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« La
légende du mont Tianyun » : relecture du passé à la lumière
du présent
par Brigitte
Duzan, 16 décembre 2012
Adapté, par
l’auteur, d’une nouvelle éponyme de l’écrivain et
scénariste Lu Yanzhou (鲁彦周)
(1), et réalisé par
Xie Jin (谢晋)
en 1980, « La légende du mont Tianyun » (《天云山传奇》)
évoque les campagnes politiques lancées en Chine du
mouvement anti-droitiers de la fin des années 1950 à
la chute de la Bande des Quatre vingt ans plus
tard ; il dénonce même, brièvement, le danger des
initiatives irréfléchies menées dans le cadre du
Grand Bond en avant.
Xie
Jin procède, à sa manière usuelle, sous forme de
mélodrame, mais le film comporte des innovations par rapport aux
schémas antérieurs, en particulier dans la peinture
des personnages.
L’histoire
contée par Lu Yanzhou
Au début
des années 1950, deux étudiantes qui viennent de
terminer leurs études, Song Wei (宋薇)
et Feng
Qinglan (冯晴岚)
se joignent |
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Legend of Tianyun
Mountain |
à une équipe qui part explorer le mont
Tianyun, dans le Shandong, dans le cadre d’un projet de mise en valeur
de la zone.
Song Wei tombe
bientôt amoureuse de leur nouveau commissaire politique, Luo
Qun (罗群).
Puis, au printemps 1957, elle est envoyée étudier à l’école du Parti et
elle en devient membre. Luo Qun et elle pensent se marier
quand, à la fin de l’automne, éclate la campagne
anti-droitiers. Luo Qun, qui a toujours professé des idées
originales, est déclaré droitier et son poste lui est
retiré. Le secrétaire de la banche locale du Parti et
principal responsable de la campagne, Wu Yao (吴遥),
pousse alors Song Wei à rompre avec lui. Cédant à ses
pressions, elle envoie une lettre d’adieu à Luo Qun et,
quelques temps plus tard, épouse Wu Yao.
Luo Qun est envoyé
en rééducation dans un petit village. Sa situation empire
après le lancement du Grand Bond en avant dont il n’a pas
soutenu la politique dans la région du mont Tianyun. Il
finit par tomber malade, et Feng Qinglan, qui l’aimait en
secret, quitte l’équipe d’exploration pour aller le
rejoindre. Ils se marient et mènent une vie très dure, dans
des conditions matérielles difficiles, mais en se soutenant
mutuellement.
Vingt ans plus
tard, après la chute de la Bande des Quatre, Wu Yao est
promu directeur adjoint de la branche régionale du Parti, en
charge de l’organisation ; Song Wei est également promue,
mais son poste à elle est sans réel pouvoir, elle est en
fait une subordonnée de son mari : c’est lui qui gère les
dossiers. Un jour, une jeune fille du nom de Zhou Yuzhen (周瑜贞)
lui raconte
qu’elle a rencontré dans la montagne un cocher du nom de Luo
Qun qui est un ancien droitier, mais n’a toujours pas été
réhabilité.
Prise de remords,
Song Wei décide de faire corriger cette injustice, mais se
heurte à l’opposition de son mari. Elle décide alors de
faire front et en appelle aux instances supérieures, en
provoquant une rupture avec son mari. Le dossier est
finalement révisé et Luo Qun en voie de réhabilitation. Qui
plus est, le projet d’exploration du mont Tianyun est
relancé, et Luo Qun désigné pour le diriger. Mais la
nouvelle arrive trop tard pour Feng Qinglan dont la santé
est minée par des années de dur labeur et de privations.
A la fin de la
nouvelle, Song Wei venue apporter un bouquet de fleurs sur
sa tombe aperçoit de loin Luo Qun, recueilli devant la
pierre tombale.
Le film de Xie Jin
Une histoire contée
en flash-back
Song Wei (Wang Fuli)
et Feng Qinglan (Shi Jianlan) (dr.)
au tout début du film |
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Dans le
film, l’histoire est contée en flash-back à
partir de la visite, en 1978, de la jeune Zhou
Yuzhen qui revient de passer deux jours au mont
Tianyun pour faire un reportage et retrouver des
documents sur le projet avorté d’exploration.
Choquée par le sort réservé à ce Luo Qun qui l’a
accueillie et conduite, sans savoir les liens qu’il
a eus avec Song Wei, elle fait à celle-ci un récit
enflammé et indigné des conditions misérables dans
lesquelles il vit encore, avec son épouse et la
petite fille qu’ils ont adoptée, maintenant
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adolescente. Song
Wei voit alors d’un coup resurgir le passé dans sa mémoire.
Sous le choc, elle
ressort alors les vieilles lettres de Luo Qun et conte le
récit de ce qui s’est passé entre eux. Le reste de la
narration suit le fil déroulé par la nouvelle.
Le flash-back est
un processus qui devient courant dans les films de l’époque
: il fait partie des efforts de modernisation du langage
cinématographique qui ont lieu à partir de 1979,
modernisation à laquelle appelait le fameux
article de Zhang Nuanxin et Li Tuo
sur le sujet.
Le
flash-back est aussi utilisé dans le film suivant de
Xie Jin, « Le gardien de chevaux » (《牧马人》),
qui est le pendant de « La légende du mont
Tianyun ». Ce n’est cependant qu’une mince
modernisation ; c’est tout au plus une tentative de
rupture de la linéarité du récit. Dans
« La
légende du mont Tianyun », le procédé est
systématisé, mais sent quelque peu l’artifice ; Xie
Jin opère en fait une suite de flash-back, insérés
entre des séquences au présent (1978), qui ne
s’imposent pas toujours. |
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Qinglan portant
secours à Luo Qun malade |
Dans ce film, Xie
Jin, en fait, ne modifie guère son langage, fondé sur le
même appel au mélodrame pour conter le politique.
