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« Karamay » de Xu Xin : une catastrophe pour réfléchir ?

par Brigitte Duzan, 3 avril 2011, révisé 4 décembre 2011

 

« Karamay » (《克拉玛依》) était en compétition officielle au 63ème festival de Locarno, en août 2010, mais avait été projeté trois mois auparavant au festival de Hong Kong et, le 3 avril, au centre Georges Pompidou, à Paris, dans le cadre du festival Cinéma du Réel – et, surprise, c’était en présence du réalisateur, Xu Xin (徐辛), cadeau d’autant plus appréciable que le film était projeté le même jour, pratiquement à la même heure, à San Francisco dans le cadre d’un programme spécial de six documentaires indépendants chinois.

 

« Karamay » est un extraordinaire documentaire de six heures - six heures sans musique ni narrateur - qui n’a suscité partout qu’admiration, quelque chose comme une ferveur recueillie qui tient au sujet et à la manière dont il a été traité.

 

Une longueur qui s’impose…

 

 

Affiche

Karamay est une ville du Xinjiang où, le 8 décembre 1994, se produisit dans une salle de fêtes un incendie catastrophique qui coûta la vie à près de trois cents enfants.

 

La ville se trouve au nord-ouest de la région autonome du Xinjiang, dans une zone semi désertique où les roches burinées par le vent offrent un décor de carte postale qui attire quelques cars de touristes de temps en temps. La ville elle-même est récente, créée en 1955 à la suite de la découverte d’importants champs de pétrole et de gaz. Le nom signifie « huile noire » en ouïghour. Mais, si elle est aujourd’hui connue, c’est moins pour sa richesse pétrolière que pour le drame qui s’y est déroulé ce 8 décembre 1994.

 

Une photo d’enfant sur une tombe du cimetière

 

Ce jour-là, une grande fête avait été organisée dans le Hall de l’Amitié pour honorer la visite d’une délégation de dignitaires et cadres de l’enseignement ; les professeurs des écoles avaient préparé un spectacle avec leurs élèves. Or un incendie s’est déclaré au milieu de la représentation. On a alors demandé aux enfants de rester à leurs places pour permettre d’abord aux officiels de sortir. Mais, lorsque ce fut fait, l’incendie était devenu incontrôlable : 323 personnes périrent, dont 288 enfants, entre six et quatorze ans, les 36 adultes étant

essentiellement les professeurs. Tous les dignitaires, eux, s’en sont sortis sains et saufs.

 

Le plus choquant est que l’affaire fut étouffée. Il y eut une enquête à l’issue de laquelle quatorze personnes furent condamnées, dont quatre hauts dignitaires du Parti. Mais les détails ne furent pas divulgués : en particulier que personne n’avait ordonné d’ouvrir les portes de secours, ni appelé les pompiers. Aucunes excuses publiques n’ont jamais été prononcées et aucune cérémonie à la mémoire des disparus n’a jamais été organisée. Les parents qui sont allés à Pékin déposer une plainte ont été renvoyés chez eux derechef.

 

Ce n’est qu’en mai 2007 qu’un reporter de la télévision centrale, CCTV, a publié un reportage sur le drame sur son site internet. L’information a été reprise par quelques agences à l’étranger, puis le silence est retombé. Or, après avoir vécu là plusieurs années, le réalisateur, Xu Xin (徐辛), a ressenti que ce documentaire était devenu pour lui une nécessité : « J’ai entendu les gens qui ont assisté à l’incendie me raconter l’horreur que fut la découverte des innombrables corps qui gisaient là. Presque

 

Le spectacle donné par les enfants en 1994

chaque jour, je passais devant le lieu du sinistre en mobylette, devant ce théâtre qui reste comme un mémorial officieux à ce qui s’est passé là. »

 

Son film commence le matin du 8 décembre 2007, dans le cimetière de Karamay. C’est l’aube, et le jour qui pointe éclaire les montagnes au loin, et le désert plus près, d’une pâle lumière. La caméra passe de tombe en tombe, zoomant sur les photos, dans leurs cadres de verre, que l’on découvre sur chacune des sépultures : des photos d’enfants, à perte de vue… image brute et figée du souvenir que le film ensuite va déployer et dérouler.

 

La foule des parents après le désastre

 

Il y fallait bien six heures. Cela tient d’abord à la nature du sujet traité, comme l’a très bien expliqué la programmatrice du festival de cinéma de San Francisco (SKIFF), Rachel Rosen : « Les œuvres de ce genre ont pour thèmes des histoires complexes qui doivent être dites ; une durée de film conventionnelle serait insuffisante pour leur rendre justice. Le spectateur patient s’y trouve très vite plongé, en profondeur, pour son plus grand bénéfice. »

 

En fait, ce n’est même pas une question de patience : plutôt de disponibilité d’esprit. Le film est tellement bien fait que la durée s’impose d’elle-même comme une nécessité, mais c’est une nécessité savamment construite, qui laisse admiratif lorsqu’on la découvre peu à peu, au fil des témoignages.

 

… pour un film superbement construit

 

« Karamay » se présente en effet comme une suite de témoignages de parents des enfants disparus, parlant seuls, assis devant la caméra qui enregistre… Vingt deux familles sont représentées. Xu Xin a expliqué qu’il avait demandé à chacun de parler comme s’il s’adressait à tout un auditoire, et ils parlent comme s’ils prenaient à témoin la terre entière. Selon Xu Xin, ils ont ainsi accepté de parler parce qu’il a tourné en secret, ils se sentaient donc en confiance. Certains l’ont reçu chez eux, pour d’autres il a loué un appartement. Pour certains, l’interview a duré une journée, pour d’autres deux, voire trois jours.

