Xu Bing est un artiste contemporain chinois qui a
d’abord été célèbre pour son art de la gravure sur
bois, mais a ensuite évolué vers des installations
qui sont autant de réflexions sur le pouvoir du
langage et ses ambiguïtés, les illusions du réel et
l’inconstance du monde sensible.
Artiste d’une prodigieuse créativité, il s’est aussi
essayé au roman, et même récemment au cinéma, dans
un style qui reste dans la ligne de ses créations
antérieures. Il est aujourd’hui l’un des artistes
chinois qui marient avec succès les domaines
artistiques les plus divers, en renouvelant en
particulier la création cinématographique.
Eléments biographiques
Né à Chongqing en 1955, Xu Bing a grandi à Pékin où
son père était professeur d'histoire à l’université.
En 1975, vers la
Xu Bing
fin de la Révolution culturelle, il est envoyé à la
campagne, mais rentre à Pékin deux ans plus tard, en 1977.
C’est une période
qui laissera bien sûr ses traces, en particulier dans son
travail sur le langage qui forme le point de départ et le
fond de sa démarche créatrice : quand il était enfant, son
père lui faisait écrire une page de caractères par jour, en
l’incitant non seulement à soigner la forme, mais aussi à en
capter l’esprit, à tenter d’en saisir l’essence. Par la
suite, il a fait l’expérience de l’évolution constante de la
forme des caractères au fur et à mesure de l’avancement du
projet de réforme des caractères traditionnels
[1].
Il en est résulté un sentiment de l’impermanence des formes
du langage, et du caractère malléable des mots eux-mêmes,
qui se retrouve dans ses recherches et ses créations,
l’expérience de la Révolution culturelle venant ajouter une
dimension politique dès le départ.
Bateaux bâchés,
gravure 1982
En 1977, à son retour à Pékin, Xu Bing est admis
dans le département gravures de l’Institut central
des Beaux-Arts (中央美术学院)
où il termine sa licence en 1981. Il y reste comme
assistant tout en continuant ses études, décrochant
son master en 1987. C’est une période où il fait des
séries de gravures sur bois, mais aussi commence « A
Book from the Sky » (《天书》),
une installation de rouleaux suspendus.
Après les événements de Tian’anmen, en juin 1989,
son œuvre est soumise à critiques et lui subit des
pressions ; aussi, en 1990, comme beaucoup d’autres,
il part aux Etats-Unisoù il est invité par
l’université du Wisconsin. Il reste aux Etats-Unis
jusqu’en 2008 et rentre alors en Chine où il est nommé
vice-président de l’Institut central des Beaux-Arts,
fonction qu’il occupe jusqu’en 2014. Il est toujours
professeur à l’Institut et se partage entre la Chine et les
Etats-Unis.
De la gravure sur bois aux installations
Le style et les thèmes des œuvres de Xu Bing ont
évolué avec le temps, en partant de la gravure sur
bois.
Gravures sur bois
Xu Bing a commencé dès son entrée à l’Institut des
Beaux-Arts à réaliser de superbes gravures sur bois,
dans le style, d’abord, de l’expressionnisme
allemand. La première série qu’il a réalisée s’est
étalée sur la période 1977-1982, mais la majeure
Landscript 2001
partie des blocs ont été perdus, et il ne reste surtout que
ceux de 1982.
Il est revenu vers la gravure au début des années
2000, en traitant par ce biais aussi le thème du
langage qu’il a développé entre-temps dans ses
installations ; c’est ce qui représente le plus gros
de son œuvre à ce jour, à partir de la fin des
années 1980.
Installations
1. Initialement appelée “Nouveau miroir du monde” (《析世鉴》),
« A
Book from the Sky »
(Tianshu
《天书》)
reste l’une des installations les plus célèbres de
Xu Bing. Elle a d’abord été exposée à Pékin en 1988,
puis a fait l’objet, en 1990-91, de la première
exposition Xu Bing au musée Elvehjem de l’université
du Wisconsin (aujourd’hui Chazen Museum of Art).
Pour cette œuvre, Xu Bing a inventé et dessiné
quatre mille (faux) caractères, dans un style
rappelant celui des anciennes éditions remontant aux
Song et aux Ming ; il les a gravés à la main sur des
blocs de bois, qu’il
Book from the Sky,
page-titre
(les caractères
Tianshu 天書
n’apparaissent jamais)
a utilisés comme caractères mobiles pour imprimer livres et
rouleaux.
