Zhang Lü
est né en 1962 à Yanbian (延边),
préfecture autonome coréenne de la province du
Jilin, aux confins de la Chine et de la Corée du
Nord, petit coin de Corée sous le ciel chinois… Son
œuvre en est un reflet.
Aux marges
de la Chine
Enfant
entre deux cultures
L’immigration coréenne dans la région commença à la
fin du dix-neuvième siècle, en raison de difficultés
économiques, et une deuxième vague se produisit
après l’invasion de la Mandchourie par le
Japon : les Japonais tentèrent de contrer le pouvoir
de la Chine dans la région en favorisant
l’implantation d’immigrants coréens. A la fin de la
seconde guerre mondiale, en 1945, étant donné la
situation difficile dans leur pays, cette population
resta en Chine. En 1952, dans
Zhang Lü
le cadre de sa
politique en faveur des minorités nationales, le
gouvernement chinois leur accorda une région autonome,
transformée en préfecture autonome en 1963.
En 1952, la
population locale était constituée à 60 % de Coréens,
proportion tombée à 32 % en 2000. Comme dans le reste du
pays, le gouvernement chinois mène là une politique active
d’intégration et d’assimilation, en favorisant l’usage du
chinois et la scolarisation des enfants dans des écoles
chinoises, mais, dans la préfecture autonome, le coréen
continue à être langue officielle aux côtés du chinois, le
bilinguisme étant la norme.
Situation géographique
de Yanbian
Né et
grandi à Yanbian, Zhang Lü a un grand-père coréen,
et appartient donc à cette population dont les liens
avec la Corée sont d’autant plus douloureux dans les
circonstances actuelles : il y a beaucoup de Nord
Coréens qui tentent, à leurs risques et périls, de
franchir la frontière pour fuir la dictature, et
surtout la famine. Les films de Zhang Lü reflètent
cette triste réalité et la prennent comme thème de
réflexion.
Zhang Lü a
commencé par faire des études de littérature
chinoise à l’université de Yanbian, et à écrire :
des poèmes, des nouvelles, un roman, qui n’ont
pas été publiés et
qu’il se réserve de reprendre un jour, peut-être.
Il s’est cependant
vite rendu compte qu’il avait une mémoire des formes, des
images et des sons, et que son mode d’expression par
excellence était donc le cinéma plutôt que la littérature.
Il a néanmoins commencé à tourner un peu par hasard, sans
avoir fait d’études préalables, comme une sorte de défi
lancé lors d’une soirée un peu arrosée, raconte-t-il avec
son humour habituel.
Le cinéma par défi
Il avait écrit une
courte nouvelle qu’un ami cinéaste avait proposé de porter à
l’écran. Le tournage le laissant insatisfait, il se dit que
ce n’était pourtant pas sorcier de faire un film et déclara
carrément qu’il allait le faire lui-même. Tourné en onze
jours, en 2001, le court métrage raconte en onze minutes un
épisode de la vie d’un enfant de onze ans : intitulé
« Onze » (《11岁》),
il fut aussitôt présenté à la 58ème Biennale de
Venise, mais aussi aux festivals de Busan et de Toronto, en
se faisant remarquer partout.
Pour quelqu’un qui
n’avait jamais appris à se servir d’une caméra, c’était
quand même un résultat étonnant, surtout que le court
métrage comporte en filigrane les principaux thèmes de ses
films suivants, ainsi qu’un style très particulier, fait de
plans éloignés et statiques venant renforcer l’atmosphère de
triste solitude d’un enfant qui apparaît comme la matrice
des enfants au centre de ses films à partir de 2005.
C’est en
2003 que sort son premier long métrage : « Tang
Poetry » (《唐诗》).
C’est l’histoire originale d’un petit voleur atteint
d’une maladie à crises récurrentes qui l’empêchent
de « travailler » ; introverti et asocial, son plus
grand plaisir dans la vie est d’écouter les bruits
provenant de chez les voisins, et en particulier des
bribes d’une émission télévisée intitulée
« Conférences sur la poésie Tang »
(“唐诗讲座”).
