Originaire de l’est du Zhejiang, le yueju (越剧)
est une création relativement récente puisque cet opéra est
apparu au tout début du 20e siècle et s’est
développé dans les années 1920. Opéra « féminin »,
interprété traditionnellement par des interprètes féminines,
il a connu une popularité croissante jusque dans les années
1980, puis a subi un déclin progressif, comme les autres
opéras régionaux chinois, et comme l’opéra en général en
Chine. Malgré tout, il a réussi à renouveler son répertoire
et continue d’être l’un des opéras les plus populaires en
Chine.
Histoire
1906-1920 : origines rurales
Le yueju est né dans le district de Shengxian (嵊县),
aujourd’hui Shengzhou (嵊州),
dans la préfecture de Shaoxing (绍兴),
d’où son autre appellation d’ « opéra de Shaoxing ». Le nom
de yue, lui, fait référence à l’ancien État de Yue (Yueguo
越国),
État autochtone non encore sinisé du temps des Printemps et
Automnes, devenu à partir du 5e siècle avant J.C.
l’un des principaux « royaumes » rivaux de la période des
Royaumes combattants. Le terme de yueju (théâtre de
yue) ne sera cependant adopté que tardivement ; la
succession des appellations le désignant dessine en
filigrane ses origines modestes et son évolution : xiao
geban (小歌班)
diduban (的笃班)
et, finalement, Shaoxing wenxi ou « théâtre lettré de
Shaoxing » (绍兴文戏).
Comme la plupart des autres formes régionales d’opéra en
Chine, les origines du yueju remontent à des
divertissements paysans en milieu rural. Selon la tradition,
c’est au village de Matang (马塘村)
que se serait formée une lignée de conteurs qui se
produisaient dans les villages alentour lors des fêtes
célébrant les moissons ou toute autre occasion. Devenus
semi-professionnels, ces conteurs - qui s’accompagnaient
d’un instrument dans un style local de parler-chanter dit luodi
changshu (落地唱书)
- sont allés se produire de plus en plus loin dans le delta
du Yangzi.
L’année 1906 est considérée comme l’année de naissance du
yueju car, cette année-là, le 27 mars, fut en effet
représentée, dans le village de Dongwang (东王村)
dépendant de la municipalité de Shengzhou, ce qui est resté
dans l’histoire comme la première pièce de yueju :
« Dix choses [à ne pas faire] » (Shi jian tou《十件头》).
En fait, c’était un peu improvisé : les deux frères Li
Shiquan (李世泉)
et Li Maozheng (李茂正)
étaient sortis avec Gao Binghuo (高炳火)
et d’autres amis pour une soirée de changshu, et la
pièce a pris une tournure un peu plus festive que
d’habitude. On raconte que des auditeurs leur ont suggéré de
faire une estrade de fortune… avec des barils de riz et des
montants de portes. La pièce, typique du répertoire
populaire des conteurs, raconte l’histoire d’amour entre une
petite paysanne, Mei Duojiao (美多姣),
et un jeune paysan un peu frivole à qui elle conseille
d’éviter dix choses : fumer, boire, jouer, fréquenter des
prostituées, forniquer, voler, se livrer au banditisme,
tromper, tuer ("烟酒赌嫖奸,偷盗抢骗杀"
).
Le village de Dongwang a fêté le centenaire du yueju
en grande pompe en 2006 : du 26
au 28 mars, une troupe a interprété des comédies célèbres du
répertoire populaire durant trois nuits consécutives, dont
« L’éventail en bois d’aloès » (Chenxiang shan
《沉香扇》)
et « Wang Laohu prend sa femme de force » (Wang Laohu
qiangqin《王老虎抢亲》).
Dans les années qui ont suivi 1906, Li Shiquan et Gao
Binghuo ont ensuite formé une petite troupe de chanteurs
locaux. En 1917, ils sont allés se produire à Shanghai pour
la première fois, mais sans grand succès car l’opéra était
encore musicalement très limité : les troupes se composaient
de sept ou huit personnes, dont deux ou trois chanteurs, les
autres accompagnant essentiellement avec des petites
percussions (tambours et cliquettes de bois) pour donner le
rythme, d’où le nom de xiao geban (小歌班)
À partir de 1919 furent donc apportées des améliorations
notables dans la musique, les livrets et l’interprétation.
