|
« Le nouveau livre des
montagnes et des mers » : tout l’art de l’animation de Qiu
Anxiong
par Brigitte Duzan, 23 octobre 2008, révisé 10 novembre 2012
« Le
nouveau livre des montagnes et des mers » (《新山海经》) est un film
d’animation d’un style totalement nouveau, d’un
jeune artiste venu de la peinture et passé à la
vidéo,
Qiu Anxiong (邱黯雄).
Résultat d’un travail de plusieurs années, le film
est actuellement en deux parties.
La première
partie (《新山海经I》) a été présentée en 2006 à la Biennale de Shanghai. Elle est constituée
de quelque six mille images que Qiu Anxiong
|
|

Le titre du générique
du Nouveau livre des montagnes et des mers |
a dessinées sur une petite table de l’appartement qu’il habite à
Shanghai. Travail solitaire, très souvent de nuit, qui lui a
pris plus de six mois, en ne dormant que deux ou trois
heures certaines nuits. La seconde partie (《新山海经II》) a été achevée un an plus tard.
Le titre fait
référence à l’un des grands classiques de la littérature
chinoise, le « Livre des Montagnes et des Mers » ou
Shanhaijing (《新山海经》),
vaste recueil d’anciennes données géographiques et de
légendes diverses qui n’a pas cessé de nourrir l’imaginaire
chinois.
Le classique

Le classique,
Shanhaijing |
|
Le « Livre
des montagnes et des mers » ou Shanhaijing
(《山海经》) est l’un des grands
classiques chinois, édité pour la première fois sous
les Han occidentaux,
au premier
siècle avant Jésus-Christ, par
Liu Xiang (刘香)
et son fils Liu Xin (刘歆) ;
d’après eux, le livre aurait été rédigé par Yu le
Grand (大禹)
et son
assistant Bo Yi (伯益),
ce qui le ferait remonter à une période mythique,
vers le 23ème siècle avant Jésus-Christ.
Cette prétention a une certaine logique, vu qu’il
s’agit en grande partie d’un recueil de données
géographiques et que Yu le Grand, fondateur présumé
de la dynastie des Xia, est
associé à
l'invention des techniques d'irrigation et de
drainage des sols ayant permis la maîtrise des
fleuves et des lacs chinois :
il avait forcément des notions de géographie.
Mais le
Shanhaijing n’est pas seulement une compilation
de rapports géographiques, c’est aussi la source
principale des mythes et légendes chinois, aussi
bien qu’un recueil de rituels, notions médicales,
histoire naturelle et données sur les |
peuples de
l’antiquité chinoise du 3ème siècle avant
Jésus-Christ au 2ème siècle de notre ère. C’est
donc un
ouvrage extrêmement hétérogène, mais construit de
manière très rigoureuse : les dix-huit chapitres qui
le composent sont divisés en cinq chapitres sur les
montagnes (les quatre points cardinaux plus le
centre), quatre sur les régions « au-delà des mers »
(海外),
cinq sur les régions « à l’intérieur des mers » (海內),
disons la Chine continentale, plus quatre chapitres
sur les régions sauvages (大荒).
Ce caractère hétérogène, et, il faut bien le dire,
passablement folklorique, a entraîné un problème de
classement. Ses premiers éditeurs le considéraient
comme un livre de géographie. |
|

Une carte des cinq
montagnes du Shanhaijing |
Sous les Han postérieurs, il fut classé avec les ouvrages
techniques ;
il fut alors
inclus dans les ouvrages de référence offerts par l’empereur
Mingdi (明帝
58-75) au
ministre chargé de la lutte contre les inondations. Il resta
considéré comme un ouvrage géographique sérieux sous les Sui
et les Tang, mais, sous les Ming, il fut brusquement rangé
avec les recueils d’histoires fantastiques.

L’oiseau du mont de
Jade du Shanhaijing |
|
Dans le
Sikuquanshu (《四库全书》), l’immense encyclopédie commandée par l’empereur Qianlong
des Qing,
achevée en 1782, il est rangé dans les œuvres de
fiction. Il devint alors l’objet d’un intérêt
purement littéraire, et surtout pour les légendes
qu’il relate (Nüwa répare le ciel brisé,
L’archer Yi abat les neuf soleils, Chang’e
s’envole dans la lune, par exemple). C’est un
document essentiel pour l’étude des mythes chinois. |
De nos
jours, cependant, des savants se sont penchés sur ce
livre pour en étudier en particulier les
descriptions géographiques : il semblerait qu’elles
ne sont pas si fantaisistes qu’il y paraît, mais
représentent en fait la région autour de Xi’an, au
Shaanxi, telle qu’elle était il y a quatre ou cinq
mille ans… Quoi qu’il en soit,
le
Shanhaijing
reste
essentiellement un livre fabuleux peuplé d’animaux
étranges et de personnages mythiques qui sont venus
nourrir l’imaginaire chinois au cours des siècles,
et ce d’autant plus qu’il était illustré et les
illustrations ont été reconstituées sous les Qing à
partir |
|

