|
« Tharlo », de Pema Tseden, en
compétition à la 72ème Biennale de Venise,
section Orizzonti !
par Brigitte Duzan, 6 août 2015
A un peu moins d’un mois de son inauguration, la
72ème édition de la Biennale de Venise
a annoncé une autre surprise pour les
cinéphiles qui s’intéressent au cinéma chinois, et
en l’occurrence au cinéma tibétain : le nouveau film
de
Pema Tseden (万玛才旦),
« Tharlo » (《塔洛》),
a été sélectionné, dans la section Orizzonti.
Il figure donc parmi la vingtaine de longs métrages
en compétition dans cette section qui s’attache plus
particulièrement aux films représentant les
tendances nouvelles les plus |
|
Tharlo assoupi dans sa
cabane (3ème jour de tournage) |
intéressantes en matière d’esthétique et d’expression.
« Tharlo » rentre bien dans cette définition, peut-être plus
que les films précédents du même réalisateur.
C’est la première
fois que
Pema Tseden adapte à l’écran l’une de ses
nouvelles. Il est en effet écrivain, auteur de nouvelles
dont il a publié plusieurs recueils. Mais il avait jusqu’ici
considéré le domaine de l’écriture et celui du cinéma comme
deux moyens d’expression différents, l’écriture représentant
pour lui une sorte de calme méditation, sur la vie telle
qu’elle va, à l’opposé du bruit et des tracas du cinéma.
Or l’adaptation de « Tharlo » est très intéressante car le
film est différent de la nouvelle.
Du réalisme à l’allégorie
La nouvelle
Un film sombre en noir
et blanc |
|
Dans la
nouvelle
,
« Tharlo » est un jeune berger que tout le monde
connaît sous un surnom dû à sa coupe de cheveux :
P’tite couette (“小辫子”).
Il vit ainsi dans une sorte d’anonymat, comme
transparent au monde qui l’entoure. Mais, comme il
doit se faire faire une carte d’identité, le chef de
village l’envoie en ville. Et là, il commence par
étonner tout le commissariat de police en leur
récitant le discours de Mao « Servir le peuple » (“为人民服务”)
qu’il a appris en classe, de a à z. Son ambition est
de devenir comme le Zhang Side (张思德)
donné en exemple par Mao |
dans ce discours : le camarade Zhang Side dont la mort, en
défendant les intérêts du peuple, « a plus de poids que le
mont Tai » (他的死是比泰山还要重的) ;
car toutes les morts ne se valent pas…
Mais la ville est un endroit dangereux pour les jeunes naïfs
comme lui, les nouvelles de Pema sont pleines de paysans –
et paysannes - qui se font plumer en y débarquant. Séduit
par la coiffeuse qui lui coupe les cheveux avant qu’il se
fasse faire la photo d’identité requise, Tharlo ne déroge
pas à la règle. Berné par la jeune femme qui part avec
l’argent des moutons dont il avait la charge, il reste
désespéré à l’idée qu’il n’égalera jamais Zhang Side, que
non seulement il ne mourra pas pour le bien du peuple, mais
bien pire qu’il l’a trompé.
Le scénario
La nouvelle est d’un humour cinglant. Les
descriptions, les dialogues, les situations
imaginées sont d’autant plus drôles que l’on sent
qu’elles recouvrent une réalité très proche. Tharlo
est condamné dès le départ, et d’abord par sa
candeur. Il fait pitié, mais il fait surtout
sourire.
Le scénario dégage une atmosphère totalement
différente. Et la différence essentielle vient du
fait que Tharlo, là, n’est plus tout jeune, il a une
quarantaine d’années. Du coup, c’est un personnage
|
|
Le troupeau de moutons |
mûr, qui a une expérience, une vision de l’existence,
totalement différentes : il a passé quarante ans seul dans
la montagne avec son troupeau de moutons. Il se fera berner
tout aussi facilement que dans la nouvelle, mais non plus
par ardeur juvénile, bien plutôt parce qu’il a un besoin
désespéré, à son âge, d’une présence féminine à ses côtés,
et qu’il ne connaît pas la mentalité des femmes sans
scrupules
Visionnage du film :
PemaTseden à dr, et l’acteur Tashi interprétant le
commissaire de police à g. derrière la caméra |
|
auxquelles il a à faire. C’est une proie facile.
Enfin, alors que la nouvelle est d’un ton réaliste
plein d’humour, le film est bien plus sombre : dans
son scénario, Pema Tseden a fait de la nouvelle
coupe de cheveux de Tharlo, rasé pour la photo, le
symbole de son dénuement face à la modernité qu’il
doit affronter, modernité urbaine où il n’a plus de
repères. Et quand il se regarde finalement dans la
glace, il ne se reconnaît même plus. Image en miroir
d’un homme qui a le sentiment d’avoir perdu son âme. |
De la nouvelle au film
Le film a été réalisé en un temps record : le
tournage a commencé le 1er
mai 2015 et il a été prêt trois mois plus
tard pour pouvoir être proposé à la Biennale de Venise. Mais
le seul fait qu’il ait été sélectionné dans la section
Orizzonti montre bien qu’il n’a pas été fait à la va-vite :
Pema a plusieurs scénarios prêts à être tournés, dès que le
financement est bouclé.
Noir et blanc
En fait, tout est très étudié, à commencer par le
style. Répondant à l’atmosphère sombre du scénario,
le film est en noir et blanc, un noir et blanc un
peu gris, un peu triste.
Toute la première partie se passe dans la montagne,
en suivant les journées solitaires de Tharlo, avec
ses moutons pour toute compagnie. Or Pema Tseden est
retourné près de l’endroit où il a tourné
« Old Dog », non
loin de son village natal, dans le |
|
Tempête dans la
montagne pendant le tournage |
Qinghai : ce n’est pas le Tibet folklorique des dépliants
touristiques.
L’acteur Shide Nyima
interprétant Tharlo
dans la rue
pendant le tournage |
|
Pema a fait construire une cabane exactement comme
celles des bergers de chez lui. Elle est
rudimentaire, et surtout sombre. Le paysage semble
peser sur les esprits. C’est une nature difficile,
avec de soudaines tempêtes, même au début de l’été ;
d’ailleurs l’équipe en a fait l’expérience : ils ont
dû arrêter le tournage plusieurs jours à cause de
vents violents.
L’austérité voulue de l’image est compensée par le
choix des interprètes.
|
Des interprètes connus
Dans le rôle de Tharlo, Shide Nyima est un acteur
très connu de la télévision tibétaine, également
chanteur populaire, lui aussi originaire du Qinghai.
Tout le monde le connaît ; tourner avec lui dans les
rues, d’ailleurs, n’a pas été sans poser de
problèmes car tout le monde se précipitait pour le
voir. Il est cependant pris à contre-emploi : acteur
de comédies, il interprète ici un rôle sinon
tragique, du moins austère.
Le personnage féminin est interprété par une jeune
et jolie actrice et chanteuse, également de la
télévision :
Yangshuk Tso. Mais l’autre idée de |
|
La foule des badauds
massée pour l’attendre |
génie est d’avoir choisi, pour interpréter le commissaire de
police, un acteur de la télévision célèbre pour ses
interprétations… du président Mao !
Le film n’aura peut-être pas de prix à Venise, mais il est
assuré d’un immense succès au moins dans le Qinghai !
(Photos du tournage fournies par Pema Tseden)
|
|