|
Trois premiers films
chinois
(Gao Qisheng/
Dandren Wanggyal/ Liu Zhihai)
Par
Jean-Maurice Rocher à Shanghai, 4 décembre 2021
Quelques premiers films chinois de cette année 2021 étaient
visibles sur grand écran à Shanghai lors d'une séance unique
le premier week-end de décembre. Je suis allé voir trois
films à cette occasion et ai rapporté ces quelques notes
critiques éparses issues de mes premières impressions.
« River of Salvation »《 一江春水》
Gao Qisheng
高启盛,
2021
Le scénario de ce film qui conte les mésaventures d'une
"sœur" courage est plutôt banal et surtout typique du
(premier) film de festival. Il a d'ailleurs déjà été
présenté dans trois festivals, dont deux en Chine. C'est au
point de vue formel, aussi bien dans sa mise en scène que
dans sa manière de faire évoluer le récit, que le film de
Gao Qisheng enthousiasme véritablement. « River of
Salvation » est le type de film qui prouve que le plus
important n'est pas nécessairement d'avoir un scénario
formidablement original mais d'avoir des idées, elles,
originales pour porter à l'écran un scénario quel qu'il
soit.
Le film est tourné dans le format intimiste du 4/3. Ce n'est
pas le 4/3 extrêmement mobile du cinéma indé états-unien
tourné dans un super 8 granuleux, vintage et « sundancien »,
mais un 4/3 numérique intégralement composé de plans fixes
fort bien cadrés. C'est un fait, Gao Qisheng maîtrise entre
autres parfaitement l'effet de cadre dans le cadre, qui lui
permet, à partir d'éléments du "décor", de focaliser
l'attention sur un personnage qui s'y trouve ou une action
qui s'y déroule. Ceci produit également, sans aucun
mouvement de caméra, une profondeur de champ qui attire les
spectateurs au cœur du plan. Il s'agit d'un naturalisme
sobre, oserait-on dire très chinois, qui confine parfois
même à l'abstraction (le passage au commissariat de police
intégralement tourné devant un fond marron uniforme qui
déréalise la scène).
La balance entre drame et humour est équilibrée et offre aux
spectateurs, en particulier dans un mouvement rétrospectif
final qui a tout d'une remontée de courant, cette
possibilité d'être émus qui fait si souvent défaut au cinéma
chinois contemporain. Le film cultive les ellipses, non pour
juger les personnages et créer une interrogation morale
artificielle chez le spectateur à la manière de l'agaçant
cinéaste iranien Asgar Farhadi, mais simplement parce qu'il
se doit d'évoluer avec les lacunes et les secrets du
personnage principal. Ceci jusqu'au gros plan qui clôt le
film qui, dans l'appât de la lumière chaude mais incertaine
d'un feu de bois, transforme sur le visage de l'impeccable
actrice Li Yanxi une rivière de larmes en rivière
rédemptrice.
« River of Salvation » est donc un premier film d'auteur
plutôt réussi. Reste à voir si son réalisateur utilisera
cyniquement par la suite ce film comme carte d'entrée pour
accéder à l'inepte cinéma commercial chinois qui peut
rapporter gros (comme d'autres l'ont, hélas, fait avant
lui), ou s'il continuera dans cette veine plus ou moins
indépendante et créative mais qui ne peut guère être que
confidentielle dans les salles en Chine.
« Wind »
《 随风飘散》
Dandren Wanggyal
旦真旺甲,
2020
De
« Wind » on peut dire, en coup de vent, que rien ou presque
ne va. Succession de scènes filmées de façon absolument
impersonnelle sans attention portée à l'espace et au temps,
se contentant probablement d'aligner des illustrations des
pages du livre dont le film est tiré (La nouvelle « Dog Boy
Gera » de A Lai) ; incapacité à faire exister des
personnages à l'écran au-delà de quelques traits
caricaturaux ; nécessité de recourir à plusieurs apartés
théâtraux des personnages plutôt qu'à des effets de cinéma
pour faire passer leurs sentiments aux spectateurs ; et
puis, bien entendu, ce scénario qui emprunte jusqu'au bout
ou presque (et toujours contre ses personnages) la piste
risquée du destin fatal tout en ne voulant pas trop se
mouiller. Englué jusqu'au cou dans une fausse problématique
(est-ce le fatum – ou le concept tibétain équivalent - qui
frappe inexorablement celles et ceux qui auraient fauté, ou
un simple concours de circonstances qui fait s'accumuler les
drames ?), le film devient déplaisant à force de se faire
moralisant à l'égard des uns (la femme) puis des autres
(l'homme). Une libération souffle bien finalement, mais trop
tard, au moment même où le film aurait dû commencer,
c'est-à-dire quand s'amorce une lutte ouverte de la jeune
fille contre la société traditionnelle, et non comme c'est
hélas le cas avant que les personnages se morfondent
inlassablement face aux rebondissements d'un scénario qui
prend un malin plaisir à s'acharner contre eux. Ceci dit, il
est en fait moins question pour la jeune Gelak de
s'émanciper en bloc de la tradition conservatrice que de lui
reprocher à bon compte une évidence absolue et sans doute
universelle, à savoir qu'elle n'est pas (assez) inclusive.
