Guo Xiaolu
(郭小櫓)
a commencé
par écrire pour se tourner ensuite vers le cinéma ;
écriture et travail sur l’image sont chez elle deux
modes d’expression complémentaires et
indissociables.
Ayant
aujourd’hui élu domicile en Grande Bretagne, elle
signe ses films Xiaolu Guo et porte un regard
distancié sur son pays natal. Elle est régulièrement
invitée dans les festivals internationaux, et le
festival Cinéma du Réel, à Paris, a même organisé
une rétrospective complète de ses œuvres en mars
2010.
Trois vies
en une
Enfance
morose
Guo Xiaolu
est née en 1973, en pleine Révolution culturelle,
dans un village près de Wenling, dans le Zhejiang (浙江温岭).
Guo Xiaolu au festival
des Films
de femmes de Créteil,
en 2007
Pour avoir
manifesté quelques velléités artistiques, son père fut
envoyé en camp de travail, la petite Xiaolu fut donc élevée
par ses grands parents, dans un village de pêcheurs du sud
de la Chine, face à Taiwan. C’est d’ailleurs en hommage à
ses ancêtres pêcheurs que son père l’appela xiǎolǔ
(小櫓),
c’est-à-dire ‘petite godille. C’était un environnement
frustre, sa grand-mère avait été mariée enfant, elle avait
encore les pieds bandés, le grand père était pêcheur, tous
les deux était illettrés, comme la plupart des gens du
village.
Guo Xiaolu se
souvient que, la nuit, si le vent n’était pas trop fort, on
pouvait entendre la musique de la radio de Taiwan, de
‘l’autre côté’, des chansons très douces, dans le dialecte
de l’île. C’était très beau, et il y avait là de quoi rêver,
s’évader d’un quotidien morne et violent : ses grands
parents étaient en conflit permanent, et ce fut pire quand
elle revint vivre avec ses parents : sa mère la battait.
Adolescente
renfrognée et difficile, ne voulant pas mourir dans le même
lit que celui dans lequel elle était née, elle décida à dix
huit ans de partir, le plus loin possible : à Pékin.
Evasion à Pékin et
premiers pas d’écrivain
Il fallait choisir
une voie : ce fut l’Institut du cinéma de Pékin, où elle fut
admise de haute lutte. En 1991, elle se retrouva seule dans
la capitale après trois jours de train, vivant dans une
misérable chambre d’hôtel à huit yuans par jour, et
écrivant, pour vivre, des scénarios pour la télévision, des
histoires assez banales de drames familiaux et d’enquêtes
policières.
A l’Institut, elle
mit les bouchées doubles pour rattraper son retard culturel,
découvrit
Jean-Luc Godard, David Lynch, passa des nuits à lire
Marguerite Duras. Le cinéma, cependant, l’effrayait, avec
ses côtés techniques et surtout financiers à maîtriser. Elle
resta neuf ans à l’Institut à faire de la recherche tout en
enseignant, et rédigeant même des essais théoriques sur le
cinéma (1), mais c’est l’écriture qui l’attira d’abord :
elle avait terminé un premier roman avant même d’entrer à
l’Institut.
Quand elle en
sortit, en 2000, elle commença à travailler comme assistante
(non rétribuée) sur divers plateaux, tout en continuant à
écrire et publier. L’écriture lui semblait alors le plus
facile, ce qui correspondait le mieux à son besoin
d’expression, remontant à des sources autobiographiques qui
iront ensuite nourrir ses films. Car, que ce soit dans ses
livres ou dans ses films, c’est toujours elle qui parle et
c’est toujours d’elle qu’elle parle.
Nouveau départ à
Londres
Elle avait acquis
une certaine notoriété en Chine comme écrivain lorsque, en
2002, elle décrocha une bourse du British Council pour aller
étudier la réalisation de films documentaires à Londres, à
la National Film School. Elle partit en se disant qu’elle
partait pour un an et reviendrait très vite. Mais il en fut
tout autrement.
