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« Here, There / Ici, Là-bas » : premier film très prometteur
de Lu Sheng
par Brigitte
Duzan, 23 septembre 2012
(《这里,那里》)
est le premier film réalisé par
Lu Sheng (卢晟) ;
peintre de formation, il était jusqu’ici directeur
de la photographie, et a aussi signé la photographie
de son film.
« Here,
There / Ici, Là-bas » a été remarqué en octobre 2011
au 16ème festival de Busan (韩国釜山电影节),
puis a été présenté le même mois au festival de
Vancouver et au
Beijing First Film Festival (BFFF).
En janvier 2012, le film a été projeté au
festival
Premiers Plans d’Angers dans le cadre d’une carte
blanche accordée au BFFF et à son fondateur et
animateur, Wen Wu (文武).
Lu Sheng (卢晟) fut
invité à Angers pour l’occasion.
Huit mois
plus tard, « Here, There / Ici, Là-bas » arrive à
Paris, pour une double projection au Festival du
cinéma chinois de Paris.
Trois
personnages en trois lieux, distincts mais liés |
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Here, There / Ici,
Là-bas |
Lu Sheng
nous emmène
des montagnes de Mongolie intérieure à Paris, en passant par
Shanghai, en un périple spatial aussi bien que temporel qui
sous-tend une réflexion sur la distance et la solitude des
individus dans le monde d’aujourd’hui.
1. Mongolie
intérieure, la chaîne du Grand Khingan (大兴安岭).
Lu Sheng en tournage
dans le Grand Khingan |
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Dans une
immense forêt quasiment vierge, un homme élève des
rennes, en luttant pour les protéger contre les
braconniers qui lui volent régulièrement des bêtes.
C’est Bai Yanbo (白彦波),
un Evenki dont la femme et le fils vivent en ville
pour que l’enfant puisse aller à l’école. Quand le
film commence, l’enfant et sa mère sont revenus
passer les vacances dans leur maison isolée dans la
forêt ; l’enfant semble heureux d’être de retour et
déclare vouloir élever des rennes
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à son tour, mais
on le sent
modérément enthousiaste. Tout autour, le mode de vie
traditionnel des Evenki est menacé par la vie moderne et
leur existence de plus en plus difficile.
2. Shanghai, un
petit restaurant.
Le jeune
frère de Bai Yanbo, Guoguang (国光),
est serveur dans un petit restaurant à Shanghai. Il
rencontre par hasard une jeune employée dans une
compagnie d’assurance, Xiao Xia (小夏),
qu’il semble avoir connue dans le passé sans que la
teneur exacte de leur relation passée soit
clarifiée. Déçue dans ses espoirs illusoires de
réussite,
Xiao Xia
finit par se suicider, et il ne reste plus à
Guoguang qu’à exaucer son ultime souhait, en
dispersant ses cendres du haut de la tour de la
Perle de l’Orient, symbole de Shanghai.
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Bai et ses rennes |
3. Paris, quelque
part dans le quartier chinois
La forêt menacée |
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Fils du
propriétaire du restaurant shanghaien où travaille
Guoguang, Lu Hao (陆浩)
est étudiant à Paris. S’étant fait voler ses papiers
et son argent, il se retrouve obligé, pour survivre,
de travailler comme livreur d’un petit restaurant du
quartier chinois ; l’un de ses clients est son
propriétaire, un vieil homme au caractère difficile
du nom de Lao Liu (老刘).
Mais celui-ci l’aide à retrouver son passeport, se
prend d’affection envers son jeune locataire, et
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finit par lui
demander de l’accompagner dans une virée en Normandie :
Lu Hao
réalise alors qu’il est un ancien combattant et que le but
de la randonnée est de visiter les tombes de ses camarades
disparus pendant la guerre…
Le film
revient pour conclure dans la forêt du début. Seul
dans la neige, Bai Yanbo reçoit un appel de son
frère, à Shanghai, qui l’incite à le rejoindre, mais
sa décision est prise : il ne cèdera pas à l’attrait
illusoire de la ville.