L'intériorisation des critiques portées ici (comme on porte
un collier de perles) contre la société tibétaine
traditionnelle est tout à fait confortable car elle
s'effectue dans une absence totale de contre-champ
dialectique se différenciant éventuellement de ceux qui, de
l'extérieur, critiquent les traits archaïques de cette même
société et sont par ailleurs les gardiens de la censure. On
peut opposer à cette tendance critique opportuniste,
plusieurs films récents de Pema Tseden (« Tharlo » ou
« Balloon »), probablement discutables par d'autres aspects
mais qui ont au moins le courage de ne pas reculer devant la
représentation de certains antagonismes politiques
traversant le réel. Chez Dandren Wanggyal, d'un côté l'on
garde quand même le folklore qui peut donner de jolies
images à l'écran, de l'autre on le montre du doigt lorsqu'il
impacte les modes de vie au-delà d'un costume local porté ou
d'un plat typique ingéré. Cela s'appelle faire du marketing
touristique, et c'est finalement une attitude très en phase
avec l'imagerie consensuelle et majoritaire du Tibet
véhiculée actuellement en Chine.
« Beyond The
Skies »《云霄之上》
Liu
Zhihai
刘智海,
2021
« Beyond The Skies » est absolument sinistre, et c'est tant
mieux car il s'agit d'un film de guerre. Dans un noir et
blanc sépulcral (tout juste « réchauffé » par quelques
touches chaudes de marron lorsque du feu entre dans le
plan), Liu Zhihai raconte (à peine, car il s'agit à vrai
dire plutôt d'une expérience sensorielle) l'obscur parcours
d'une section d'éclopées de l'Armée de Libération qui a pour
mission (impossible) de faire sauter un dépôt de munitions
de l'armée du KMT au fin fond de la campagne chinoise en
1935. Cette mission ne semble bien être pour Liu Zhihai
qu'un prétexte scénaristique afin de figurer toute
l'atrocité et l'absurdité de la guerre. Violences
psychologique et physique ne sont pas ici au service d'un
discours idéologique vantant les mérites et la grandeur des
soldats qui sont dans le « bon » camp, comme c'est toujours
le cas dans les films de guerre de propagande qui inondent
toujours les écrans chinois jusqu'à aujourd'hui (le dernier
en date étant « 长津湖 »,
à l'occasion de la fête nationale 2021).
Au
contraire de ces films ouvertement va-t-en-guerre, qui
entretiennent la mobilisation quasi-militaire des
spectateurs et assurent sans trembler que d'autres bains de
sang auront lieu sous le même drapeau, « Beyond The Skies »
se place résolument au niveau de l'humain (et non du
drapeau) et rappelle aux spectateurs qu'une guerre est
toujours quelque chose de répugnant, d'atroce, d'ubuesque
dans le funeste, et qu'il n'y a donc pas lieu, voire
indécence, de la désirer ou de susciter son désir. Le film,
sans aucune espèce de compromis, va véritablement jusqu'au
bout. Chaque scène enfonce un peu plus le clou et transforme
l'entreprise vouée à l'échec des soldats qui tombent les uns
après les autres en cauchemar aussi visuel que sonore (le
soldat qui hallucine soudain son double dans les bois et
qu'il tient en joue, les rafales de coups de feu qui
retentissent dans une forêt seule visible à l'écran, les
inserts de plans de chauves-souris s'envolant lorsque les
soldats crient chacun à leur tour leurs nom et rang
militaire dans l'obscurité d'une caverne avant l'attaque
finale, etc.), jusqu'au plan final progressivement mais
irrémédiablement maculé de sang, rouge. Le film évoque
également tout ce qui fait une guerre, n'importe laquelle,
mais qui fait cruellement défaut dans les films de guerre
chinois habituels car ne pouvant être porté à l'honneur du
pays : la désertion, la retraite plutôt que l'attaque,
l'absurdité de suivre des ordres qui envoient les soldats au
massacre, ou encore l'absence d'antipathie pour les soldats
ennemis.
Jean-Maurice Rocher, Shanghai, 04/12/2021
|
|