Far and Near
Elle
réalisa l’année suivante son premier court métrage
documentaire, tourné en deux semaines, sur les
impressions et réactions d’une jeune Chinoise
débarquant à Londres. Intitulé « Far and Near », ce
premier documentaire obtint en 2003, pour sa vision
poétique inhabituelle, le Beck’s
Future Prize, décerné par l’Institute of
Contemporary Arts. C’était le pied à l’étrier : la
vie de Xiaolu fut désormais une alternance de
périodes d’écriture et de tournages de films.
Elle dit que,
lorsqu’elle a écrit pendant un certain temps, elle a besoin
de retourner derrière la caméra pour retrouver le contact
avec le monde. « Quand je passe beaucoup de temps à écrire
un roman, » a-t-elle expliqué lors d’une interview à RFI,
« j’ai l’impression que la réalité meurt. Je perds le
contact avec la société, les gens, la réalité. J’ai alors
besoin de faire un film, de travailler avec une équipe. »
Mais c’est toujours la même réflexion qu’elle poursuit.
Xiaolu a élu
domicile à Londres, à Hackney, dans l’East End, mais se
partage entre la Chine, où elle revient tous les ans, la
France, où elle était, pendant l’hiver 2008, en résidence à
Paris, invitée par la Cinéfondation du Festival de Cannes,
et l’Allemagne, où elle travaille avec une société de
production. Ces multiples liens font qu’elle est maintenant
une figure connue et récurrente des grands festivals
internationaux de cinéma, autant que du monde littéraire.
Des
documentaires où le scénario prime sur l’image
Dès le
départ, son œuvre cinématographique s’est affirmée
sous l’emprise de l’écrit.
1. En 2004,
« The Concrete Révolution » (《嵌入肉体的城市》) est une référence
directe à Chris Marker. C’est à la fois un
documentaire sur la transformation accélérée de
Pékin qui fait disparaître des pans entier de vieux
quartiers au nom de la modernisation, et une
réflexion sur les conséquences de cette rénovation
urbaine, en termes de coûts culturels et sociaux.
C’est un essai qui mêle couleur et noir et blanc,
avec des bouts de bandes d’actualité, des chants et
des citations du président Mao, mélange de styles
assez caractéristique même si le sujet a depuis été
ressassé sous de multiples formes. Il reflète
ironiquement l’atmosphère triomphaliste des années
juste avant les Jeux Olympiques à Pékin.
2. Le court
métrage qui suit, en 2006, « Address unknown »
(《明信片》cartes
postales), rappelle
Marguerite Duras dans sa conception et sa
réalisation. En onze brèves minutes, il décrit une
femme rentrée en Chine qui, de sa chambre à Pékin,
écrit à son amant, qu’elle a laissé à Londres, des
cartes postales qui lui reviennent toutes : leur
destinataire semble s’être évaporé dans les brumes
de la capitale. Finalement, dans la dernière des
cartes, elle lui annonce qu’elle a annulé son vol de
retour…
Address Unknown
Le personnage
féminin qui écrit n’apparaît pas à l’écran ; ce que l’on
voit, c’est ce qu’elle voit de sa fenêtre, la vie autour
d’elle, qui n’arrête pas, même la nuit, et qu’elle décrit
dans ses cartes, cinq au total, comme autant de scènes et
autant de réflexions, se terminant sur ce jour de pluie qui
met fin à la relation, épistolaire et amoureuse. Chaque
carte est un long plan statique, superbe.
3. Cette
liberté de style se retrouve dans le long métrage
documentaire de 2008 « We Went to Wonderland »
(《冷酷仙境》),
filmé, lui, en noir et blanc. Elle y décrit le
voyage en Europe de ses parents, leur étonnement de
vieux Chinois en total décalage culturel, montant en
parallèle les images de ce qu’ils voient et celles
qu’ils ont en tête (superbe séquence où ils marchent
dans une rue déserte en se demandant où sont passés
les gens, et où défilent alors à l’écran des images
de rues chinoises, animées et bruyantes).
We Went to Wonderland
C’est un voyage
intérieur, un voyage à la Candide. Ils voulaient voir le
monde avant de mourir, mais le monde les ramène
automatiquement vers la Chine, il en est comme un négatif.
Les images en noir et blanc en font un poème visuel, à
l’instar d’un tableau chinois à l’encre de Chine. La forme
et le fond se répondent parfaitement.
