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Pour son
premier film, Xu Bing revisite des images filmées par des
caméras de surveillance
par Brigitte Duzan, 23 août 2017
Présenté au
70ème festival de Locarno en août 2017,
« Dragonfly Eyes » (《蜻蜓之眼》) est le premier film de
Xu Bing (徐冰),
artiste célèbre pour ses installations dont la
plupart sont des jeux sur des faux caractères
chinois, créant l’illusion de vrais textes, avec des
résultats d’une esthétique raffinée, mais
parfaitement illisibles.
Ses recherches portent plus généralement sur
l’ambiguïté du sens et les illusions du réel,
réflexion qu’il poursuit avec « Dragonfly Eyes » de
manière originale : en imaginant une histoire à
partir de scènes filmées par des caméras de
surveillance urbaines.
Evidemment le titre est bien choisi : dragonfly,
c’est une libellule, et la libellule a deux yeux
très spéciaux, des yeux convexes énormes, à très
nombreuses facettes, qui lui donnent une vision
multidirectionnelle exceptionnelle. Comme les
caméras de surveillance placées à tous les coins de
rue. En outre, la libellule se dit qingting (蜻蜓)
en chinois, et c’est le prénom de |
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Dragonfly Eyes,
affiche de Locarno |
la jeune femme qui est le personnage principal de
l’histoire.
La vie au ras du sol
Réalité, mais quelle réalité ?
Affiche pour la Chine |
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Le film part de la réalité la plus concrète, puisque
captée au ras du sol par quelques-unes de ces
nombreuses caméras qui épient et auscultent les rues
des villes chinoises aujourd’hui, saisissant au
passage les tentatives de suicide, les passages à
tabac, les scènes de ménage, les ruptures et les
accidents. Mais sans que l’on sache trop ce qui se
passe en réalité à l’écran.
C’est le cas de la première séquence : une femme
tombe à l’eau, et la caméra s’attarde longtemps sur
le rond mouvant qu’elle y a laissé en disparaissant.
Est-ce une tentative de suicide ? Un accident ? On
ne sait pas. La caméra capte l’image, mais ne la
déchiffre pas, n’en livre pas le mystère. La réalité
reste insaisissable : on voit sans avoir les clés
pour comprendre ce que l’on va vu.
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Fiction recomposée
Alors autant l’imaginer, cette réalité captée par l’œil
omniprésent des caméras, imaginer une histoire pour ces
personnages aperçus, parfois de façon récurrente, puisqu’ils
sont du quartier. C’est ce qu’a fait Xu Bing, réalise-t-on
peu à peu, alors que l’on reconstitue l’histoire, comme un
rébus.
La caméra filme la jeune femme nommée Qingting alors qu’elle
sort d’un temple bouddhiste où elle se préparait à devenir
nonne ; elle revient dans la vie séculière et va travailler
dans une laiterie hautement mécanisée. Elle y rencontre un
technicien, qui tombe amoureux d’elle, tente de lui plaire,
et se retrouve en prison.
Quand il en sort,
il la cherche, mais en vain. Il finit par comprendre qu’elle
est devenue une star de l’internet après s’être fait refaire
le visage
.
Mais, quand elle est détrônée, le malheureux amoureux décide
de se transformer en Qingting… après une opération de
chirurgie esthétique.
Un film aussi fascinant que les yeux des libellules
Le sens derrière l’image
Le film frappe dès les premières séquences par le
travail sur l’image. Ce n’est pas un simple montage
de rushes de caméras de surveillance : l’image est
régulièrement interrogée, et commentée. Et le
spectateur s’interroge : que voit-on, sur l’écran ?
Ce sont bien des images du quotidien, mais il leur
manque le contexte qui leur donnerait sens.
On pense au travail de Xu Bing sur les caractères :
pris isolément, ils ont une multitude de sens
potentiels qui ne sont |
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Scène devant le temple |
précisés que par le texte, formant contexte. Ce qui est
aussi vrai des mots, comme l’a dit Valéry :
« … nul mot isolé n’a de sens, Il a une image, mais
quelconque… le mot ne prend son sens que dans une
organisation, par élimination de ses sens. »
Alors le film donne une interprétation, un sens, dont est
tissée une histoire, parmi d’autres que l’on aurait pu
imaginer.
