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« Lettre d’une inconnue » de Xu Jinglei

21 avril 2008, révisé 27 décembre 2011

 

« Lettre d’une inconnue » (《一个陌生女人的来信》) est le second long métrage de Xu Jinglei (徐静蕾) ; sorti en 2004, il est adapté d’une nouvelle éponyme de Stefan Zweig parue en 1922, « Brief einer Unbekannten ».

 

Le festival de San Sebastian lui a décerné sa Concha de Plata en 2004. Le film a contribué à faire connaître une réalisatrice qui avait alors tout juste trente ans, et était surtout célèbre en tant qu’actrice. C’est d’ailleurs en partie avec ses cachets qu’elle a financé son film, ainsi que son premier, « Papa et moi » (《我和爸爸》), deux ans auparavant.

 

« Lettre d’une inconnue » est une excellente adaptation de la nouvelle de Stefan Zweig.

 

Résumé

 

Au tout début du récit, un homme vient de rentrer chez lui, son serviteur lui apporte une

 

L’affiche du festival de San Sebastian

longue lettre, anonyme, dont il ne connaît pas l’écriture, et dont il n’a aucune idée d’où elle peut bien venir. Elle commence ainsi : « A toi qui ne m’as jamais connue. Mon enfant est mort hier soir… » La femme raconte ensuite qu’elle a veillé l’enfant brûlant de fièvre pendant trois jours et trois nuits ; épuisée, n’arrivant plus à garder les yeux ouverts, elle s’est assoupie, et l’enfant est mort pendant ce court laps de temps.

 

Elle écrit à son chevet : il est toujours là, étendu dans son lit ; il a les yeux fermés, mais les joues encore tellement fraîches qu’elle a l’impression qu’elles frémissent encore, qu’il est simplement endormi et va se réveiller. Mais elle sait que l’enfant est mort la veille au soir… Alors maintenant, dit-elle, il ne lui reste plus au monde que lui, lui qui ne la connaît pas, lui qui mène une vie de luxe et de dissipation, lui qu’elle a toujours aimé. Alors, au moment de mourir à son tour, elle lui raconte son histoire, l’histoire d’un amour muet de dix-huit ans.

 

Elle l’avait connu à l’âge de treize ans ; elle vivait alors dans un vieux siheyuan de Pékin – une de ces cours traditionnelles en voie de disparition - et il était venu habiter dans la maison de l’autre côté de la cour. Il était journaliste et écrivain, et l’enfant avait été d’emblée fascinée par ce personnage dont elle s’était mise à épier les allées et venues, la vie mondaine et les nombreuses femmes qui arrivaient le soir avec lui pour le quitter au petit matin. Puis sa mère s’était remariée, elle était allée vivre ailleurs sans jamais cesser de penser à lui.

 

Quand ensuite elle revint à Pékin pour ses études, l’ayant rencontré par hasard, elle passa une nuit avec lui. Pour lui, ce ne fut qu’une histoire vite oubliée, il partit le lendemain en voyage en lui offrant quelques roses blanches ; pour elle, ce fut le tournant de sa vie. Elle se retrouva enceinte, et décida d’élever son enfant seule, acceptant, pour qu’il ne manquât de rien, de mener une vie de femme entretenue.

 

Inévitablement, fréquentant les mêmes restaurants et les mêmes boîtes de nuit, ils se rencontrèrent de temps à autre, sans que jamais il la reconnût - même lorsqu’elle passa une nouvelle nuit avec lui. Elle vivait avec son enfant, pour lui, gardant chevillé au cœur cet amour obstiné ; maintenant que l’enfant était mort, il ne lui restait qu’à mourir aussi. Quand il recevrait la lettre, ce serait fait. Elle ne lui demandait qu’une chose : continuer à acheter, pour son anniversaire, un bouquet de roses blanches, comme celui qu’elle lui envoyait chaque année.

 

De Vienne à Pékin

 

Xu Jinglei

 

La nouvelle de Stefan Zweig était située dans la Vienne décadente du début du vingtième siècle, Xu Jinglei l’a transposée dans le Pékin des années 1930-1940. Elle a expliqué qu’elle avait commencé son scénario en choisissant la période des années 1970, mais s’est vite retrouvée confrontée à des problèmes sociaux qu’elle ne voulait pas aborder, désirant se concentrer sur la peinture des personnages et de leurs sentiments. De même, elle a choisi Pékin parce que

c’était à l’époque une ville relativement calme dans la tourmente de ces années difficiles en Chine, contrairement à Shanghai, Nankin ou Chongqing, ce qui lui permettrait d’avoir un cadre relativement neutre par rapport aux événements politiques et militaires qui ne sont l’objet, dans le film, que d’allusions rapides, strictement nécessaires au déroulement du scénario.

 

Le film est recentré autour du personnage de cette femme « inconnue ». Dès le début, où l’on aperçoit le visage de la petite fille observant la maison d’en face à travers les vitres de sa chambre, tout est dépeint de son point de vue. Du coup, les autres personnages ne sont qu’esquissés, comme vus au travers d’un verre semblable. Même le caractère principal de « l’homme », interprété par le grand acteur Jiang Wen (姜文), reste imprécis, contrairement à celui de la nouvelle, dépeint comme un écrivain à succès, cynique et corrompu. Il garde en fait le flou poétique dont ce personnage reste nimbé aux yeux de la petite fille, puis de la femme adulte ; il conserve éternellement la distance de cette cour qui séparait l’homme de l’enfant, la distance d’un regard qui devient la distance d’un passé.