Bande annonce
4. Le découpage en
plans successifs que l’on avait dans « Address unknown » se
retrouve dans le court métrage de 12’, sorti en 2009 : « Three
short films about home »,qui a pour sous-titre
« Longings and belongings ». Il est constitué de trois
tableaux :
- Un, une fermière,
éleveuse de poulets, en visite à Chongqing, remercie le
Parti, autrement comment aurait-elle la vie qu’elle a
maintenant, avec un réfrigérateur et un poste de télévision,
et la possibilité d’abandonner un temps ses poulets pour
venir se promener à Chongqing ?
- Deux, des jeunes
filles dans une rue de Londres, près de la City, crient
qu’elles sont l’avenir, le centre du monde, mais leurs voix
se perdent dans les bruits de voitures.
- Trois, le marché
aux légumes de Hackney, East End, marché africain, une autre
réalité, comme une autre Chine, à deux pas des banquiers en
filigrane dans la séquence précédente.
Le monde tel qu’il
est… fait de « longings and belongings », de désirs et de
possessions, de ce qu’on a et ce qu’on n’a pas et rêve
d’avoir, du sens d’appartenir et du désir d’en échapper,
partout sous le soleil.
Du documentaire à
la fiction et mélange des genres
How is your Fish Today ?
On est donc aux
limites du documentaire et de la fiction, dans un équilibre
toujours instable, comme si la fiction faisait partie du
réel, en était indissociable. C’est ce qui fait une partie
de la richesse du documentaire.
Ce mélange des
genres caractérise le long métrage de 2006 qui est l’une des
œuvres les plus achevées de Guo Xiaolu :
« How
Is Your Fish Today ? »
(《今天的鱼怎么样?》).
Sorti comme documentaire, c’est en tant que film de fiction
qu’il a obtenu le grand prix du jury au29ème festival
international de films de femmes de Créteil, en mars 2007,
et une mention spéciale la même année au festival de
Rotterdam, …
Guo Xiaolu a repris
cette même veine en réalisant, en 2009, un documentaire et
un film de fiction à partir du même sujet : la fiction,
c’est
« She, a Chinese »
(《中国姑娘》),
le documentaire, c’est « Once
Upon a Time Proletarian » (《曾经的无产者》).
Le premier, Léopard
d’or au festival de Locarno en 2009 et sorti en France en
septembre 2010, retrace le parcours d’une Chinoise qui
ressemble à Xiaolu comme une petite sœur, partie de sa
campagne natale
She, a Chinese
pour aller tenter sa chance à Chongqing,
puis à Londres. Le second a été réalisé pendant le tournage
du
Once upon a Time a Proletarian, vision réaliste
premier, c’est l’envers du décor, la sueur et la
poussière, les soupirs et les silences des gens dans la rue.
Mais les deux mêlent les styles et les genres, et le
documentaire est finalement aussi fantasmé que le film est
réel.
« Once Upon a Time
a Proletarian » est une anatomie en douze parties de la
société chinoise actuelle, entrecoupés de petits tableaux où
des enfants lisent des bandes dessinées, et accompagnés
d’une bande son de musique rock qui donne son
rythme au
tout. Les photos elles-mêmes frisent parfois l’onirisme, on
ne sait plus où finit le réel et où
commence le rêve, ce qui
est d’ailleurs sans doute une mauvaise manière d’aborder le
film : la réalité s’évapore sous le regard, diffractée par
le prisme du rêve.
En 2011, son
nouveau film revient à une forme plus traditionnelle de
satire sociale, bien que stylistiquement toujours originale,
avec une multiplicité de lignes de fuite rompant la
linéarité narrative et un travail particulier sur l’image :
« UFO in her Eyes » (《三头鸟村记事录》).
Un après-midi
estival étouffant, une
Once upon a Time a Proletarian, vision onirique
villageoise croit voir un OVNI dans
le ciel, et sa vie, comme celle du village entier, s’en
trouve
UFO in her Eyes
brusquement bouleversée. Le chef de village, en
effet, saute sur l’occasion pour tenter de sortir les
habitants de la pauvreté chronique qui est leur lot : il
conçoit un projet de développement touristique, obtient
l’appui des autorités locales et prend même contact avec des
organisations américaines.