 

Xu Xin a commencé son documentaire le 13ème anniversaire de la catastrophe. A écouter ces parents, on voit se dérouler treize années de deuil et de lutte pour surmonter le traumatisme, on sent treize années de colère et de frustrations accumulées en raison de l’ostracisme dont ils ont été victimes et faute de pouvoir s’exprimer, mais on perçoit surtout treize années de réflexion. Et c’est cela qui rend le film si intéressant : ce n’est pas seulement le témoignage brut de la douleur des familles.

 

La salle des fêtes en 1994, après l’incendie

 

Le film commence par une séquence introductive : une visite au cimetière où ont été hâtivement enterrées les petites victimes trois jours après la catastrophe, la caméra s’arrêtant avec insistance sur les visages des enfants dont les photos ornent chaque tombe, à côté de leur nom.

 

Puis une seconde partie explique la genèse de l’histoire : ce sont les meilleurs éléments de chaque classe du district qui ont été sélectionnés pour participer à la fête donnée en l’honneur des édiles de passage. Des images de vidéo amateur montrent des enfants adorables en train de danser et chanter…

 

Une mère témoignant

 

Une troisième partie explique ensuite les causes de l’accident, et l’horreur que ce fut, avec témoignages directs et vidéos amateurs : les rideaux prenant feu, les enfants obligés de rester assis pour laisser les édiles sortir, les issues de secours bloquées si bien que les enfants sont morts asphyxiés et brûlés, on a retrouvé les corps amoncelés devant ces portes impossibles à ouvrir…

 

Dans une quatrième partie, les parents expriment le mal qu’ils ont eu à surmonter le

choc d’une catastrophe aussi horrible, sachant les conditions dans lesquelles les enfants sont morts. Cette partie est particulièrement travaillée, car elle fait intervenir des témoignages de parents de minorités nationales différentes, donc ayant des coutumes différentes, en particulier en ce qui concerne les deuils et les enterrements.

  

Elle montre aussi des parents dont les vies ont été détruites par l’accident : des gens très patriotes, attachés au Parti, des Chinois éduqués, membres de la classe moyenne, refusant de parler de la catastrophe et d’accuser le Parti devant leurs enfants vivants pour ne pas les troubler, mais avouant leur désarroi devant le traitement dont ils ont été victimes, et leur incompréhension devant le refus qu’on leur a opposé de reconnaître leurs enfants comme héros de la nation, ces enfants dont les morts restent anonymes car ils n’ont même pas obtenu de certificat de décès.

 

Dernière séquence, la mélodie chantée par une survivante reprise au guzheng par sa petite sœur

 

C’est alors que la cinquième partie vient apporter des analyses en profondeur des raisons pour lesquelles la catastrophe a été aussi meurtrière : les matériaux bon marché et inflammables, le non respect des normes de sécurité, le défaut d’inspections légales, le retard des pompiers arrivant sans eau et sans hache pour enfoncer les portes et pouvoir pénétrer dans la salle en flamme… La liste est longue, implacable, Xu Xin a même trouvé la vidéo du spécialiste détaillant les manquements à la loi et aux normes de sécurité, un rapport accablant qui dénonce non tellement la corruption, mais surtout l’immense apathie de l’appareil bureaucratique et rappelle malheureusement d’autres accidents du même genre.

 

Le théâtre aujourd’hui, reconstruit et repeint

 

Cette partie trouve son apogée dans la longue réflexion finale de l’un des parents : on sent qu’il a ruminé cela pendant toutes ces années, et brusquement surgit son désespoir devant autant de gabegie et aussi peu d’humanité, mais surtout parce que cela représente pour lui un trait du caractère national, une faiblesse immanente, une incapacité à gérer les crises et à y faire face. Terrible réflexion qui répond à une autre, quelques séquences auparavant : comment un tel manque d’humanité est-il possible dans un pays socialiste où les dirigeants

sont censés faire passer l’homme au premier rang de leurs préoccupation (以人为本?

 

Xu Xin aurait pu nous laisser sur ce constat amer, mais qui se veut malgré tout positif : beaucoup soulignent qu’ils ne veulent pas accuser, dénoncer, trouver des coupables, mais susciter une prise de conscience pour que ce genre de catastrophe ne se produise plus.

 

Il ne l’a cependant pas fait et a terminé sur une séquence conclusive qui fait apparaître l’une des survivantes de la catastrophe, laissée handicapée sur une chaise roulante après de multiples greffes de la peau : elle évoque son rêve d’enfant d’aller étudier à l’université de Nankin, rêve désormais inaccessible, ne serait-ce que parce qu’elle ne supporterait pas le climat humide et chaud de la métropole, sa peau étant incapable de transpirer…

 

Elle était douée pour la musique, jouait, chantait et composait des chansons. Elle en chante une d’une voix qui a souffert elle aussi, et sa petite sœur, née après la catastrophe, en reprend la mélodie au zheng pour terminer, seule séquence en couleur du film… La mélodie se poursuit pour accompagner la dernière image : un garçon qui fait du roller skate sur la place devant le théâtre reconstruit, dans la plus parfaite insouciance…

 

Heureusement qu’il y a des gens comme Xu Xin pour que la catastrophe ne soit pas totalement oubliée. Son documentaire a déjà une place à part dans l’histoire du documentaire chinois.

                                                             

 

 

Le documentaire sur YouTube (en douze parties, sous-titrées chinois)

 

 

Courte vidéo sur la catastrophe

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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