par Brigitte Duzan, 05 octobre
2015,
actualisé 28 janvier 2023
Né en 1977, Fan Jian est un documentariste chinois
qui s’intéresse particulièrement, depuis 2006, au
sort des travailleurs migrants à Pékin, selon des
thématiques originales.
Il a commencé à réaliser des documentaires pour la
télévision en 2003. Il a signé un premier très court
métrage de cinq minutes sur le SARS, puis, en 2004,
un long métrage intitulé « Candidats » (《竞选》)
sur les élections qui ont eu lieu cette année-là
pour le renouvellement des postes de représentants
du peuple à l’Assemblée nationale populaire. Pour la
première fois, à Pékin, 23 candidats indépendants se
sont présentés aux élections - fait sans précédent
que les médias ont appelé « le phénomène pékinois »
(“北京现象”).
Après avoir travaillé plusieurs années à la
télévision centrale (CCTV), il a ensuite complété sa
formation à l’Institut du
Fan Jian
cinéma de Pékin (section réalisation), et en est sorti en
2006. Il est devenu documentariste indépendant en 2007.
Premier documentaire sur des travailleurs migrants
Taxi
Le premier film
réalisé à la fin de ses études, en 2006, est un
documentaire sur quatre travailleurs migrants,
sélectionné par le festival d’Amsterdam : « Dancing
in the City »
(《在城市里跳跃》).
Les quatre jeunes choisis sont représentatifs des
divers espoirs de succès suscités par la ville :
l’un est dessinateur graphique ; une autre une jeune
sans éducation, mais avec des ambitions littéraires,
qui vit de petits boulots sans lendemains ; le
troisième est membre d’un réseau pyramidal qui
commercialise des compléments alimentaires de
qualité douteuse et espère faire ainsi rapidement
fortune ; et le quatrième milite pour les droits des
paysans à Pékin.
Tous quatre semblent avoir perdu leur identité, sans
avoir réussi à en trouver une autre : ils ne peuvent
plus revenir en arrière, au village, mais leur
avenir semble bouché. Ce documentaire au ton d’un
réalisme amer fait figure de précurseur et de modèle
des documentaires suivants de Fan Jian, dont la
plupart ont pour thème la vie et les aspirations des
travailleurs migrants dans la Chine moderne.
Aspirations et frustrations
En
2008, « Taxi » (《的哥》)
figure parmi les dix meilleurs documentaires présentés au
Festival du cinéma indépendant chinois ; c’est une évocation
des aspirations de toutes sortes de clients le temps d’une
course à Pékin, par un jeune chauffeur de taxi d’une
trentaine d’années, marié depuis sept ans, mais frustré et
sans amour, dont les rêves répondent à ceux des gens qu’il
transporte.
The Next Life
En
2009-2010, il réalise un court et un moyen métrage, puis, en
2011, le moyen métrage qui le fait connaître : « The Next
Life » (《活着》) :
le film suit un couple qui a perdu sa fille unique dans le
tremblement de terre du Sichuan, en 2008, et leurs efforts
désespérés, comme beaucoup d’autres, pour tenter d’avoir une
autre petite fille et pouvoir enfin faire le deuil de la
première. Le film a été présenté au festival international
du documentaire d’Amsterdam et a décroché le prix du Jury au
festival international du documentaire de Canton en 2011.
Interview de Fan Jian sur la genèse et la réalisation du
film
Trilogie sur les travailleurs migrants
En 2012, le projet du documentaire « Running in
the City » (《在城市里奔跑》)
est sélectionné par le programme Talent Campus de la
Berlinale, et soutenu par les fonds d’aide des
festivals de Busan et de Sundance. C’est un
documentaire sur des expulsions de travailleurs
migrants aux confins de Pékin, chassés de leurs
habitations précaires en raison même de
l’urbanisation qu’ils contribuent à édifier par leur
travail, sans avoir de statut légal de résident.