Le scénario, très
bien construit, est le résultat de la collaboration
de Lu Sheng avec deux très bons scénaristes :
Xu Yang (徐洋)
et
l’écrivain Liu Yong (刘勇),plus
connu sous son nom de plume, Ge Fei (格非)
(1).
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Guoguang et Xiao Xia |
Ici, là :
vision allégorique
Ici, là, ce
sont les deux points extrêmes d’un trajet, celui
dont on part et celui où l’on aboutit, ou, le plus
souvent, où l’on a l’intention
d’aboutir. Ici, là, ce sont aussi les deux termes d’une
existence, et implique un arc dans le temps autant que dans
l’espace.
Xiao Xia et son rêve |
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Ici, c’est
le présent de chacun, et l’endroit qui détermine ce
qu’est l’existence à un moment donné, tant il est
vrai que nous sommes façonnés par les lieux où nous
sommes amenés à vivre.
Là, c’est
le but, l’idéal, souvent inaccessible, le rêve,
souvent brisé, comme celui de Xiao Xia, comme celui
de Lao Liu, là illusoire où s’enferme chacun des
personnages des deux histoires urbaines, comme si la
ville était un lieu de |
perdition sans
échappatoire, et tout espoir de réussite là voué à
l’échec.
Finalement,
le seul qui semble capable de préserver un semblant
d’équilibre et d’idéal est l’éleveur de rennes, au
contact de ses animaux et de la nature sauvage, et
dans une lutte obstinée pour préserver un mode de
vie voué à disparition. Mais lui aussi est très
seul : les hommes apparaissent comme les mains, nous
dit Lu Sheng, qui sont plus souvent séparées que
jointes.
Ici, là :
c’est ce qui sépare la feuille qui verdit de la
feuille qui tombe. Comme dit le |
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Le propriétaire du
restaurant, à Shanghai |
chengyu : la
feuille qui tombe revient aux racines (落叶归根), et, en revenant, les nourrit (落叶生根).
Lu Sheng
nous propose une vision allégorique du monde
moderne : un monde de plus en plus urbain, où chacun
ressent, au fond de sa solitude, le lien très fort
qui continue à l’attacher à ses racines, et le
besoin d’y revenir, sans que ce retour soit
forcément un là spatial et tangible, mais
plutôt intérieur et mémoriel.
Un film
esthétiquement très réussi
Lu Sheng a
une formation de peintre, et a |
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Lao Liu |
commencé sa
carrière de cinéaste comme directeur de la photographie.
C’est lui qui a signé la
Here, There, une
superbe photographie |
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photographie de ce film, et l’on reconnaît un œil de
peintre, alliant les vides et les lignes de fuite de
la peinture chinoise aux compositions de la peinture
occidentale.
Il a aussi
soigneusement choisi ses interprètes : Bai Yanbo et
son épouse dans le film, Suo Yulan (索玉兰),
sont des Evenki, ainsi que l’enfant ; en revanche,
les autres personnages sont des acteurs
professionnels, pour la plupart connus et plutôt
liés au cinéma indépendant. |
Ainsi,
Guoguang est interpété par
Lu Yulai (吕聿来),
le jeune juge du
« Dernier
voyage du juge Feng »,
mais l’un des deux acteurs principaux, aussi, du
film
« The
red Awn »
de
Cai Shangjun,
où jouait également Huang Lu (黄璐),
qui interprète le rôle de Xiao Xia. Et le père de Lu
Yulai, dans
« The
red Awn »,
n’était autre que Yao Anlian (姚安濂),
qui interprète ici le propriétaire du restaurant de
Shanghai.
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Here, There, Shanghai
au loin |
Il y a donc dans ce
film tout un jeu de miroirs qui ne cesse de diffracter les
images, puis de les rassembler en un tout extrêmement
profond qui incite à la réflexion.
Bande annonce
Note :
(1) Sur Ge Fei, voir :
www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_GeFei.htm
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