Ou Ning (欧宁)
est souvent présenté comme un nouvel avatar de l’humaniste
de la Renaissance : d’une immense culture, centrée sur les
valeurs humaines ; mais, comme le lettré de la Chine
ancienne, l’humaniste de la Renaissance était un philologue
nourri de textes antiques, un idéaliste peu au fait des
grands progrès scientifiques de son temps.
Ou Ning serait
plutôt un héritier du siècle des Lumières : un intellectuel
engagé à l’idéal encyclopédique, ouvert sur son temps.
Ses intérêts et
activités touchent à tous les domaines littéraires et
artistiques : après avoir débuté dans l’édition de magazines
sur la musique et le cinéma, il a développé des projets sur
des questions d’urbanisme alliant études
Ou Ning (欧宁)
sociologiques et
architecturales, documentaires, expositions de photographies
et publications ; il est aujourd’hui revenu à l’édition,
avec le lancement en avril 2011 du
magazine littéraire Chutzpah-Tiannan qui en est
aujourd’hui à son quatrième numéro
(6).
Premiers pas :
poésie, musique, cinéma etédition
Ou Ning est né en
1969 à Suixi (遂溪),
district du port de Zhanjiang, au sud-ouest du Guangdong (广东湛江).
Il a fait ses études supérieures à l’université de Shenzhen,
dans le département de culture internationale et
communication (深圳大学国际文化传播系),
dont il est sorti en 1993.
Il a
commencé à écrire des poèmes dès 1986, et en a publié un
premier recueil en 1990 : « L’esprit et les médias » (《心灵与媒体》).
En 1991, avec le poète Huang Xianran (黄灿然),
il a créé un journal consacré à la poésie, « Sons » (《声音》),
puis, en 1992, est devenu éditorialiste du journal « La
poésie chinoise moderne » (《现代汉诗》).
Il a aussi publié ses propres poèmes dans diverses revues,
poèmes ensuite mis en musique. En 1994, il a même fondé un
ensemble musical.
Les nouveaux
sons de Pékin
En
1996, il a créé une société de design et d’édition ‘Sonic
China’ (音速中国)
pour fournir des services aux maisons d’édition, festivals
de cinéma, musées, galeries d’art et artistes en général.
Cette même année, il a publié le livre « Les nouveaux sons
de Pékin » (《北京新声》),
co-réalisé avec le critique musical Yan Jun (颜峻) et le photographe Nie Zheng (聂筝),
qui a révélé le monde du rock pékinois, jusque là inconnu du
public.
En
1999, il a été contacté par le plus important
studio de cinéma du sud-ouest de la Chine, lestudio Emei (峨嵋电影制片厂),
basé à Chengdu, qui désirait créer un magazine de cinéma.
Mais le contenu qu’on lui proposa ne correspondait pas à ses
attentes : il s’agissait juste de parler de stars et de
films commerciaux. Il suggéra alors aux éditeurs de
modifier le projet en incluant des articles sur le cinéma
indépendant écrits en collaboration avec le documentariste
indépendant Wu Wenguang (吴文光).
L’initiative fut favorablement accueillie et il fut nommé
éditeur en chef de la revue.
Il n’y avait pas
alors de véritable critique de cinéma en Chine.
Parallèlement à son activité éditoriale, Ou Ning commença
alors à organiser des projections des films, et, en
septembre 1999,créa, à
Shenzhen, un
organisme destiné à promouvoir la vidéo et le cinéma
indépendants : la
Le sigle de la
‘U-thèque’ (“缘影会”)
‘U-thèque’ (“缘影会”).
Celle-ci se développa grâce à l’appui du réalisateur,
scénariste et critique de Hong Kong Shu Kei (舒琪),
qui, ayant l’expérience de la diffusion de films d’art,
facilita l’obtention des droits de nombreux films (1). Le
succès fut tel que la ‘U-thèque’
s’implanta ensuite aussi à Canton.
Hou Hanru
La
U-thèque connut son heure de gloire en 2003, à la
cinquantième Biennale de Venise. Dans le cadre de
l’exposition « Zone d’urgence », du commissaire Hou
Hanru, spécialiste des problèmes urbains liés à l’expansion
explosive des mégalopoles, la U-thèque participa à un projet
d’artistes de Canton intitulé ‘Canton Express’ : elle fut
alors commissionnée pour un projet d’étude urbaine dans un
quartier de Canton nommé San Yuan Li (《三元里》).
San
Yuan Li
San
Yuan Li rappelait des souvenirs d’enfance émouvants à Hou
Hanru, comme à tous ceux qui ont grandi à Canton dans les
années 1960-70. C’était alors un petit village en bordure
nord de la métropole, considéré comme un haut lieu de la
lutte anti-coloniale et de l’histoire révolutionnaire parce
qu’il a été le site d’une révolte légendaire de villageois
contre les Britanniques pendant la Guerre de l’Opium, ce
qu’on appelle dans les livres d’histoire ‘l’incident de
1841’. Cet épisode historique est aujourd’hui largement
tombé dans l’oubli, mais c’était un symbole d’orgueil
national dans la conscience collective de la génération de
Hou Hanru et de Ou Ning, qui ont le même âge.