Il n’est
pas indifférent à la fille des voisins qui tente de
le sortir de son isolement dépressif, allant même
jusqu’à lui organiser un casse dans une boîte de
nuit, qui échoue parce qu’il n’est pas au
rendez-vous…
C’est un
film complexe, plutôt expérimental que narratif, où
la poésie Tang apparaît, bien plus que comme emblème
de la culture traditionnelle chinoise, comme source
de réconfort au milieu des pires ennuis, émergeant
soudain du souvenir par bribes mémorisées depuis
l’enfance. C’est aussi un film qui
Tang Poetry
reflète la
profondeur de pensée du réalisateur autant que son amour de la poésie,
un film qui mériterait un développement à part entière bien
qu’il le désavoue.
Il apparaît a
posteriori comme un premier pas dans la maîtrise d’un style
qui va ensuite évoluer autour de thèmes abordés à partir
d’une réflexion sur la minorité coréenne dans sa région
natale, et sur les problèmes posés par l’émigration
nord-coréenne, et l’émigration en général : thèmes de la
frontière et du désert, du souvenir et du regret, de la
difficulté de communication et de l’isolement dans la
société actuelle…
2005-2010 : Cinq
longs métrages en cinq ans
Les quatre films
sortis entre 2005 et 2008 se répondent deux à deux, le
dernier, sorti en 2010, en figurant une sorte de somme ou de
conclusion.
1.
« Grain in Ear » (《芒种》)fut la
révélation du 10ème festival de Busan, en
2005 ; il y obtint le prix de la section « Nouveaux
Courants » : le jury était présidé par Abbas
Kiarostami qui reconnut dans le film bien des thèmes
répondant à sa propre filmographie et s’engagea
personnellement dans sa défense. Kiarostami est
effectivement l’un des réalisateurs dont Zhang Lü
reconnaît l’influence. « Grain in
Ear » obtint également le Cyclo d’or au festival de
Vesoul l’année suivante.
« Grain in
Ear » est l’histoire d’un jeune mère célibataire -
Soonhee/
Cui Ji -venue de
Corée vivre en Chine avec son jeune fils, et qui vit
avec lui une existence précaire dans la banlieue de
Pékin. Elle vend
sur son tricycle une spécialité coréenne, du kimchi,
pour les quelques Coréens qui vivent là et les rares
Chinois qui l’apprécient. N’ayant pas de licence
officielle, elle doit constamment
fuir les contrôles de police.
Un Coréen tombe amoureux d’elle ; mais il est marié,
et ils ne peuvent avoir qu’une liaison cachée.
Grain in Ear
Les difficultés se multiplient pour
Soonhee dont la
pauvreté accentue sa marginalisation en tant que membre
d’une ethnie minoritaire figurant au bas de la hiérarchie
sociale chinoise. Son fils le ressent sans trop le
comprendre et demande « quand ils pourront rentrer chez
eux », faisant écho aux films de Kiarostami, justement, mais
aussi à tous les migrants et personnes déplacées, en transit
dans notre monde moderne.
La mise en scène
lente et froide, voire crue dans les brèves scènes de sexe,
accentue l’impression de désolation dans les relations
humaines entre ces marginaux ethniques autant que sociaux,
et de gouffre sentimental dans lequel sombre peu à peu
Soonhee. Les images, percutantes,
restent gravées dans l’esprit, et le long travelling de la
fin, qui se prolonge au-delà du générique, laisse l’avenir
en suspens : c’est une fuite, mais on ne sait trop vers
quoi…
2. Le
thème de l’isolement de marginaux au sein d’une
société qui leur tourne le dos est repris dans le
film suivant,
« Desert Dream » (《沙漠之梦》),
ou
« Hyazgar »
(《边界》),
terme mongol désignant la limite du désert.
Zhang Lü
traite pour la seconde fois du destin d’une réfugiée
nord-coréenne et de son fils en Chine, cette fois-ci
dans le désert de Mongolie, où ils sont accueillis
et recueillis par un vieil homme resté seul alors
que sa femme est partie à la capitale. S’il est
resté, c’est pour tenter de réaliser son
rêve impossible : faire reverdir le désert.
On a donc
ici deux thèmes qui se croisent, celui de la
frontière et celui du désert, les deux étant pris
dans leur sens propre autant que dans un sens
figuré : la frontière est autant physique que
mentale, et le désert est celui de Mongolie, où
arrivent la réfugiée coréenne et son fils, autant
que le désert des sentiments dans lequel se
débattent les personnages.