Une histoire d’aujourd’hui
Une scène de rue
énigmatique |
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C’est une histoire tissée de scènes qui, isolées,
semblent tirées de mauvais films : images d’un salon
de beauté tout rose, d’un accident de voiture, de
violentes échauffourées, comme de gangs entre eux…
C’est tout le contexte de la ville chinoise
d’aujourd’hui, pour un scénario esquissant une
histoire de femme à l’identité floue, et changeante. |
Un sens bouddhiste est suggéré par la séquence qui introduit
le personnage de Qingting, quittant un monastère pour
revenir au monde laïc - séquence qui sera reprise à la fin,
en conclusion. Les connotations bouddhistes abondent par
ailleurs. Monde illusoire, donc, aux apparences aussi
indéchiffrables que ce personnage de Qingting qui cache
autant d’identités multiples que les caractères isolés
cachent de sens possibles.
Il y a quelques années, en 2009, est sorti un film qualifié
de documentaire dont le mode de réalisation est proche :
« Disorder »
(《现实是过去的未来》)
de
Huang Weikai (黃偉凱):
il a réalisé son film avec des rushes de vidéos amateur. Le
résultat est une image ubuesque de la ville moderne
chinoise, tellement chaotique qu’elle échappe à
l’entendement. Huang Weikai, justement, a exclus toute
narration, tant elle paraissait impossible ; son film est
monté en courtes séquences qui, au contraire, empêchent de
saisir un sens global. On a parlé de « stratégie de
collage ».
Xu Bing a opté pour une démarche différente. Sa
ville – et la vie qui va avec - sont tout aussi
insaisissables, mais non plus tellement parce
qu’elles sont surréalistes, plutôt parce qu’elles
ont des apparences changeantes et trompeuses. Le
monde de Xu Bing est un monde urbain en mutation,
dont l’image captée n’est que celle de l’instant,
éphémère.
C’est un monde, aussi, où l’on ne peut éviter le
regard, des caméras comme de la surveillance
généralisée par internet et |
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Traçage des
personnages et objets comme pour une enquête |
autres. Nos moindres mouvements sont enregistrés. Mais tout
cela ne fait finalement qu’une série d’images déconnectées,
inintelligibles pour l’œil qui s’en empare. Et c’est cette
difficulté à faire la part du réel dans le quotidien, que
l’image obscurcit plus qu’elle n’éclaire, qui contribue à
créer la tension et l’angoisse qui sont palpables dans la
société d’aujourd’hui, dès qu’on s’arrête pour y songer un
peu. Le monde est insaisissable car incertain.
Une superbe équipe
Le film a une qualité esthétique qui dépasse largement le
montage de rushes de caméras de surveillance tel qu’il est
présenté. Toute l’équipe dont s’est entouré Xu Bing sort de
l’ordinaire.
A Locarno, de g. à
droite : Matthieu Laclau (montage),
Zhai Yongming, Xu
Bing, Zhang Wenchao (directeur artistique) |
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Le scénario est signé de la poétesse Zhai Yongming (翟永明)
et du réalisateur
Zhang Hanyi (张撼依)
,
et il allie à merveille poésie et narration.
Le montage est signé Matthieu Laclau dont le travail
pour
« Au-delà des montagnes » (ou
« Mountains
May Depart »《山河故人》)
de
Jia Zhangke a été récompensé au festival du
Golden Horse, mais qui a aussi, depuis lors, monté
le film de 2016 de Midi Z (趙德胤)
« Adieu Mandalay » (《再见瓦城》). |
Il faudrait aussi citer le directeur artistique et celui du
son, ainsi que la composition musicale… « Dragonfly Eyes »
est un film qui va bien au-delà des apparences, comme la
réalité qu’il tente de capter.
Extrait du film
D’ailleurs l’histoire a été inspirée d’un fait
divers qui a fait du bruit sur les réseaux sociaux
en Chine il y a quelque temps : un mari a intenté un
procès à sa femme car elle lui avait caché qu’elle
avait eu une opération de ce genre avant leur
mariage, et elle avait donné naissance à une petite
fille laide…
La première,
née en 1955, figure parmi les
grands poètes contemporains de Chine. Elle a publié
en 1986 un premier recueil de vingt poésies,
intitulé « Femmes » (《女人》),
considéré comme la première expression dans la
poésie chinoise d’une conscience féminine, « la
conscience de la nuit noire », comme estintitulée
la préface du recueil. Celui-ci a eu un impact tel
qu’il a provoqué ce que Zhai Yongming a appelé « une
tornade noire » (hēi
xuánfēng
黑旋风 )…
Elle est restée une figure de proue de la poésie
chinoise. C’est aussi elle qui a coécrit le scénario
du film
« 24
City » (《二十四城记》)
de
Jia Zhangke.
Quant à Zhang Hanyi, son premier film « Life After
Life » (《枝繁叶茂》)
a été l’une des principales révélations de la
Berlinale en février 2016, puis au festival des
Trois-Continents à Nantes, et il a a obtenu divers
prix, dont le Firebird Award au 40ème
Festival international de cinéma de Hong Kong.
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