« How is Your Fish Today ? » : quand Guo Xiaolu brouille les
limites du réel et de la fiction
par Brigitte
Duzan, 21 mars 2010 ;
révisé 22 novembre 2012
Présenté
au 29ème
Festival international de films de femmes de
Créteil, en mars 2007, « How is Your Fish Today ?» (《今天的鱼怎么样?》)
y aobtenu, à l’unanimité, legrand
prix du jury, qui a justifié ainsi la récompense
décernée :
" … un
récit initiatique qui trouve sa force dans son
talent à mêler la fiction et le film documentaire,
grâce auquel nous traversons la Chine d’aujourd’hui,
du Sud au Nord, jusqu’à l’aurore boréale, lieu
d’accomplissement de soi où l’écrivain et le
cinéaste ne font qu’un."
Un scénario
dans le scénario, où le réel est indissociable de la
fiction
Un jeune
homme, dans le sud de la Chine, a tué sa petite
amie ; il s’enfuit alors, vers le point extrême du
nord de la Chine, un village
How is Your Fish Today
?
mythique, presque
irréel en soi, dont on ne connaît guère que le nom et
quelques photos d’aurores boréales sur des livres d’école :
Mohe (漠河).
Le voyage du
scénariste
C’est le
scénario qu’a écrit, à Pékin, un scénariste de
feuilletons télévisés, Rao Hui (饶晖).
Il s’appelle « Les lumières du Nord », son scénario.
Mais son producteur le trouve tellement mauvais
qu’il n’en veut pas. Rao Hui
décide alors de partir
lui-même à Mohe rencontrer
son personnage pour mieux le connaître et réécrire
son histoire. Rao Hui vit à travers les personnages
qu’il invente, sa vie n’a de sens que grâce à eux,
de même qu’il vit enfermé dans son appartement à
Pékin, à écrire des histoires qui se
passent dans des pays où il
n’est jamais allé, mais qu’il a fait siens après avoir lu
des romans qui les avaient pour cadre.
Son voyage
au long cours est donc aussi un voyage introspectif,
un voyage à la recherche de lui-même. Mohe est
l’endroit où il avait toujours rêvé d’aller. Le
village est à la frontière avec la Russie, enfoui
sous la neige, aux antipodes de Pékin ; les gens y
passent des mois entiers dans la nuit, à attendre
que revienne le soleil, qui alors ne se couche plus.
Rao Hui y retrouve son personnage, étendu dans la
neige près d’un cours d’eau gelé. Les
Le Grand Nord
deux hommes
contemplent côte à côte le paysage glacé …
La coopérative de Mohe
On finit
par ne plus savoir où commence la fiction, et où
elle s’arrête. Rao Hui est en outre un vrai
scénariste, ami de Xiaolu. Ils ont fait leurs études
ensemble, à l’Institut du cinéma de Pékin.
D’ailleurs l’histoire du scénario rejeté est vraie :
au début de leurs études, Rao Hui avait écrit
l’histoire d’un homme qui, après avoir tué un membre
du Parti communiste, est obligé de fuir. Puis il
avait envoyé son scénario à la commission de
censure, qui
l’avait refusé. Xiaolu lui avait dit, alors, qu’un jour,
elle filmerait son histoire…
Ils ont tourné le
film librement, sans scénario préconçu : chacun avait le
sien, Rao Hui en chinois, Xiaolu en anglais, que Rao Hui
n’avait même pas pris la peine de lire, comme si l’on
pouvait écrire en anglais un scénario qui se passe en Chine.
Alors ils ont filmé au hasard et en improvisant selon
l’humeur du moment, chacun jouant un rôle pour limiter les
frais. L’histoire changeait chaque jour, ils tournaient
parfois des scènes qui n’avaient rien avoir avec le reste.
Il ne faut pas voir
dans le brouillage des limites entre réel et fiction un
procédé volontaire, étudié et préconçu.
Guo Xiaolu a bien
souligné, dans ses notes sur le tournage, qu’ils se sont
laissé conduire par leur sujet, et que c’est cela qui
rapproche le film de la vie : « Nous vivons, dit-elle, dans
une réalité
subjective, où il est
impossible de définir ce qui est réalité et ce qui
est fiction. Nous vivons dans nos
rêves, tout dans la vie est
déterminé par l’imagination envahissant la réalité,
ou la réalité surgissant dans notre imagination. »
C’est
pendant les cinq mois de montagequ’ils ont
ensuiteconstruit le film. Comme dit Xiaolu,
c’était comme écrire un roman. Elle
Beauté de la photo de
Lu Sheng
appelle son film
un « film roman », justement. Qui
vaut en grande partie, ensuite, par la pure beauté des
images, signées Lu
Sheng (卢晟)et le
rythme insufflé par la musique.
Et le poisson, dans
tout cela ?
Le poisson
Le poisson
dans son bocal est une métaphore, bien sûr, mais
c’était un vrai poisson dans un vrai bocal, le
poisson de Rao Hui, à Pékin. Guo Xiaolu a écrit son
histoire, comme un postlude au film, cela s’appelle
« Chronicle of being a fish », et cela commence par
une image comme un tableau chinois.
Le premier
jour du tournage, le producteur a voulu changer le
poisson de bocal, mais il lui a glissé des mains et
est allé s’écraser par terre ; une sorte de gelée
rouge s’est
répandue par terre.
Le cameraman a demandé : « Vous tournez quoi, aujourd’hui,
docu ou fiction ? ».
Après avoir fini le
tournage, Xiaolu est rentrée à Londres, Rao Hui à Pékin.
Elle se demandait souvent ce qu’était devenu le poisson, et
il lui prenait souvent l’envie de téléphoner pour demander
s’il était toujours vivant. Finalement, Rao Hui est venu à
Londres au printemps, pour la première fois. Il a fini par
raconter qu’un jour, au moment de le nourrir, il avait
trouvé son poisson flottant le ventre en l’air ; il avait
alors immédiatement refermé la porte. Il n’avait rien ajouté
d’autre.
Mais elle, Xiaolu,
elle ajoute : on dit que ni les plantes ni les animaux
n’aiment qu’on les change de place. C’est vrai. Quand vous
déménagez et que vous achetez de nouvelles plantes pour
décorer votre appartement, elles meurent une fois sur deux.
Tandis que, dans le jardin pourri de ma grand-mère, les
plantes, sauvages, étaient luxuriantes.
Rao Hui est resté
un mois à Londres, pour peaufiner le voice over du
film. Quand il est rentré à Pékin, il a envoyé un SMS : je
suis tellement mieux à Pékin, à fumer mes cigarettes
chinoises…
Ça, c’est
l’histoire de Rao Hui et de son poisson. Enfin, disons, une
histoire parmi d’autres…
S’il fallait
choisir un film de Guo Xiaolu, ce devrait peut-être être
celui-là.