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« Suk.Suk » :
un film hongkongais d’une rare délicatesse sur des
homosexuels vieillissants
par Brigitte Duzan, 22 mai 2021
Troisième long métrage de
Ray Yeung (杨曜恺),
sorti en France en mai 2021 sous le titre « Un
printemps à Hong Kong », « Suk.Suk » (《叔·叔》)
a
glané deux prix d’interprétation au
39èmes Hong Kong Film Awards et le prix du meilleur
film décerné par la Hong Kong Film Critics Society
en 2019. Outre les critiques, le film a également
conquis le public dans les festivals où il est passé
jusqu’ici, de Busan à Berlin. Ce succès est dû non
seulement à son sujet, mais aussi à ses qualités
narratives et esthétiques.
Une histoire originale
Deux homosexuels pères de famille
L’histoire est celle de deux pères de famille qui
ont vécu toute leur vie en évitant d’afficher leur
homosexualité. Pak (柏),
chauffeur de taxi, a maintenant 70 ans ; Hoi (海)
en a 65 et il est retraité. Pak a eu deux enfants,
son fils est |
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Suk.Suk, affiche
française |
marié et a une petite fille, sa fille, enceinte, doit se
marier. Hoi, divorcé, vit avec son fils qui lui rend la vie
impossible. Quand ils se rencontrent, c’est une soudaine
attirance réciproque, et ils se donnent rendez-vous en
secret, en se cachant de leurs familles pour éviter de
froisser les susceptibilités et éviter une crise.
Le film dresse avec délicatesse un tableau de leurs
rencontres interdites, et des sacrifices qu’ils ont dû
consentir dans le passé, mais qu’ils doivent continuer à
faire pour préserver leur vie quotidienne en ne choquant
personne autour d’eux. Leurs problèmes se sont accrus avec
l’âge, alors qu’ils doivent négocier l’approche de la
vieillesse, avec leurs frustrations identitaires et
sexuelles.
Ray Yeung a su donner vie à une communauté d’exclus, de
marginaux sociaux du même âge, qui se réunissent dans des
foyers, des saunas, et, le temps d’une partie de cartes ou
d’un dîner, échangent des histoires et des plaisanteries.
Tout ceci est d’autant plus vivant et réaliste que le
réalisateur s’est inspiré d’un livre sur les homosexuels
âgés de Hong Kong sorti en 2014.
Inspiration et genèse
Oral Histories of
Older Gay Men in Hong Kong
(trad. en
anglais) |
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Ray Yeung a déclaré qu’il n’aurait jamais eu l’idée
de faire un film sur un tel sujet s’il n’avait lu
l’ouvrage du sociologue Travis S.K. Kong « Oral
Histories of Older Gay Men in Hong Kong: Unspoken
But Unforgotten » (《男男正傳︰香港年長男同志口述史》)
publié en chinois en 2014, puis traduit en anglais
en 2019
.
Illustré
de photos et de lettres, le livre est composé de
treize histoires intimes. Il a été conçu sur la base
d’interviews, réalisées à partir de
2010,d’homosexuels hongkongais âgés de 60 ans et
plus et ayant vécu à Hong Kong pendant au moins
trente ans ; à partir de 2012, l’auteur a organisé
des « thés »
dans un restaurant et a suivi des réunions chez un
volontaire où les discussions ont porté sur quatre
thèmes : le travail, la famille, les services
sociaux et la communauté gay. En 2015, il a
sélectionné quinze de ces hommes, âgés entre 69 et
89 ans,tous issus de la classe ouvrière et tous
chinois, sauf deux, britanniques, arrivés à Hong
Kong à la fin des années 1970 ou au début des années
1980 ; il a alors poursuivi des entretiens plus
approfondis avec eux, |
maisdeux ont dû
être exclus en raison de problèmes de santé.