La pièce « L’épingle de jade » (Biyu zan
《碧玉簪》)
fut un triomphe à Shanghai et marqua un tournant dans
l’histoire de l’opéra. C’est toujours l’une des principales
pièces du répertoire.
En même temps les années 1920 signèrent le déclin de l’opéra
martial de Shaoxing : Shaoxing daban (绍兴大班)
ou Shaoxing wuxi (绍兴武戏)
au profit du Shaoxing wenxi (绍兴文戏),
en abandonnant les acrobaties et les thèmes historiques et
guerriers pour se concentrer sur le chant et des histoires
d’amour.
Années 1920-1940 : opéra lettré, opéra de femmes
C’est au début de l’été 1923 que Wang Jinshui (王金水)
a créé la première troupe féminine de xiao geban (女小歌班)
Considéré comme le fondateur du yueju féminin, il a
contribué à infléchir les caractéristiques de l’opéra vers
un type d’opéra féminin sur des thèmes féminins, précurseur
de « l’opéra yue des femmes » (女子越剧).
Cette troupe féminine est allée pour la première fois donner
des représentations à Shanghai en janvier 1924, année
charnière dans l’histoire de cet opéra.
Cette première « promotion » féminine, cependant, n’a existé
que six ans car les jeunes filles, issues de milieux
modestes, durent céder à la pression familiale et se marier.
D’une part le métier de chanteuse souffrait toujours de
préjugés traditionnels, et d’autre part leur avenir matériel
était des plus aléatoires. Mais d’autres classes furent
ensuite fondées au fur et à mesure que l’opéra gagnait en
notoriété : au début des années 1930, il y avait au Zhejiang
plus de deux cents « classes » féminines d’une dizaine de
membres chacune.
L’opéra a en effet bénéficié de l’atmosphère et des
événements des années 1920 en Chine. D’abord, le
mouvement du 4 mai 1919
a provoqué un bouleversement des mentalités en particulier
concernant le statut des femmes dans la société. Elles ont
commencé à sortir du huis-clos familial et à entreprendre
des carrières dans le domaine de l’enseignement et de la
culture. Les classes d’opéra offraient une alternative
attrayante à l’usine textile.
Par la suite, dans les années 1930, la guerre contre
le Japon a de nouveau favorisé le développement de
l’opéra, surtout à la fin de la décennie dans
Shanghai occupé. En effet, les intellectuels qui
méprisaient le yueju pour ses origines
rurales et populaires avaient fui vers l’intérieur
et les réfugiés que la guerre y avait amenés étaient
plus favorables à ces spectacles qui étaient en
outre bien vus par les Japonais pour être de nature
apolitique. En même temps se poursuivit la
féminisation de l’opéra : la dernière troupe
masculine disparaît en 1938. Le nom de yueju
越剧
est finalement adopté à Shanghai en 1942. Il se
diffuse jusqu’à Hong Kong, Macao, et Taiwan en 1949.
Traditionnellement composé d’histoires d’amour
légendaires, avec des rôles travestis, comme « Liang
Shanbo et Zhu Yintai » (《梁山伯与祝英台》)
ou « La
légende du Serpent blanc » (《白蛇传》),
le répertoire du yueju a commencé à se
Yuan Xuefen
diversifier, sous l’égide de la grande artiste Yuan Xuefen (袁雪芬) :
elle a introduit en 1946 une adaptation de la nouvelle de Lu
Xun « Le
Sacrifice du Nouvel An » (《祝福》)
en interprétant le rôle de la belle-sœur Xianglin (祥林嫂)
[1].
Rebaptisé Xianglin Sao (《祥林嫂》),
l’opéra est l’une des plus belles réussites du répertoire
moderne.
