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« Though I’m gone » : la force imparable du témoignage et de
la mémoire orale
par Brigitte Duzan, 15 décembre 2014
Le
sujet de « Though I’m gone » (《我虽死去》),
ce documentaire de
Hu Jie (胡杰),
sorti en 2006, juste après
« Searching
for Lin Zhao’s Soul » (《寻找林昭的灵魂》),
concerne l’un des épisodes les plus tabous en Chine,
encore aujourd’hui, puisqu’il s’agit des exactions
et atrocités commises au tout début de la Révolution
culturelle, et tout particulièrement contre des
enseignants.
Il reste
huit ans plus tard l’un des documentaires les plus
forts de Hu Jie.
Le meurtre
de Bian Zhongyun
Le 5 août
1966, chauffées par les appels de Mao à la violence,
des étudiantes de l’Ecole normale supérieure de
Pékin tuèrent un de leurs professeurs, Bian Zhongyun
(卞仲耘),
accusée d’être une « contre-révolutionnaire
révisionniste ». Mais le pire tient dans les
circonstances dans lesquelles se produisit le
drame : ce fut une véritable tuerie, d’une cruauté
incroyable. |
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Though I’m Gone |
Les jours
précédents, Bian Zhongyun fut battue à de nombreuses
reprises, à tel point que son mari lui proposa de quitter la
capitale. Mais elle refusa de partir, estimant qu’elle y
perdrait son honneur. Finalement, le 5 août, elle fut
attaquée à coups de planches dont les clous n’avaient pas
été enlevés et provoquèrent des lésions profondes ; elle fut
laissée inconsciente dans les toilettes de l’école, pour
être finalement transportée mourante à l’hôpital qui se
trouve de l’autre côté de la route.
Son
mari, Wang Qingyao (王晶尧),
fut alors prévenu par téléphone. Il partit aussitôt
à l’hôpital en emmenant leurs quatre enfants. L’état
du cadavre de sa femme fut un choc pour lui ; mais
il décida d’agir : il alla acheter un appareil photo
et photographia le corps. A partir de ce moment-là,
il ne vécut plus que pour pouvoir un jour témoigner,
car l’assassinat de Bian Zhongyun ne fut que le
premier d’une longue série, il servit même de modèle
par la suite : au cours de ce mois d’août 1966, plus
de cent professeurs furent tués dans la zone ouest
de Pékin… et ce n’était qu’un début.
Une
vie pour se souvenir et témoigner
Wang
Qingyao a non seulement constitué toute une
documentation, mais a fait de son appartement un
véritable musée où sont soigneusement préservés tous
les objets de la disparue. On regarde le cœur serré
avec lui la photo, prise de sa chambre, de la rue
qu’il surveillait anxieusement en
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Wang Qingyao et son
appareil photo |
attendant sa
femme, soulagé quand il voyait sa silhouette se profiler
dans le lointain… jusqu’au jour où elle ne revint pas.
Pendant des années par la suite, il est resté collé à la
même vitre en regardant la rue désormais vide.
Bian Zhongyun jeune,
avec son mari et ses quatre enfants |
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Il a
aujourd’hui 85 ans, et vit au milieu des souvenirs
de ce passé qu’il n’a jamais considéré comme révolu.
Il a conservé les dazibao que des gardes
rouges sont venus coller dans l’appartement, en
forçant la porte, avant la mort de Bian Zhongyun :
ils sont toujours là, sur les murs, l’accusant
d’être une sorcière, un serpent venimeux, la
menaçant d’écraser sa sale tête de chien, toutes les
insultes habituelles de l’époque. Il a aussi
conservé tous les rapports, y compris
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celui qui
disculpe la principale responsable, une femme qui détestait
Bian Zhongyun parce que celle-ci avait refusé de l’engager.
Le
pire est pour la fin. Le vieil homme sort une valise
en cuir, apparemment assez lourde : il peine à la
tirer jusque vers le bord de son lit. Il l’ouvre, et
étend sur le lit les vêtements que portait sa femme
lorsqu’elle a été tuée. Il dit que cela fait 39 ans
qu’il ne les a pas touchés ; quand il les a rangés,
ils étaient encore humides, maculés de sang, de
boue, d’excréments, parce que, sous les coups, à la
fin, elle ne pouvait plus se retenir. Maintenant,
tout est sec, le tissu a raidi de tant de boue et de
sang séchés, la mort en paraît encore plus brutale.