Ou Ning
lui-même a commencé à s’intéresser à cet endroit dès 1992,
alors qu’il était encore étudiant. Dix ans plus tard,
lorsque le projet a démarré, San Yuan Li était devenu un
"village dans la ville"(城中村),
noyé dans l’expansion
Le livre « San Yuan Li
»
urbaine ; il avait conservé au départ
les structures rurales, mais avait développé ensuite toutes
sortes d’activités en marge d’une loi incertaine et de la
vie normale de la cité : immigration et construction
illégales, consommation et trafic de drogue, prostitution,
etc… Pour survivre dans cet environnement difficile, voire
dangereux, les communautés de ce microcosme urbain ont été
obligées de créer ‘dans l’urgence’ des formes alternatives
de structures sociales.
Photos du documentaire
« San Yuan Li »
Avec
une autre artiste atypique,
Cao Fei (曹婓), Ou Ning et son équipe de l’U-thèque (2) ont
exploré cet univers alternatif avec leurs caméras numériques
comme outil d’investigation. Le résultat de ce travail
collaboratif est un documentaire doublé d’un livre. C’est un
travail d’autant plus intéressant que des "villages dans la
ville" de ce genre existent en Chine dans toutes les grandes
métropoles de l’intérieur et de la côte, qui ont toutes
connu la même expansion rapide empiétant sur les terres
alentour à partir des années 1980, et continuent de se
former aujourd’hui. L’objectif est de tenter d’éviter les
erreurs commises dans le passé (3).
Mais,
loin de s’attarder lourdement sur les problèmes sociaux
dévoilés, le film est une œuvre impressionniste nimbée de
poésie. Influencé par le réalisateur russe Dziga Vertov,
pionnier du mouvement kino-pravda (ciné-vérité) au début des
années 1990, « San Yuan Li » vibre au rythme d’un montage
rapide, souligné par les pulsations de la musique, qui donne
un aspect surréel à la réalité filmée.
Mais
Vertov était un penseur idéaliste qui voyait dans
l’idéologie marxiste les fondements possibles d’une cité
futuriste ; Ou Ning et son équipe, eux, ont esquissé le
portrait sans fard d’une cité concentrationnaire où le
soleil a du mal à percer dans les rares interstices laissés
entre les habitations, et des hommes de ces bas-fonds de la
vie moderne, confrontés aux défis qu’elle leur pose au
quotidien.
Extrait du documentaire « San
Yuan Li »
Mort de
l’U-thèque, intermède
Avec ce
projet des plus originaux, l’U-thèque a débordé ses limites
initiales. De club cinématographique, elle est devenue un
véritable laboratoire d’exploration multidisciplinaire,
rassemblant des artistes et chercheurs de domaines aussi
différents que le cinéma, la musique, les arts graphiques,
la poésie et même les sciences sociales. Elle a exercé une
influence considérable non seulement dans le delta de la
rivière des Perles, mais dans toute la Chine.
Ce
projet original signa pourtant aussi sa mort. En effet,
aussitôt après, en 2004, le Southern Metropolis
Daily (南方都市报)
sponsorisa une rétrospective des œuvres de Jia Zhangke. Or,
juste à ce moment-là, le journal s’attira les foudres des
autorités en publiant des articles sur la mort d’un jeune
graphiste aux mains de la police alors qu’il était détenu
illégalement. La U-thèque, à laquelle les autorités locales
ne pardonnaient pas le documentaire sur San Yuan Li,
quartier à problèmes dont elles auraient préféré qu’on ne
parle pas, fut prise dans le procès fait au journal et
déclarée illégale.
Awakening Battersea
Ou Ning se retourna
vers des projets avec le groupe de Sonic China. Il organisa
en 2005 la première d’une série de trois expositions « Get
it louder » (大声展).
Puis en 2006 il lança le ‘sound project’ « China PowerStation », co-organisé avec la Serpentine Gallery et
l’Astrup Fearnley Museum of Modern Art, une ‘exposition’
d’un style totalement nouveau dans la salle des turbines de
la centrale électrique de Battersea, à Londres.
Mais le travail de
recherche réalisé à l’occasion du projet San Yuan Li se
poursuivait parallèlement, avec des participations à
diverses manifestations dans le monde entier traitant de la
marginalisation née d’une croissance urbaine anarchique et
des nouvelles structures sociales inventées pour répondre à
la nécessité. Ou Ning participa en particulier, à la
première Biennale d’architecture et d’urbanisme de Shenzhen
(首届深圳城市/建筑双年展)
inaugurée en décembre 2005, avec une installation appelée
« Borders, Illegal Zones and Urban Villages » (“二线关.插花地.城中村”)
qui illustrait
trois sortes d’espaces urbains nés des spécificités de la
croissance de la métropole et poursuivait la réflexion sur
les « villages dans la ville (城中村)».