Desert Dream
On est frappé par
la correspondance des thèmes et des styles de ces deux
premiers films qui forment une sorte dediptyque
cohérent :
-dans les deux cas,
le personnage principal est une femme seule avec son fils ;
le père, lui, est mort. Et la femme s’appelle Soonhee dans
les deux films : c’est bien la même, vue sous un autre
angle. Zhang Lü a expliqué qu’il avait ici fait appel à un
souvenir : celui de sa mère qui avait emmené ses enfants
vivre à la campagne quand il avait cinq ou six ans, parce
que son père avait été emprisonné pendant la Révolution
culturelle.
-ce sont deux femmes
en transit, la première de passage à Pékin, la seconde dans
le désert, et à la fin, elles poursuivent leur parcours qui
est une quête vitale. Mais Pékin est filmée comme un désert
affectif, avec d’immenses espaces désespérément vides,
tandis que le désert recèle des trésors de chaleur humaine.
-si les thèmes se
répondent, en revanche, les styles sont opposés : « Grain in
Ear » est fait de longs plans fixes ; par contre, dans
« Desert Dream », Choi Soonhee et son fils sont des
fugitifs, ils arrivent encore haletants d’avoir échappé aux
gardes frontières, Zhang Lü les filme caméra à l’épaule, une
caméra qui tremble légèrement. De même, les personnages
sortent parfois du cadre, et la caméra ne les reprend qu’au
bout d’un moment : c’est que, dans ce désert, contrairement
à la ville, ils ne sont jamais bien loin, et on ne risque
pas les perdre de vue au détour d’une rue.
« Desert Dream », ce sont trois personnages qui vivent ensemble en se
comprenant sans parler, liés par les menus gestes du
quotidien, dans l’attente incertaine du lendemain : comme
l’a dit Jacques Mandelbaum, « tout
cela est beau comme du Beckett, la parole en moins. »
3. Pour
son œuvre suivante, Zhang Lü a réalisé un
véritable diptyque, « Chongqing »
(《重庆》) et
« Iri »(《裡里》),
deux films
tournés en 2008 qui étaient conçus comme une œuvre
unique, mais ont été ensuite séparés pour la
diffusion par les producteurs : une aubaine pour
eux, dit Zhang Lü, un sourire malicieux derrière ses
lunettes, deux films pour le prix d’un…
Le premier
film, « Chongqing » (《重庆》),
a pour cadre la mégapole du Sichuan, élevée au rang
de municipalité au même titre que Pékin, Shanghai et
Tianjin, et qui regroupe aujourd’hui plus de trente
millions de personnes.
Dans cette
métropole en flux migratoire constant, le film
raconte l’histoire d’une jeune femme enseignante de
chinois, Suyi (苏伊), qui vit seule avec son père ; lorsque celui-ci est arrêté par la
police, soupçonné de trafic illicite avec des
prostituées, elle accepte, pour le faire libérer, de
se donner à
Chongqing
un policier. S’étant ensuite rendu compte que celui-ci a pris de la
sorte plusieurs autres femmes dans ses filets, au cours
d’une dispute, elle lui vole son arme de service… Situation
explosive…
Iri
Quant au second film, « Iri »(《裡里》),
il se passe trente ans auparavant dans une toute
petite ville de Corée, celle du titre, où a eu lieu
un accident resté dans les annales : en 1977, un
train transportant des matières inflammables a
explosé dans la petite gare, causant la mort de 59
personnes et en obligeant quelque 160 000 autres à
chercher refuge ailleurs. Le film n’est pas
directement sur la catastrophe, mais sur les
problèmes rencontrés par les survivants, en
l’occurrence un frère et une sœur dont les parents
sont morts dans l’accident.
Les deux
histoires n’ont, semblent-ils, rien à voir, et
pourtant, elles sont liées, par deux personnages qui
sont le miroir l’un de l’autre, et par les
situations elles-mêmes : une petite ville détruite
par une explosion, et une mégapole au bord de
l’explosion, ou de l’implosion.