Les « dix sœurs du
yueju » 越剧十姐妹 en 1947
De g. à dr. au 1er rang,.Xu Tianhong, Fu Quanxiang,
Yuan Xuefen, Zhu Shuizhao, Fan Ruijuan, Wu Xiaolou.
Au 2e rang : Zhang
Guifeng, Xiao Dangui, Xu Yulan, and Yin Guifang
La fin
de Xianglin Sao interprétée par Yuan Xuefen en 1978
(à l’âge de 56 ans)
Années 1950-1960 : opéra promu dans la Chine nouvelle
Poursuivant son développement dans la République populaire,
le yueju a connu un maximum de popularité à la fin
des années 1950 et au début des années 1960, avant de
quasiment disparaître pendant la Révolution culturelle. Deux
films témoignent de l’importance de cet opéra pendant cette
période, et, pour le second, des difficultés rencontrées par
les interprètes dans le contexte du début des années 1960 :
-D’une
part,
l’adaptation au cinéma par Sang
Hu (桑弧)
de l’opéra« Liang
Shanbo et Zhu Yintai » (《梁山伯与祝英台》),
d’après la légende des « amants-papillons » : grand succès
de l’année 1954, c’est le premier long métrage en couleur de
l’histoire de la République populaire. Il a en outre une
connotation politique : de même que le développement du
yueju s’est fait dans le contexte de libération
(relative) des femmes dans les années 1920, le yueju,
en 1954, venait en soutien de la récente loi sur le mariage
(promulguée le 1er mai 1950) et véhiculait un
message en faveur de l’égalité entre les sexes, en
particulier dans le domaine éducatif.
-Sorti
en 1964, deux ans après l’adaptation au cinéma du « Rêve
dans le pavillon rouge » (Hongloumeng《红楼梦》)
version yueju réalisée par
Cen
Fan (岑范),
« Sœurs
de scène » (《舞台姐妹》)
de
Xie Jin (谢晋)
est bien plus représentatif : c’est à la fois un hommage à
l’opéra et à ses interprètes et un tableau du monde du
théâtre de Shaoxing dans les années 1930 à 1950. Le
personnage de Shang Shuihua (商水花)
aurait été inspiré par la grande artiste Yuan Xuefen qui
était une amie du réalisateur.
Traité d’ « herbe venimeuse » (毒草),
le film a été violemment attaqué dès le début de la
Révolution culturelle. L’actrice
Shangguan Yunzhu (上官雲珠)
qui interprète le rôle de l’actrice âgée Shang Shuihua (qui
se pend dans le film) s’est suicidée quatre ans après la
sortie du film, des suites des persécutions subies. Son sort
symbolise à lui seul celui de l’opéra pendant les dix années
qui vont suivre.
Renaissance dans les années 1980
Après
avoir quasiment disparu pendant les années 1970, le yueju
– comme les autres opéras chinois - a connu un regain dans
les années 1980, avec en particulier la création en mai 1984
de la troupe Xiaobaihua du Zhejiang (浙江小百花越剧团)
– littéralement la « petite troupe des cent fleurs », qui
comptait 81 personnes en avril 1985
[2].
Mais cette renaissance fut de courte durée, car l’opéra fut
de nouveau menacé dans les années 1990, cette fois par
l’évolution des goûts et des modes de vie. L’opéra n’avait
plus le même sens, ne rencontrait plus les mêmes affinités
auprès d’un public qui était en train de perdre ses liens
avec la terre et la culture rurale.
Le yueju n’a donc cessé de s’adapter pour
survivre, en modernisant son répertoire. De
nouvelles pièces ont été créées comme « Kong Yiji »
(《孔乙己》),
adapté d’une célèbre nouvelle de Lu Xun, « Lu You et
Tang Wan » (《陆游与唐琬》)
ou « Le Bibliophile » (Cangshu zhijia
《藏书之家》) :
-« Kong
Yiji » se prêtait d’autant mieux à une adaptation en
yueju que l’histoire se passe à Shaoxing. Le
livret, adapté de « Kong Yiji » et de la nouvelle « Le
remède »《药》),
a été écrit en 1998 par Shen Zhengjun (沈正钧)
et le rôle créé par la grande artiste Mao Weitao (茅威涛)
qui a elle-même commissionné l’opéra pour la troupe
qu’elle venait de créer dans le cadre de sa
modernisation de l’opéra. La première a eu lieu en
1999 à Hangzhou et a, dit-on, provoqué une véritable
onde de choc (“越剧冲击波”).