(4)
Finalement Ou Ning
repartit en 2007 sur un autre projet du même ordre, toujours
en collaboration avec Cao Fei : le projet Da Zha Lan (《大栅栏计划》),
cette fois à Pékin.
Da Zha Lan
Entrée de Da Zha Lan
avant 1949
Le projet est parti
d’une bourse accordée en 2005, au lendemain de diverses
expositions en Allemagne sur San Yuan Li et les thématiques
proches, par la Fondation pour la Culture de l’Allemagne
fédérale (Kulturstiftung des Bundes).
Da Zha Lan (大栅栏),
littéralement ‘la grande barrière’, est un quartier de Pékin
derrière Qianmen, au sud de la place Tian’anmen, qui était
encore au début des années 2000 une vieille zone commerçante
d’une centaine de petites ruelles, la plupart bordées
d’échoppes, riche d’une longue histoire mais tombée en
déréliction. En 2003, dans la perspective des Jeux
olympiques, la municipalité adopta un projet de rénovation
urbaine concernant tout le quartier, et impliquant
l’élargissement de la rue et la démolition des boutiques et
habitations attenantes. Les travaux furent lancés le 27
décembre 2004.
L’annonce du projet
suscita une levée de boucliers tant des habitants que des
intellectuels et défenseurs du patrimoine. C’est dans ce
contexte que Ou Ning entreprit son projet, qui consistait à
filmer la destruction du quartier et la résistance des
habitants. Pendant un an, il se rendit sur les lieux quatre
jours par semaine, filmant les rues et interrogeant les
habitants. Au bout de l’année, il finit par avoir quelque
deux cents heures de rushes.
Un matin de cette
année 2005, cependant, il fit une rencontre qui changea
totalement sa vision du documentaire en préparation et le
lança dans une entreprise inédite. Alors qu’il s’apprêtait à
commencer à filmer, un vieil homme vint le voir en lui
conseillant d’aller au 179 Meishi Jie (煤市街) :
c’était l’adresse d’un restaurant qui devait être démoli et
le propriétaire s’apprêtait à se défendre. Il s’appelait
Zhang Jinli (张金利).
Un mois plus tard, Ou Ning décida de lui
Démolition de Meishi
Jie
prêter une caméra et de lui apprendre à s’en servir.
Au total, le
documentaire de 85 minutes qui en résulta, « Meishi Street »
(《煤市街》),
est constitué aux deux tiers des scènes filmées par Zhang
Jinli lui-même.
Extrait du documentaire «
Meishi Street » 1
Extrait du documentaire «
Meishi Street » 2
Extrait du documentaire «
Meishi Street » 3
Un créateur
innovant interdisciplinaire
Zhang Jinli
L’expérience est
intéressante à plusieurs titres, et d’abord, peut-être, par
le processus d’éducation citoyenne qu’il implique : depuis
lors, Zhang Jinli s’est acheté sa propre caméra, s’est
intéressé aux nouvelles technologies et a ouvert un blog
(5).
C’est aussi, comme
San Yuan Li, un projet collectif, qui marque une transition
dans le processus de formation des jeunes cinéastes, surtout
les documentaristes : les organismes comme U-thèque, les
expériences comme « Meishi Jie » montrent qu’il existe des
circuits hors des grands instituts de formation, et que cela
contribue à créer des styles différents, personnels et
originaux, à la croisée de différentes disciplines
artistiques.
C’est aussi la
marque de fabrique de Ou Ning, dont la dernière réalisation,
le magazine Chutzpah-Tiannan,
est la résultante et l’illustration de cette démarche
interdisciplinaire particulièrement innovante (6).
Notes
(1) L’œuvre sans
doute la plus célèbre de ShuKei (舒琪)
est « Jours sans soleil » (《沒有太陽的日子》),
un documentaire sur les répercussions des événements de la
place Tian’anmen à Hong Kong, alors que le territoire se
préparait à être rétrocédé à la République populaire, en
1997. Le film a été primé en 1990 au festival de Berlin.
(2) Une équipe de
neuf cameramen/–women, dont
Huang Weikai (黃偉凱),
et deux ingénieurs du son.
(3)
Description sur le blog de Ou Ning qui regroupe les archives
de ses différents projets et manifestations (Alternative
Archive
别馆) :
(4) En 2009, Ou
Ning a lui-même été commissionnaire de la troisième
Biennale, désormais Bi-City (Shenzhen et Hong Kong).
Regroupant des participants de plus de dix pays, cette
Biennale affichait un caractère international bien plus
affirmé que les deux précédentes, sur un thème, « City
Mobilization », qui semblait découler des expériences faites
par Ou Ning, « Da Zha Lan » en particulier.