Book from the Sky,
exposition
à la National Gallery
de Prague
Ces vastes surfaces de textes couvrant le sol ou
tombant du plafond semblaient offrir des trésors de
sagesse ancienne, mais ils étaient en fait
inintelligibles. Le titre Tianshu
signifie bien ‘livre céleste’ et désignait autrefois
des livres religieux ; mais il a aujourd’hui un sens
péjoratif : un texte illisible, des bêtises, en
quelque sorte.
2. De la même époque date son autre magnum opus - « Ghosts
Pounding the Wall »
- projet monumental, débuté en mai-juin 1990 à
Jinshanling, qui est constitué des frottages de
différentes sections de la Grande Muraille,
vingt-neuf au total. Comme pour beaucoup d’œuvres de
Xu Bing, « Ghosts Pounding the Wall» a une
connotation politique, la Grande Muraille
représentant l’image étouffante d’une pensée
nationale repliée sur elle-même, et le symbole d’une
politique isolationniste.
La taille même de l’œuvre, qui se déploie des deux
côtés du visiteur, induit en lui une
Ghosts Pounding the
Wall
(Taipei, musée des
Beaux-arts, 2014)
impression d’insignifiance devant ces murs massifs et
écrasants. Le titre lui donne aussi une dimension
New English
Calligraphy
historico-culturelle, en renvoyant aux âmes de tous
ceux qui sont morts en édifiant la Muraille (ces
« esprits frappant sur le mur »), en évoquant
particulier la célèbre légende de Meng Jiangnü (孟姜女),
celle qui fit s’écrouler la muraille en pleurant son
mari,réquisitionné pour la construire, qui y avait
été enseveli.
3. A partir de 1994, Xu Bing a commencé un autre
projet basé sur des jeux de caractères : « New
English
Calligraphy”
(《新英文书法》).
Il s’agit ici de caractères incompréhensibles pour
un Chinois, car ils sont formés de lettres prises de
l’anglais, travaillées pour leur donner l’apparence
formelle de caractères chinois traditionnels.
Parallèlement, à la même époque, il a conçu
plusieurs œuvres basées sur des jeux semblables de
caractères qui donnent l’impression d’une
omniprésence du signe écrit, mais menant à un monde
inintelligible : on a dit que l’œuvre de Xu Bing est
une nouvelle tour de Babel.
4. En 1997, « The Net » traduit une évolution
de ce concept : œuvre mouvante, puisque des
étudiants d’une université américaine créaient des
structures ressemblant à des séquences de mots avec
des fils en aluminium. Ici l’impression est une
autre sorte d’enfermement, dans un réseau serré de
signes sans signification.
Il reprendra le jeu avec l’aluminium en 2004-2005,
avec une installation exposée au musée Elvehjem,
conçue
The Net
spécifiquement pour le site du musée : « The Glassy
Surface of a Lake ». C’est un superbe hommage
The Living World
au Walden de Thoreau. Un réseau de lettres en
aluminium formant un passage du célèbre récit de
Thoreau se répandait à travers l’atrium du musée et
venait se déverser en une pile de lettes
inintelligibles sur le sol.
L’idée avait déjà été développée dans une œuvre de
2001 intitulée « The Living World » dont les
caractères se déversant comme une ondée sur le sol
étaient en acrylique.
On pourrait presque parler ici de déconstruction au
sens de Derrida : déconstruction du récit, et
déconstruction du langage.
5. Autre
idée : celle de
jouer avec des formes vivantes,
en les couplant avec des formes végétales. « The
Opening » est l’une des installations d’une
série qui fait appel à des animaux vivants, en
l’occurrence des vers à soie vivants placés sur des
branches de muriers, qui les dévorent. L’idée des
vers
The Silworm Book
Series
à soie avait déjà donné une série de
livres en 1994 (The Silworm Book Series).
Cultural Animal
A partir
de 2004, Xu Bing joue surla matière plutôt que sur
les mots pour montrer le caractère trompeur des
apparences et l’illusion du réel. C’est l’idée
développée dans « Background
Story »
(《背后的故事》):
cette série d’installations semble une suite de
toiles de paysages traditionnels (shanshui),
avec les images usuelles de montagnes, d’arbres et
d’eau ; mais, si on le regarde à l’envers, le
tableau apparaît comme des ombres deformes de divers
débris végétaux.
Background Story, au
dos
Art for the People
Background Story,
endroit
6. En 2004, Xu Bing a obtenu le prix inaugural
Artes Mundi au Pays de Galles pour une autre œuvre
symbolique, au-delà des mots
cette fois :
« Where
does the dust
collect itself ? ».