Mais ce n’est pas tout : Wang Qingyao
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Ses vêtements |
déplie un bout
de papier journal, on ne comprend pas très bien ce qu’il y a
là, au départ – ce sont les morceaux de coton qu’on avait
fourrés dans la bouche de Bian Zhongyun pour étouffer ses
cris…
A ce
moment-là, Hu Jie demande au vieil homme quelle était la
musique préférée de sa femme. Il cite quelques chants
révolutionnaires et des chants de combat dont « Dans les
monts Taihang » (在太行山上).
Et le documentaire s’achève sur les images des objets
dispersés sur le lit, accompagnés de ce chant : le soleil
rouge…
Et tenter de
comprendre
Les enfants devant le
cadavre de leur mère |
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Seules
deux personnes ont accepté de venir témoigner : un
autre professeur qui avait été assigné à l’époque au
nettoyage des toilettes, et qui raconte ce qu’il a
vu – la sauvagerie des étudiantes, une sauvagerie
que personne n’arrive à s’expliquer encore
aujourd’hui, y compris la directrice de l’école, le
deuxième témoin à apparaître dans le film.
Des
étudiantes, aucune n’a voulu parler. Cette école
normale était une université pour les filles de
l’élite du Parti. Certaines étaient les filles, les
nièces ou les petites filles de |
membres du
Bureau politique dont certains sont encore révérés
aujourd’hui. Il y avait par exemple Deng Rong, fille de Deng
Xiaoping, et Liu Tingting, fille de l’ex-président Liu
Shaoqi. Certains membres de ces familles furent eux-mêmes
persécutés plus tard par les gardes rouges : lorsque Deng
fut évincé, son fils Deng Pufang fut forcé à sauter d’une
fenêtre, du haut d’un immeuble, il est resté paraplégique ;
Liu Shaoqi est mort en prison, en 1969, dans des conditions
très pénibles. On comprend que le Parti maintienne le
silence sur cette période.
Le
documentaire fait très brièvement apparaître un
extrait d’un film d’archive montrant l’une des
élèves de l’école, Song Binbin, fille d’un haut
responsable du Parti, lors d’un de ces grands
meetings de gardes rouges rassemblés par Mao pour
lancer sa campagne. Elle est à côté de Mao, au
milieu de la foule, et lui passe au bras un brassard
de garde rouge. Mao lui demande alors son nom :
« Song Binbin » répond-elle d’une voix claire et
enthousiaste. « Binbin ? » répond Mao » ça ne va pas
[NB
彬彬
bīnbīn
signifie poli, bien élevé],
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Wang Qingyao
aujourd’hui |
désormais tu vas t’appeler Yaowu. » [要武
yāowǔ
qui incite à la violence]. La scène est tellement brève
qu’elle risque de passer inaperçue si l’on ne fait pas
attention, et pourtant tout est dit dans ces quelques
secondes (1)……
Ce film laisse
un peu sonné. Après l’avoir vu, on sent comme un poids,
brusquement, sur les épaules, comme si ce vieux monsieur si
digne nous avait transféré un peu du poids de ses souvenirs,
ces souvenirs si lourds obstinément préservés pendant
quarante longues années, dans le seul espoir de pouvoir un
jour dire au monde : regardez, c’est ainsi que cela s’est
passé…
Note
(1) Au moment
de la réalisation du documentaire, Song Binbin alias Yaowu
travaillait aux Etats-Unis, dans un centre de recherche sur
l’environnement, à Boston. Elle a refusé de répondre à Hu
Jie, mais, interrogée lors de la réalisation d’un
documentaire américain sur la Révolution culturelle, elle a
déclaré qu’elle n’avait pas participé au meurtre de son
professeur et qu’elle avait toujours été opposée à la
violence.
Though I’m Gone :
le film avec sous-titres anglais
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