Des personnages
nouveaux
Il n’en reste pas
moins que le film représente une avancée dans la
représentation des personnages par rapport aux schémas
obligés de la période maoïste, accentués encore par les
règles imposées par Jiang Qing.
Il n’est plus
question de héros principal, ni de personnages typés, tout
noirs ou tout blancs. Song Wei est une fervente adepte du
Parti, mais qui doute et a des remords sur sa conduite
passée, pourtant parfaitement conforme aux règles et normes
de l’époque ; elle finit par prendre en mains le
redressement d’un cas qu’elle juge injuste, parce que le
Parti tarde à le faire. L’héroïne se dresse contre les
rouages du Parti, qui plus est représentés par son propre
mari, pour faire reconnaître le bon droit et prévaloir la
justice.
Les rôles sont donc
inversés, par rapport aux schémas antérieurs. L’héroïne pure
et sans tache est celle qui a soutenu puis épousé un
droitier infréquentable, le payant de sa vie. Et c’est le
mari de Song Wei, secrétaire omnipotent de la branche
locale, puis régionale du Parti, qui est présenté comme
l’esprit mauvais dans l’histoire, celui par qui tous les
malheurs sont arrivés : non seulement malheurs personnels,
mais aussi échec du projet de développement de la région.
Relecture du passé
La reconfiguration
des rôles correspond à la nouvelle politique lancée par Deng
Xiaoping : il s’agit de reconnaître et revoir les erreurs
commises pour les rectifier, réhabiliter ceux injustement
condamnés, tout cela dans l’optique de pouvoir créer les
bases d’un développement économique. C’est tout l’intérêt du
thème du projet d’exploration du mont Tianyun, lié au
développement de la région, développement des matières
premières, mais aussi développement agricole.
C’est un soutien à
la politique de Deng Xiaoping, encore contesté par les
conservateurs du Parti au moment où est réalisé le film, qui
est en filigrane derrière ce thème.
Une fin ambiguë
Les difficultés
rencontrées dans la mise en œuvre de la politique
d’ouverture se reflètent dans la conclusion laissée ambiguë
du film. Il est vrai qu’est annoncée la reprise du projet
d’exploration lancé dans les années 1950, et que la
direction en est donnée à Luo Qun, mais sa réhabilitation
n’est toujours pas déclarée officiellement quand se termine
le film : elle est seulement en bonne voie. Le film reste
dans la ligne de la réalité politique de 1980.
Un grand succès
« La légende du
mont Tianyun » connut un grand succès lors de sa sortie en
décembre 1980. Dans une interview de mars 1989, le
réalisateur se souvient ainsi de son accueil :
Dernière entrevue de
Xie Jin avant
sa mort : sur Tianyun
chuanqi |
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« Quand
« La légende du mont Tianyun » est sorti [en
décembre 1980], il a soulevé une immense
controverse. J’ai été critiqué pour mon soutien aux
« droitiers », mais j’ai aussi reçu des milliers de
lettres me remerciant d’avoir dépeint les
souffrances subies pendant la campagne
anti-droitiers. Quelques unes de ces lettres m’ont
ému aux larmes. Le film ne m’a cependant pas causé
de problèmes. A part la période de la Bande des
Quatre, j’ai eu la liberté que je voulais pour
réaliser mes projets. »
(1) |
Il faut dire qu’il
fallait quand même un certain courage pour traiter de ce
sujet, car le terrain était toujours miné : la ligne
politique n’était pas fermement fixée, et il n’était pas sûr
que les conservateurs ne reviendraient pas aux commandes.
Xie Jin s’est
expliqué sur sa vision du passé, et la nécessité de revenir
sur les événements passés :
« Après avoir vécu
plusieurs crises politiques, j’ai développé une idée
beaucoup plus nette de ce que je voulais faire et voulais
dire. Je vois et entends beaucoup de gens se plaindre du
temps perdu pendant la Révolution culturelle, et du nombre
d’erreurs graves commises dans le passé. Mais ce qui est
fait est fait, on ne peut pas revenir en arrière, et il
n’est pas seulement question des souffrances d’une personne
isolée, tout le monde a souffert. Dans mes films, j’essaie
de relativiser les choses, et
d’insuffler
de l’optimisme autour de moi – comme ce que je fais
dire au personnage de « Mumaren » : « Un fils ne
sera pas choqué par le visage hirsute de sa mère. »
Il faut que nous ayons le courage de revenir sur
notre passé et d’y faire face. »
On est
obligé de constater que cette ouverture a été de
courte durée, et que les événements évoqués dans ce
film sont plus que jamais tabous.
Les acteurs
Wang Fuli (王馥荔)
dans
le rôle de Song Wei (宋薇)
Shi Weijian
(石维坚)
Luo Qun (罗群)
Shi Jianlan
(施建岚)
Feng
Qinglan (冯晴岚)
Zhong
Xinghuo (仲星火)
Wu Yao (吴遥)
Hong Xuemin
(洪学敏)
Zhou Yuzhen (周瑜贞) |
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Zhong Xinghuo (Wu Yao) |
Le film
Note
(1)
Interview Jump Cut, mars 1989. Quant à la liberté qu’il
proclame dans cet entretien, elle est à relativiser : il
venait de dire qu’il n’avait pas pu terminer “Soeurs de
scène” comme il aurait voulu. Donc elle est plutôt à
entendre pour la période après la chute de la Bande des
Quatre.
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