 

Les images aident à créer une ambiance de douce nostalgie, elles ont la palette de couleurs subtilement modulées, avec cette texture comme aquatique de verts et de bleus qui est le propre du Taiwanais Mark Lee ou Lee Pingbin (李屏賓), collaborateur attitré de Hou Hsiao-Hsien (侯孝贤), de « Poussières dans le vent » en 1986 à « Three times » en 2005, et responsable de la photo, avec Christopher Doyle, du chef d’œuvre de Wong Kar-wai (王家卫), « In the mood for love » (《花样年华》).

 

Longue genèse

 

Xu Jinglei a expliqué avoir lu la nouvelle deux fois, la première fois très jeune, à l’âge de dix-neuf ans, puis une dizaine d’années plus tard, le passage du temps modifiant sa vision des choses. Lors de la première lecture, la femme lui avait fait pitié, et elle avait pleuré toutes les larmes de son corps ; la seconde fois, c’est l’homme qui lui avait semblé pitoyable, la femme lui apparaissant comme maître de son destin alors que l’homme, arrivé au sommet de sa carrière, se rend compte avec amertume qu’il n’est finalement qu’un écrivain médiocre ayant passé sa vie à la recherche du luxe et du plaisir, et que celle-ci n’a donc guère de sens. Du coup, elle a adopté un style beaucoup plus détaché, moins émotionnel que dans l’œuvre de Zweig.

 

Elle connaissait aussi l’autre adaptation cinématographique de la nouvelle, celle réalisée par Max Ophüls en 1947, avec Joan Fontaine et Louis Jourdan. C’est un sommet du cinéma d’Ophüls. L’homme n’y est pas un écrivain, mais un pianiste

 

Jiang Wen

adulé et sans principes ; la musique joue donc dans ce film un rôle de première importance, de même que les thèmes sonores. C’est d’abord la musique du pianiste qui séduit la petite fille, entraînée dans un univers émotionnel qui est un univers musical.

 

En revenant aux sources de la nouvelle, Xu Jinglei s’est privée de ce support émotionnel : la passion de la petite fille, puis de la femme adulte, devient dans son film un amour fou, fondé sur l’attraction et la force du désir ; enfant, elle est fascinée par le luxe et l’opulence du personnage qui vient s’installer à côté de chez elle, fascination qui se transforme ensuite en une passion obsessionnelle, mais reste en même temps extrêmement pure, pureté des sentiments essentielle dans l’optique de Xu Jinglei.

 

Interprétation

 

Le film a non seulement été écrit et réalisé, il est aussi interprété par Xu Jinglei, surtout connue jusque là en tant qu’actrice à succès, en particulier pour la télévision. Il faut dire que, vu l’importance donnée au personnage principal, tout repose sur son interprétation. Toute en douceur et en nuance, celle-ci donne vraiment au film cette impression de mélancolie qui s’attache au sentiment tragique d’une vie gâchée.

 

Jiang Wen et Xu Jinglei

 

Il y a cependant un personnage secondaire rarement évoqué qui a pourtant une importance non négligeable, par l’émotion qu’il suscite dans l’une des dernières séquences qui est l’un des moments-clés du film : c’est celui du vieux serviteur de l’écrivain, repris du film d’Ophüls.

 

Alors que la femme vient de passer sa seconde nuit avec l’écrivain qui ne l’a

toujours pas reconnue et ne se rappelle rien de leur passé commun, elle quitte la maison au petit matin et, dans la cour, se trouvant face à face avec le vieux serviteur, son regard croise le sien. Sans paroles superflues, ce regard, à lui seul, indique que lui se souvient : d’une jeune femme qui, des années auparavant, un autre matin, l’avait aidé à rentrer des couvertures qu’il avait mises à sécher au soleil… Tous les deux ont vieilli, mais la cour est la même, et, l’instant de ce regard, le passé est soudain aboli. On mesure alors pleinement la solitude tragique de cette femme qui a magnifié un amour impossible pour en faire l’élément structurant de toute sa vie.

 

Les dernières images du film nous renvoient l’image du début, celle, brouillée, du visage de la petite fille observant la maison d’en face. On a ainsi un superbe motif cyclique qui enlève au dénouement tout caractère final, comme si l’ « inconnue » restait présente à jamais dans cette vieille cour désormais si calme, comme une ombre venant hanter l’écrivain.

 

En 2004, avec ce très beau film, Xu Jinglei est devenue, aux côtés de Jiang Wen, justement, l’une des réalisatrices les plus prometteuses de sa génération. Quelques années plus tard, tous les deux allaient se lasser de se battre pour faire triompher leurs idéaux artistiques et esthétiques, et abandonner la partie en rejoignant les rangs des cinéastes ‘commerciaux’, voués au divertissement du grand public, l’œil rivé sur le box office.

 

 

Le film (en chinois non sous-titré)

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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