Après avoir terminé le livre, en 2014, Travis Kong a fondé
le groupe à but non lucratif Gay and Grey (非牟利組織「晚同牽」),
avec pour objet de créer un environnement particulièrement
adapté aux homosexuels âgés tout en défendant leurs droits
et leur identité propre. Il s’agit de leur créer des lieux
de réunion adaptés, qui ne soient pas trop publics afin de
ne pas les mettre en porte à faux vis-à-vis de leurs
familles, beaucoup étant déjà grands-pères. L’association
organise des activités régulières, discussions, films, yoga
ou déjeuners au restaurant, mais elle forme aussi des
travailleurs sociaux et médicaux et a proposé depuis 2016 la
création de maisons de retraite pour homosexuels – autant
d’idées que Ray Yeung a reprises dans son film. Gay and Grey
compte maintenant plus de 150 membres.
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Tai Bo dans le rôle de
Pak |
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Inspiré par le livre et les recherches de son auteur, Ray
Yeung a décidé d’en faire un film.Avec l’aide de Travis
Kong, il a lui-même interviewé des homosexuels de milieux
modestes entre 60 et 80 ans ; il en est ressorti qu’ils se
trouvaient dans des situations difficiles dans leurs
familles, et se sentaient souvent isolés du mouvement LGBTQ,
en marge d’un courant occidentalisé et jeune où ils ne
trouvent pas leur place. Pour des personnes âgées aux
revenus modestes, la plupart des lieux de rencontre et
activités LGBTQ – bars gays, disco, saunas, voyages – sont
exclus, car non seulement orientés vers une classe d’âge
bien plus jeune, mais en outre hors de prix. L’un des hommes
interviewés avait été refoulé d’un sauna populaire auprès de
jeunes gays : on lui avait non seulement refusé l’entrée,
mais même la possibilité de devenir membre.
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Ben Yuan dans le rôle
de Hoi |
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En outre, les hommes interrogés ont fait état de leurs
craintes de se manifester dans des événements publics. Dans
le film, l’un des personnages refuse de participer à un
forum public car, après avoir participé à la Gay Pride, il
s’était retrouvé en butte à l’hostilité de ses voisins qui
l’avaient vu à la télévision
.
Le film fait en outre allusion au travail réalisé par les
églises protestantes, et en particulier le mouvement
évangélique, dans la lutte contre les discriminations et la
défense des droits LGBTQ à Hong Kong.
Un film sensible et délicat
Contrairement à beaucoup de films sur le thème de
l’homosexualité masculine,
« Suk.Suk » est d’une grande délicatesse et brosse des
portraits extrêmement sensibles de ses deux personnages
principaux, mais aussi de leurs camarades de fortune.
Pourtant il n’a pas été facile de réunir le financement et
de trouver les acteurs.
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Pak et Hoi, la vie à
deux |
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Le défi du casting et du financement
Le premier obstacle à surmonter a été celui du casting.
L’une des raisons est que, pour des rôles dans cette tranche
d’âge, les acteurs ont été traditionnellement formés à l’ère
de la Shaw Brothers, dans une culture de l’acteur macho,
prompt à la détente dans des films d’action cultivant
l’image publique du héros super viril. En outre, avoir à
tourner des séquences « d’alcôve » avec un homme finissait
de détourner ceux qui avaient initialement manifesté un
intérêt pour les rôles.
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Un yum cha entre
copains au sauna |
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Il a fallu l’audition d’une centaine d’acteurs pendant dix
mois avant de pouvoir dénicher les deux acteurs parfaits :
Tai Bo (太保)
dans le rôle de Pak et Ben Yuen (袁富华)
dans celui de Hoi. Le premier, né en 1950, un ancien de la
Golden Harvest, a commencé dans des films de kungfu au début
des années 1970 et a beaucoup joué ensuite, tant au cinéma
qu’à la télévision. Le second s’est fait remarquer en 2018
dans le film hongkongais de Li Jun (李骏硕)
« Tracey » (《翠丝》),
l’histoire d’un homme marié et père de famille de 51ans qui
devient femme transgenre ; Ben Yueny interprète le rôle d’un
acteur d’opéra cantonais spécialisé dans les rôles féminins
de dan, rôle qui lui a valu le prix du meilleur acteur dans
un second rôle au 38ème festival de Hong Kong.
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Tristesse d’une vie
solitaire |
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Les rôles secondaires sont tous excellents, en particulier
la femme de Pak, interprétée par
Patra Au Ga Man (区嘉雯),
primée au festival de Hong Kong, ou encore le fils de Hoi,
interpété par Siuyea Lo (卢镇业).