Running in the City
Running in the City, trailer
Manufacturing Romance
En 2015, deux autres documentaires viennent
compléter le précédent, sur le même sujet. « Manufacturing
Romance » (《寻爱》)
conte des histoires d’amour et de mariages de la
nouvelle génération de travailleurs migrants. Il a
été sélectionné en compétition internationale par le
festival de Hong Kong et le festival Visions du Réel
de Nyon, en Suisse.
Manufacturing Romance, trailer
Sélectionné par le
festival de Busan,
dans la section Wide Angle, « My Land » (《吾土》)
est une autre variante du thème des travailleurs
migrants dans la filmographie de Fan Jian. Le
personnage central a quitté la campagne depuis déjà
quinze ans, et s’est installé sur un terrain en
bordure de la capitale où il vit tranquille avec sa
famille en cultivant des légumes qu’il vend en
ville. Mais l’urbanisation le rattrape peu à peu, et
sa petite ferme finit par être menacée, le
propriétaire du terrain sur lequel il se trouve
cherchant à le déloger pour glaner les
My Land
profits de la promotion immobilière. Il résiste tandis que
les voisins cèdent peu à peu… et se retrouve
entouré de barres d’immeubles.
Le documentaire montre le drame de ces migrants au
statut instable, mais aussi celui de la disparition
des terres arables, condamnées par l’extension
tentaculaire des villes chinoises.
Handicap et poésie
En 2016, Fan Jian délaisse le sujet des travailleurs
migrants pour peindre, dans « Still Tomorrow »
(ou "un monde tremblant"《摇摇晃晃的人间》),
la vie d’une jeune femme de quarante ans atteinte
d’infirmité motrice cérébrale. Handicapée et poète,
Yu Xiuhua (余秀华)
est soudain devenue célèbre quand l’un de ses poèmes
a été partagé plus d’un million de fois sur les
réseaux sociaux chinois. Paysanne, elle a été mariée
vingt ans auparavant à un paysan qui n’a aucun
sentiment pour elle. Sa poésie lui permet d’exprimer
ses sentiments, ses désirs, ses aspirations.
Still Tomorrow
Yu Xiuhua
Sa soudaine célébrité est une bouffée d’air pour
elle, car c’est elle lui permet d’envisager une vie
indépendante, loin de son mari, grâce à une possible
autonomie financière. Elle est consciente que son
handicap ne lui rendra pas la vie facile, mais elle
lutte pour échapper à ses tourments physiques et
tenter de satisfaire ses désirs. A peu près la
moitié de ses poèmes sont des poèmes d’amour, et
certains sont assez crus, sans retenue ni tabous.
Le film dépeint son parcours pendant une année, vers
plus de liberté. Fan Jian cherchait à faire un film
sur des poètes amateurs dont la vie était totalement
différente de leur environnement et qui arrivaient à
préserver leur vie intérieure. C’est alors que Youku
a entendu parler de Yu Xiuhua et lui a commandé un
documentaire sur elle.
Après « My Land » qui s’intéressait déjà aux
émotions et aux problèmes relationnels d’un couple
de travailleurs migrants, « Still Tomorrow »
représente un changement de perspective dans l’œuvre
de Fan Jian, plus tourné désormais vers la peinture
psychologique que vers celle des grands problèmes
sociaux du moment, ce qui correspond aussi mieux aux
goûts du
De très belles photos
public
chinois. Le film a gagné en novembre 2016 le prix spécial du
jury dans la catégorie des longs métrages documentaires au
festival international du film documentaire d’Amsterdam.
Mais il a aussi obtenu le visa de censure et pu sortir en
Chine.
Still Tomorrow, trailer
Retour au tremblement de terre du Sichuan
After the Rain
En 2021, plus de dix ans après « The Next Life »,
Fan Jian achève un deuxième documentaire sur les
lendemains du tremblement de terre du Sichuan : « After
the Rain » (《两个星球》).
Pendant toutes ces années, Fan Jian a suivi des
couples qui ont perdu un enfant dans le séisme et
ont été encouragés à en mettre un autre au monde
pour remplacer le disparu et poursuivre leur vie
malgré tout. Le traumatisme n’en a pas disparu pour
autant et l’ombre des enfants morts continue de
hanter les vivants.