Une créature ailée du
Shanhaijing |
d’originaux plus
anciens, et sont ainsi parvenues jusqu’à nous.
Exemple tiré du premier chapitre intitulé « Les
montagnes du sud » (ma traduction) :
…又西北三百五十里,曰玉山,是西王母所居也。西王母其狀如人,豹尾虎齒而善嘯,[..]是司天之厲及五殘。有獸焉,其狀如犬而豹文,其角如牛,其名曰狡,其音如吠犬,見則其國大穰。有鳥焉,其裝如翟而赤,[..]是食魚,其音如錄,見則其國大水。
« .. A 350 li au nord-ouest, il y a la montagne dite
de Jade (玉山) :
c’est là que réside la Reine Mère de l’Ouest (西王母
Xiwangmu).
Elle a l’apparence d’un homme, mais une queue de
léopard et les crocs d’une tigresse et s’y entend
comme |
|

Le nouveau livre des
montagnes et
des mers :
vision du monde moderne |
personne dans l’art
de siffler [..]. C’est elle qui préside aux
fléaux du ciel (天之厉)
et aux cinq forces

La baleine-sous-marin |
|
destructrices (五残).
Il y a là un animal qui ressemble à un chien, mais
qui a les taches d’un léopard et les cornes d’un
bœuf, et qu’on appelle le Malin (狡) ;
il aboie comme un chien et son apparition est le
présage de récoltes abondantes dans le pays. Sur le
mont de Jade, il y a un oiseau qui ressemble à un
faisan mais qui est rouge écarlate [..] ; il se
nourrit de poisson et fait le bruit du bois que l’on
grave ; son apparition annonce des inondations…. » |
Le film de Qiu
Anxiong
De même que
ce fabuleux classique prétendait être une
description du monde ancien, le film de Qiu Anxiong
se veut être une vision du monde actuel, avec son
bestiaire et ses mythes modernes, revisités sur un
ton profondément satirique et un rien acerbe,
questionnant les « progrès » de la civilisation.
« Le
nouveau livre des montagnes et des mers » (première
partie) retrace les « progrès » de l’urbanisation et
de l’industrialisation, culminant dans une image
apocalyptique de l’univers qui est le nôtre,
|
|

La base des oiseaux-bombardiers |
avec tout un
bestiaire monstrueux basé sur les descriptions du
Shanhaijing, mais traité de manière à les

Le champignon atomique
à la manière
d’un nuage de Dunhuang |
|
transformer en représentations allégoriques du monde
moderne : des derricks à tête de chien, des tortues
mutantes qui ne nourrissent d’essence, des scorpions
émetteurs de signaux radio, des chars à trompe
d’éléphant, de grands oiseaux noirs comme des
mollahs surgissant du désert et se transformant en
bombardiers… Toute l’histoire, ancienne et récente,
se déroule sous nos yeux, jusqu’à « l’incident du
9/11 », pour reprendre une terminologie chinoise, et
l’invasion de l’Irak. Au final survit une frêle
silhouette noire sur un champ de cendres… |
Le film offre une
vision noire et décapante des « progrès » de notre
civilisation, accompagnée d’une partition musicale tout
aussi inquiétante. D’un point de vue purement esthétique,
c’est une splendeur ; les premières images, en particulier,
celle du monde primordial avant urbanisation, sont d’une
grande beauté, dans la plus pure tradition du shanshui
(la peinture de paysage classique). D’ailleurs, Qiu
Anxiong est un artiste aux multiples facettes aujourd’hui
recherché des grands collectionneurs.
|

Le paysage à la
manière d’une peinture traditionnelle |
|
La première partie
a été découverte en France lors de la seconde édition du
festival Shadows, en octobre 2008, la deuxième partie lors
de la quatrième édition de ce même festival, en novembre
2012. Qiu Anxiong est en train de travailler sur la
troisième partie.
Première partie du
Nouveau livre des montagnes et des mers :
|
|