Trouver le financement a été tout aussi difficile. A Hong
Kong, un film ne peut trouver d’appuis institutionnels et
d’investisseurs que s’il a une valeur commerciale. Ray Yeung
s’est adressé à
Stanley Kwan qui l’a
aidé à faire circuler son scénario et lui a permis de réunir
un petit cercle d’investisseurs privés dont l’un s’est
finalement décidé.
Un film d’une sereine beauté
Finalement,
« Suk.Suk » a su combiner les éléments factuels tirés du
livre et des interviews avec une grande sensibilité dans la
peinture des personnages, en montrant leurs difficultés et
leurs combats quotidiens sans idées préconçues, dans la plus
grande impartialité. Ce que montre Ray Yeung, sans vouloir
émettre de jugement, ce sont les raisons pour lesquelles ces
hommes sont ce qu’ils sont, maintenant. Ils sont d’une autre
génération, qui s’est mariée par obligation et a travaillé
pour nourrir femmes et enfants.
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Seuls devant la ville
comme un spectacle |
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Roy Yeung reprend une réponse d’un homme faite dans le livre
de Travis Kong à quelqu’un qui lui demandait s’il ne
regrettait rien de sa vie, passée sans pouvoir affirmer son
identité réelle : « Non, dit Pak à Hoi dans le film, je ne
regrette rien, je suis un exemple de réussite. Quand je suis
arrivé à Hong Kong, je n’avais rien, j’ai bâti toute ma vie
à partir de rien. » Donc finalement, il a été en un sens
honnête envers lui-même car il avait d’autres priorités que
celle d’affirmer son identité homosexuelle. C’est en
vieillissant que le problème se pose à nouveau. Mais il se
pose tout particulièrement à ceux qui restent seuls et sont
malades.
C’est grâce à la qualité du jeu des acteurs que le film
prend toute sa profondeur car eux vont au-delà du voile
d’impartialité et d’impassibilité que s’est imposé le
réalisateur. On lit sur leurs visages les émotions qu’ils
refoulent et qu’ils s’efforcent de dissimuler dans la vie
quotidienne, comme ils ont fait toute leur vie. Une grande
solitude se lit dans leur regard.
L’auteur, Travis Kong, est un sociologue de premier
plan dont les études sont centrées sur la sexualité
chinoise, avec pour axes de recherche la
masculinité, l’homosexualité et la prostitution
masculine. Il est professeur de sociologie à
l’Université de Hong Kong, coéditeur de « Sexualities »,
et auteur de « Chinese Male Homosexualities : Memba,
Tongzhi and Golden Boy ».
La préface fait un état des lieux des recherches sur
l’homosexualité, en soulignant le défaut d’études
sur les hommes gays âgés et les lesbiennes*, puis
explique l’histoire de l’homosexualité à Hong Kong:
première génération dans la Hong Kong coloniale,
jusqu’en 1897 (hétéronormativité, loi anglaise,
coutumes chinoises, mais développement d’une
sous-culture gay à partir de 1980, décriminalisation
en 1991), deuxième génération après 1997
(développement des mouvements anti-discrimination et
politisation, nouveaux espaces tongzhi après
le SARS en 2002). Table des matières (les treize
personnages) et préface :
https://books.google.fr/books?id=hBnIDwAAQBAJ&printsec=copyright&redir_esc=y#v=onepage&q&
f=false
*sujet de recherche en Chine de Li Yinhe (李银河).
Voir chinese shortstories (à venir)
La première Parade de la Gay Pride de Hong Kong (香港同志遊行)
a eu lieu le 13 décembre 2008. Il y en a eu une tous
les ans depuis cette date (sauf en 2010), en dépit,
très souvent, du mauvais temps ; les cortèges
partent en général de Victoria Park, avec un nombre
croissant de participants (12 000 en 2018), un tiers
venant de Chine continentale. En 2019, cependant, en
raison du rejet de la demande d’autorisation dans le
cadre du mouvement de protestations à l’époque, la
parade a pris la forme d’un rassemblement à
Edinburgh Place. En 2020, elle a été annulée.
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