C’était la première création moderne de yueju
depuis « Le Sacrifice du Nouvel An » en 1947 et
l’une des pièces les plus réussies du nouveau
répertoire.
« Le Bibliophile » par
la troupe Xiaobaihua
Kong
Yiji interprété par Mao Weitao (extraits)
-La
pièce « Lu You et Tang Wan » est adaptée de
l’histoire du poète des Song du sud Lu You et de sa
cousine Tang Wan. Élevés ensemble et s’aimant
profondément, ils se marièrent à vingt ans. Mais la
mère de Lu You n’aimait pas Tang Wan et força son
fils à divorcer pour qu’il se concentre sur le
service de la dynastie en péril. Tous deux se
remarièrent… C’est une autre histoire célèbre
d’amour contrarié.
-La
troisième pièce - Cangshu zhijia - est l’une
des créations les plus récentes : créée en 2002 par
la troupe Xiaobaihua du Zhejiang, et la
directrice de la troupe Mao Weitao, elle est adaptée
de l’histoire du Pavillon Tianyi (天一阁),
célèbre bibliothèque privée de la Chine ancienne.
Cangshu zhijia
par la troupe Xiaobaihua avec Mao Weitao
茅威涛
dans le rôle de Fan Rong
范容et
Chen Huiling
陈辉玲
dans celui de Hua Rujian 花如笺
:
Mao Weitao 茅威涛
interprétant
Lu You, avec Chen
Huiling 陈辉玲
dans le rôle de Tang
Wan
Mais
le répertoire classique continue d’être interprété avec
toujours autant de succès. Parmi les « opéras du sud », le
yueju rivalise aujourd’hui avec le kunqu.
Quelques spécificités du yueju
Opéra
rural et local à ses débuts, issu de l’art des conteurs, le
yueju était chanté dans le dialecte de
Shengzhou, et accompagné au banhu (板胡),
avec claquettes et petits tambours pour le rythme. Le style
vocal était relativement grossier ce qui a freiné son
développement à Shanghai.
C’est Wang Jinshui qui a fait évoluer le chant en
s’inspirant d’autres styles d’opéras qu’il avait pu voir à
Shanghai. Il a contribué à créer une tonalité spécifique, ou
si gong qiang (四工腔),
les voix féminines dans les rôles masculins se rapprochant
de voix d’altos. L’accompagnement instrumental a été étoffé
par introduction de l’erhu et autres instruments à cordes.
À la différence des autres opéras chinois, où les
interprètes masculins dans des rôles féminins s’attachent à
se couler dans des timbres aigus et des attitudes féminines,
au point que les premières interprètes féminines de ces
rôles tendront à répliquer les gestuelles caractéristiques
de leurs prédécesseurs, les interprètes du yueju ne
cherchent pas à faire oublier qu’elles sont des femmes. Cela
renforce l’ambiguïté des personnages masculins et ajoute au
charme de l’opéra.
Bibliographie
Women Playing Men: Yue
Opera and Social Change in Twentieth-century Shanghai, Jiang
Jin, University of Washington Press, 2009, 340 p.
[1]
Née en 1922 dans un village du district de
Shengxian, Yuan Xuefen est entrée enfant dans une
troupe de yueju et a fait ses débuts à
Shanghai en 1936. Elle a été l’une des principales
forces novatrices du yueju dans les années
1940, sa notoriété n’ayant d’égale que celle de Fu
Qianxiang (傅全香)
aux côtés de laquelle elle figure sur la fameuse
photographie des « dix sœurs du yueju » (越剧十姐妹)
de 1947. Elle est décédée en 2011 à Shanghai.