C’est une installation utilisant la poussière déposée au sol
le lendemain de l’attentat contre le World Trade Center à
New York, en 2001, pour tenter de recréer l’atmosphère qui
régnait sur le site.
7. A partir de 2008, Xu Bing a ensuite
commencé un vaste projet, le « Phoenix Project »,
qui reprend l’approche de l’utilisation de matériaux
inhabituels, ici des matériaux de récupération
ramassés sur un chantier, y compris des outils. En
même temps, ses phénix sont des œuvres de pure
imagination, revisitant les anciens mythes chinois
sur cet oiseau, dans sa double apparence de mâle et
de femelle.
Le projet a été conçu au départ pour répondre
à une commande pour le World
Un phénix
Financial Centre de Pékin (环球金融中心)
dont les deux phénix devaient orner
l’atrium. Il a mis deux ans à réaliser ces oiseaux, faits
des objets trouvés sur le chantier, mais qui, une fois la
construction terminée, n’y ont plus trouvé leur place. Ils
ont donc été exposés dans un musée à Pékin, à Shanghai lors
de l’exposition universelle, puis aux Etats-Unis où ils ont
été suspendus du plafond de la cathédrale de Saint John the
Divine, à New York en 2014. On ne pouvait imaginer plus
belle vision, sur fond de vitraux illuminés
[2].
Les phénix ont fait l’objet d’un documentaire de Daniel
Traub.
C’est donc une œuvre en constante évolution que celle de Xu
Bing, dont émergent quelques lignes directrices autour des
idées de confusion de langage et d’apparences trompeuses
d’un monde difficilement intelligible, inséparables de
considérations politiques.
C’est cette pensée créatrice foisonnante et en
perpétuelle mutation qui sous-tend deux de ses récentes
créations, débordant du domaine de la création purement
artistique pour investir la littérature et le cinéma, dans
un sens tout aussi « déconstructeur » que le reste de son
œuvre : son roman « Une histoire sans mots »,
publié en France en 2013, et son film
« Dragonfly
Eyes
» (《蜻蜓之眼》)
présenté au festival de Locarno en août 2017.
Principales œuvres
Gravures sur bois
1977-1982
Shattered Jade
(jamais tiré, les blocs sont presque tous perdus sauf une
série de 1982)
1980-81
Bustling Village on the Water
繁忙的水乡
2002 Série des Landscripts
语言风景
Installations
1987-1991 A Book From the Sky, installation de
rouleaux suspendus. Première exposition octobre 1988 dans la
China Art Gallery, puis au Ullens Center for Contemporary
Art, à Pékin.
Mai-Juin 1990 Ghosts
Pounding the Wall
: frottages de la Grande Muraille
1993 Brailliterate
: série de fausses couvertures de livres en braille
1994 Cultural Animal, mannequin et porc couverts de
faux caractères chinois et anglais
1994-1995 A Case Study of Transference
: deux porcs vivants, l’un couvert de faux caractères
anglais, l’autre de faux caractères chinois, s’ébattant dans
un enclos jonché de livres
1994-1998 Square Word Calligraphy/ New English
Calligraphy
1997 The Net : "net" créé par des étudiants
del’Eastern Illinois Art Department en utilisant des fils
d’aluminium pour dessiner des mots.
1998 The Opening : un arrangement de branches de
muriers dévorés par des vers à soie.
1998 Art for the People : immense bannière
commissionnée par le musée d’Art moderne de la ville de New
York et suspendue à l’extérieur du musée dans le cadre d’une
exposition de november 1999 à mai 2000.
2000 Landscript : fausses calligraphies chinoises et
anglaises sur dix panneaux vitrés.
2004 Where does the dust collect itself ? : prix
A partir de 2004 Background Story :
projection d’ombres de plantes et de
formes végétales donnant l’envers d’un tableau de paysage
traditionnel.
A partir de 2008
Phoenix Project
Vidéo : Rencontre avec Xu Bing (Exposition Landscape
Landscript, 2013)
[1]
Un premier Schéma de simplification des caractères a
été promulgué en 1956 ; il a subi divers ajustements
dans les années suivantes, aboutissant à une liste
révisée publiée en 1964, puis à un Second schéma
promulgué en 1975, mais aussitôt critiqué. En 1978,
son utilisation était déjà rejetée dans l’édition et
l’enseignement, et il a été officiellement rétracté
en juin 1986. C’est la liste de 1964 qui a
finalement été définitivement adoptée à la fin de
l’année. C’est dire combien tout cela pouvait être
déstabilisant.
[2]
Voir la présentation du projet des
phénix et de celui de Ground Zero à Manhattan :