse internationale pour le Ta Kung Pao (《大公報》),
mais il est aussi traducteur de poésie européenne et
américaine, et cofondateur de la revue de poésie de Canton
« Voices » (《聲音》)
[5].
Ses souvenirs, ses évocations de la ville à travers ses
poèmes en donnent une nouvelle perspective, à distance
sensible, comme feutrée.
Huang Canran
(dessin de Guo
Tianrong pour le Wenhuibao)
Liu
Wai-tong est différent. D’abord il est plus jeune : né en
1975 dans le Guangdong, il n’est arrivé à Hong Kong qu’en
1997, puis est reparti à Pékin où il est resté cinq ans
avant de revenir à Hong Kong en 2005 ; ensuite, il est non
seulement poète mais aussi écrivain
[6]
et photographe. La partie du documentaire qui le concerne
est donc elle aussi différente, le présentant enseignant en
ligne (pendant l’épidémie de covid) ou montrant les photos
prises à Pékin, comme une sorte de digression, avec une
image du train miniature de son fils formant comme un
symbole de décalage spatio-temporel.
Liu Wai-tong avec Ann
Hui au festival du Golden Horse à Taipei en novembre
2023
(photo Lin Zhendong/Duan Media)
Ann
Hui offre ainsi un vibrant hommage personnel à ces deux
poètes, mais l’hommage va plus loin, et suggère une autre
signification, en filigrane, car ces deux poètes de Hong
Kong … n’y vivent plus : Huang Canran est parti vivre à
Shenzhen, non loin de sa fille, en prétextant haut et fort
que c’est pour des raisons économiques, parce que les loyers
de Hong Kong sont devenus trop chers pour ses maigres
ressources : il est « réfugié économique », dit-il. Quant à
Liu Wai-tong, il est parti à Taipei avec famille, armes et
bagages après les
manifestations de 2019,
rejoignant la cohorte des Hongkongais qui ont émigré à ce
moment-là – le film reste très discret sur ce point, on a
quelques images de sa participation aux démonstrations de
2006 contre la démolition de Queen’s Pier (皇后码头)
[7],
mais il n’est pas besoin d’en dire plus.
Ann Hui avec Huang
Canran
Dans
ce contexte, le titre du documentaire prend tout son sens :
le film est une lettre d’amour à une ville du passé, une
ville du « déjà disparu » selon le terme forgé par Ackbar
Abbas en 1997 dans le contexte de
la Rétrocession
[8].
Et ce « déjà disparu » entraîne un regard nostalgique, et un
ton élégiaque comme le suggère le titre chinois et l’indique
clairement le titre anglais, en prenant élégie dans son
double sens d’éploration sur un amour perdu ou la mort d’un
être cher.
Une élégie personnelle comme un éloge funèbre
« Elegies » est le deuxième documentaire réalisé par Ann Hui
[9],
après celui de 1997, « As Time Goes By » (《去日苦多》) :
à la fois autoportrait et
histoire de Hong Kong pendant les quarante années précédant
la Rétrocession, c’est son film le plus personnel dans
lequel elle parle de son enfance, de sa famille et de ses
années d’étude. En un sens,
« Elegies » reprend en quelque sorte ce regard porté sur la
ville, mais cette fois après les
manifestations de 2019-2020 et la promulgation de la loi de
sécurité nationale
qui a scellé le sort de Hong Kong en revenant sur les
promesses faites par le gouvernement chinois lors de la
Rétrocession : fini la politique pragmatique de Deng
Xiaoping et les subtilités de son slogan « Un pays, deux
systèmes » (一国两制),
sous l’égide de Xi Jinping, Hong Kong doit rentrer dans
l’ordre.
C’est
un projet que la réalisatrice avait en tête depuis
longtemps, mais qu’elle n’avait eu jusqu’ici ni le temps ni
l’argent pour le mener à bien ; c’est le covid qui lui en a
offert l’occasion.
Elle a
choisi la poésie comme mode d’expression car elle a toujours
eu un fort intérêt pour la littérature en général (elle a
commencé par faire une thèse sur Robbe-Grillet avant de
s’intéresser au cinéma), mais surtout pour la poésie qui,
explique-t-elle, l’a aidée à surmonter les moments
difficiles de son existence, à commencer quand elle était à
l’école. À un moment, dans le documentaire, elle dit
elle-même, en cantonais, un poème de Huang Canran, et il
sonne comme une élégie, justement. Car la poésie reflète
l’âme de la ville et reflète son esprit de résistance, ses
aspirations déçues.
Le ton
est d’autant plus élégiaque qu’Ann Hui semble dire que pour
elle les dés sont jetés, c’est aux jeunes maintenant de
déterminer l’avenir qu’ils souhaitent, comme ils peuvent.
Mais elle, alors, pourquoi reste-t-elle, pourquoi ne
fait-elle pas comme ceux qui sont partis ? Par curiosité,
dit-elle, pour voir ce que sera cet avenir…
[1]
« Our Time Will Come » (《明月几时有》)
et « Love After Love » (《第一炉香》),
sortis en 2017 et 2020.Mais ce
serait bien sûr sans tenir compte des allusions
(possibles) que l’on peut y deviner, ne serait-ce
que dans le titre du film sorti en 2017, pour
le 20ème anniversaire de
la Rétrocession
: le titre chinois (《明月几时有》)
signifie « quand aurons-nous une lune brillante ? »,
et il est tiré d’un poème nostalgique de Su Shi
écrit lors de la fête de la mi-automne 1076.
[2]
Avec « Mad Fate » (《命案》)
de Soi Cheang (鄭保瑞),
comme pour mettre en exergue les deux versants
antinomiques du cinéma de Hong Kong.
[3]À laquelle
Fruit Chan (陈果)
a consacré un documentaire en 2015 : « My City » (《我城》).
[4]Kai Tag a
été l’aéroport de Hong Kong de 1925 à 1998,
un aéroport à haut risque qui
demandait une approche à vue avec un virage à angle
droit au dernier moment, au-dessus d’une zone
urbaine très dense. Fermé le 6 juillet 1998, un an
après la Rétrocession, il reste un souvenir
symbolique pour de nombreux Hongkongais.
[5]Recueils
de poésies représentatifs : « My Soul » (《我的靈魂》)
et le « Livre des merveilles » (《奇蹟集》).
[6]Outre
douze recueils de poésie, il est aussi l’auteur d’un
recueil de nouvelles, « War
Game in Eighteen Alleys » (《十八條小巷的戰爭遊戲》)
ainsi que de nombreux recueils d’essais et de
critiques littéraires.
[7]
Démonstrations contre la démolition
de ce monument historique de Hong Kong : ce quai
situé face à l’Hôtel de ville, à Central, avait vu
l’arrivée de tous les gouverneurs depuis 1925, celui
de la reine Élizabeth en 1975 et du prince de Galles
en 1989. Malgré les manifestations et un recours en
justice, le quai a été détruit en février 2008.
[8]
Ackbar Abbas : Hong Kong, Culture and
the Politics of Disappearance, University of
Minnesota Press, 1997.
[9]Qui a
elle-même récemment fait l'objet d'un documentaire
(« Keep Rolling », Man Lim-Chung, 2020) présenté au
festival 2023 des 3-Continents
dans le cadre de la rétrospective Ann Hui.