Les deux
films ont jusqu’ici été projetés séparément ;
Zhang Lü espère
qu’ils pourront un jour être présentés ensemble ; on
pourrait ainsi les apprécier à leur juste valeur.
2010 : La Rivière
Tumen
Après ces
deux films un peu différents des précédents, mais
qui restent cependant typiques de son univers
personnel, Zhang Lü est revenu à des thèmes plus
proches de « Grain in Ear » et « Desert Dream » pour
un nouveau long métrage, « La
Rivière Tumen » (《豆满江》),
qui apparaît comme une somme à la fois thématique et
stylistique de ses réalisations des dix années
précédentes.
Le film
aborde le thème des réfugiés coréens qui fuient la
Corée en plein hiver en traversant à pied la rivière
Tumen prise par les glaces, en analysant plus
particulièrement les répercussions sur la population
locale, de l’autre côté de la frontière, avec les
réflexes de peur et d’autodéfense inévitables quand
des incidents se produisent. C’est un film
esthétiquement très beau, et très profond. Il
réfléchit sur les ressorts intimes de la nature
humaine confrontée à des situations qu’elle ne
contrôle pas et suscite une réflexion qui
Tumen River (affiche
coréenne)
va bien au-delà du
cas des réfugiés coréens à la frontière chinoise.
2013 :
documentaire en Corée
Scenery
Il donne
d’autant plus l’impression d’une somme que Zhang Lü
est ensuite parti en Corée pour tourner son film
suivant : un documentaire coréen sur les
travailleurs migrants coréens, intitulé « Scenery
» (《风景》),
dans lequel il dépeint la vie de dix d’entre eux –
soit dix « paysages » différents. Le documentaire a
été primé au festival de Busan en octobre 2013.
Lors de
son passage en France en 2010 au festival de
Mayenne, Zhang Lü
nous avait confié qu’il avait plusieurs scénarios
prêts. On espère qu’il pourra bientôt les réaliser.
En Chine.
2021 : Yanagawa
En
2021, Zhang Lü réalise un film produit en Chine, mais filmé
au Japon, avec des acteurs chinois et japonais :
« Yanagawa » (《漫长的告白》)
relate l’histoire de deux frères (chinois) vivant à Pékin
qui partent à Yanagawa pour tenter de retrouver une fille
qu’ils ont aimé dans leur jeunesse.
Le film
a été remarqué au festival de Busan en 2021. En février
2022, il est couronné du Cyclo d’or au festival de Vesoul.
C’est le deuxième Cyclo d’or remporté par Zhang Lü à Vesoul,
après « Grain in Ear » en 2006.
Trailer
2023 : The Shadowless Tower
Après « Yanagawa », Zhang Lü est
revenu filmer en Chine, comme si le Japon avait été un sas
de transition. Tourné dans le centre de Pékin, dans le
quartier du fameux monastère de la Pagode blanche (Bai ta
si
白塔寺)
du quartier Xicheng (西城区).
« The Shadowless Tower » (《白塔之光》)
était en compétition à la 73e Berlinale où le
film est sorti en première mondiale, le 18 février 2023. Il
a ensuite été présenté au festival de Busan au début
d’octobre. Puis il est sorti sur les écrans chinois le 27
octobre. Les droits ont été achetés par
Film Boutique, une agence de distribution basée à Berlin
et Lyon.
La
pagode en question a un dessin tel que l’on a du mal à en
voir l’ombre, caractéristique qui a donné naissance à une
légende : on ne verrait son ombre qu’au Tibet, sa patrie
spirituelle. La pagode est utilisée comme image métaphorique
du seul point d’ancrage du personnage principal : Gu Wentong
(谷文通),
un homme d’âge moyen divorcé, critique culinaire
The Shadowless Tower
vivant seul à Pékin, tandis que sa fille de six ans est
élevée par sa sœur ; il a rompu les liens avec son père
depuis plus de quarante ans, mais il apprend qu’il vit dans
la station balnéaire de Beidahe, sur la côte. Il décide
alors de tenter de renouer avec lui, avec l’aide d’une jeune
photographe.
« The Shadowless Tower » a
obtenu la Montgolfière d’or à l’issue de la 45e édition du
festival des 3 Continents où il était en compétition.