Guo Xiaolu dresse
un portrait acerbe d’une société chinoise aux prises avec
des changements politiques et économiques chaotiques qu’elle
ne maîtrise pas. Elle dit avoir été inspirée par « La
métamorphose de Kafka » et « Rashomon » de Kurosawa. On
pense bien plus, en voyant son film, au roman de Yan Lianke
(阎连科)
Shouhuo, en français
« Bons baisers de Lénine » (《受活》)
(2). C’est une atmosphère surréaliste très semblable. Comme
le disait Yan Lianke lors de son passage à la librairie Le
Phénix, à Paris, en octobre 2012 : quelle que soit la force
de son imagination, la réalité, en Chine, dépasse toujours
la fiction…
Présentation par
la réalisatrice avec extraits
Notes
(1) Elle en a
publié deux recueils, en 2001 : « Movie Map » (《电影地图》)et
« Film Notes » (《电影理论笔记》).
Réalisatrice
2011 UFO in her Eyes 《三头鸟村记事录》
2009
She, a Chinese 《中国姑娘》
2009 Once upon a time Proletarian 《曾经的无产者》
2009 Three short films about home (court métrage 12’)
2008 An Archeologist’s Sunday 《一个考古学家的星期天》(court métrage 8’)
2008 We Went to Wonderland 《仙境之旅》
2006
How Is Your Fish Today? 《今天的鱼怎么样?》
2006 Address Unknown《明信片》(court métrage 11’)
2004 The Concrete Revolution
《嵌入肉体的城市》
2003 Far and Near – court métrage
Scénariste
1999 “The House” (ou “Dream House”) 《梦幻田园》 de
Wang Xiaoshuai (王小帅)
1998 “Love in the Internet Age” 《网络时代的爱情》de Jin Chen (金琛)
Publications sur le
cinéma
(en chinois)
En avril 2000, Guo
Xiaolu a publié un recueil de cinq scénarios, dont les deux
qui ont été écrits pour Wang Xiaoshuai et Jin Chen.
En 2001, elle a
ensuite publié deux recueils d’essais théoriques et de
critiques :
- Movie Map (《电影地图》) :
recueil de 40 critiques de films écrites entre 1998 et 2001.
- Notes on Movie
Theory (《电影理论笔记》)
: articles publiés entre 1993 et 2001.
Œuvres
littéraires
Guo Xiaolu
est également écrivain. Elle est même devenue membre
de l’Association des écrivains chinois en 2002.
Elle a en
effet commencé par publier, en 1999, un recueil de
nouvelles en chinois, « Who is my mother’s boyfriend
? » (《我妈妈的男朋友是谁?》),
puis un roman l’année suivante, « Fenfang’s 37.2
Degrees » (《芬芳的37.2度》),
qu’elle a réécrit en anglais en 2008, sous le titre
« 20 Fragments of a Ravenous Youth ».
Ce sont des
textes essentiellement autobiographiques, comme le
roman qui l’a fait connaître en Grande Bretagne
quand il a été traduit en anglais, par Cindy Carter,
et publié chez Random House : « Village of Stone »
(《我心中的石头镇》).
C’est le récit de son enfance et adolescence, dans
le « village de pierre » (石头镇)
au
Zhejiang, entre un père peintre et une
Le village de pierre,
texte chinois
mère
chanteuse dans une troupe de théâtre qui considérait
les filles comme le rebut de l’humanité et n’avait
d’attentions que pour
son frère. Ce qui laisse entrevoir le besoin de
revanche et de reconnaissance sociale qu’elle a
développé.
Elle a
ensuite, cependant, écrit en anglais, son premier
livre publié, en 2007, étant « A Concise
Chinese-English Dictionary For Lovers » (《恋人版中英词典》),
qui retrace le parcours difficile d’une jeune
Chinoise débarquant à Londres (le sien évidemment),
dans une langue aussi erratique que le parcours en
question. Le livre a eu un certain succès, mais on
peut rester réservé sur ses qualités littéraires.
Après un
recueil de nouvelles, toujours en anglais (« Lovers
in the Time of Indifference » 2010), Guo Xiaolu est
récemment revenue à l’écriture en chinois.