« La
rivière Tumen » : un sommet dans l’œuvre de Zhang Lü
par Brigitte
Duzan, 08 décembre 2013
Prix du
jury au festival Paris Cinéma en juillet 2010, « La
rivière Tumen » (《图们江》)
est le dernier film de
Zhang Lü (张律),
pour l’instant tout au moins, tourné en Chine et
traitant d’une thématique qui parcourt toute son
œuvre : réflexion sur les immigrants clandestins
nord-coréens en Chine, et, au-delà, sur les
problèmes de l’immigration, de la marginalisation de
groupes sociaux, et des exclus sociaux en général
dans le monde moderne, avec les problèmes d’identité
culturelle qui y sont liés.
Le film
apparaît a posteriori comme une somme, d’autant plus
que le film suivant du réalisateur, présenté au
festival de Busan en 2013, est un documentaire
tourné en Corée du Sud, comme si une page était
tournée. Mais, dans « La rivière Tumen », les thèmes
antérieurs sont approfondis et élargis en faisant
intervenir le souvenir du passé qui suggère la
possibilité d’un retour.
Une fable
des temps modernes
La
rivière Tumen
Dans « La rivière
Tumen »,
Zhang Lüaborde les thèmes abordés dans
ses films antérieurs, mais vus par les yeux d’un enfant de
douze ans, Chang-ho, qui vit dans un village peuplé
d’émigrés coréens, au bord du fleuve Tumen, du côté chinois
de la frontière que forme le fleuve. D’origine coréenne, il
vit avec son grand-père et sa sœur, Soonhee (1) ; le père
est mort, la mère partie travailler en Corée du Sud pour
faire vivre la famille ; elle téléphone de temps en temps,
voix lointaine qui promet la réunion de toute la famille, un
jour incertain, quand elle aura gagné suffisamment d’argent.
La Rivière Tumen, prix
du jury au festival Paris Cinéma
De l’autre
côté du fleuve, c’est la Corée du Nord ; comme il
est gelé la moitié de l’année, il est une voie de
passage privilégiée pour les immigrants clandestins
qui tentent de fuir la famine qui sévit là-bas, sur
l’autre rive, avec tous les risques que cela
comporte. Certains ne font que passer pour venir
chercher de la nourriture et repartir.
C’est le
cas d’un ami de Chang-ho, un garçon du même âge qui
traverse régulièrement le fleuve en courant pour
venir chercher à manger pour sa sœur qui est
gravement
malade. Chang-ho
l’accueille à bras ouverts et le nourrit, dans l’espoir
qu’il aide la petite équipe de foot des enfants du village à
gagner la prochaine compétition contre le village voisin… On
retrouve ici une idée et des images qui renvoient au premier
court métrage de Zhang Lü, « Onze » (《11岁》) :
le foot comme seul passe-temps de ces enfants de milieux
défavorisés et marginalisés, jouant également le rôle de
médiateur et lien social, comme dans bien des films du tiers
monde.
Le petit village
est tranquille, les bruits comme amortis par la couche de
neige ; il y a là les poivrots habituels et les querelles
non moins habituelles entre femmes rivales, une vie paisible
rythmée par les annonces du maire qui retentissent
régulièrement dans les hauts parleurs. Mais les Nord Coréens
arrivant de plus en plus nombreux, les incidents se
multiplient : ils volent le poisson mis à sécher dehors, des
moutons dans la bergerie, et enfin l’un d’eux viole la sœur
de Chang-ho…
Alors la
paix est rompue, le village prend peur, « quelqu’un
qui a faim pourrait vendre ses parents, ce n’est pas
vrai seulement pour les Chinois », dit une femme ;
alors la communauté se replie sur elle-même, plus
question de solidarité avec les affamés de l’autre
côté de la rivière, le maire demande à chacun de
dénoncer les clandestins, on arrête un passeur, mais
le drame se noue lorsque l’un des enfants dénonce
l’ami de Chang-ho…
Les enfants
recueillant le petit fugitif coréen
C’est donc bien une
fable des temps modernes que nous conte ici Zhang Lü : ces
temps modernes qui sont sensés faire de notre monde un grand
village globalisé, et qui voient en réalité chacun se murer
chez soi, se replier sur son pré carré dans un réflexe
viscéral d’autodéfense contre cet Autre menaçant qu’il
s’agit de contenir aux portes, comme les barbares autrefois.
Et c’est une fable
d’autant plus tragique que l’Autre est ici le frère de sang
devenu menace de par la nature d’un régime qui n’est jamais
mentionné directement dans le film ; la menace reste
abstraite, et en est d’autant plus effrayante : on en voit
les effets sur ce clandestin que la seule vue, sur l’écran
de télévision, du « grand leader aimé du peuple » auquel il
vient d’échapper rend brusquement fou, comme s’il était
impossible, justement, d’en réchapper totalement.
Le souvenir comme
trace et espoir de retour
Chang-ho et son ami
Nous sommes
toujours à la frontière, ou plutôt en marge, comme
dans les films précédents de Zhang Lü. Mais, si
ceux-ci s’intéressaient essentiellement au présent,
avec une interrogation quant au futur, « La rivière
Tumen » est bâti autour des traces laissées par le
souvenir, pour permettre de remonter vers le passé,
et de le retrouver, comme le Petit Poucet suivant
ses cailloux blancs.
Le cinéma
est l’art du regret (电影是遗憾的艺术),
dit Zhang Lü, sans regret on ne
tournerait pas de
film. Le regret, ici, est celui du pays perdu, le pays natal
désormais inaccessible. Mais le souvenir, lui, permet de le
garder vivant, et surtout permet de conserver intact
l’espoir d’y revenir un jour, par le même chemin suivi pour
en venir.
Le rôle de gardien
du souvenir est confié, génialement, à une grand-mère qui,
justement, atteinte de la maladie d’Alzheimer, est en train
de perdre la mémoire. Mais, du fond de cette mémoire de plus
en plus floue, subsiste le souvenir d’une petite fille venue
avec sa mère de l’autre rive, en traversant un pont qui
n’existe plus, rive qu’elle tente vainement de retrouver en
errant comme un esprit en peine autour de la rivière.
C’est une
histoire qu’elle répète à qui veut bien l’entendre ;
la sœur de Chang-ho, qui transcende son mutisme par
le dessin, la reprend pour en dessiner le pont, ce
même pont que l’on voit, à la fin du film, dans une
brume légère comme celle du souvenir, parcouru par
une vieille dame qui reprend le chemin de la petite
fille…
Car
Soonhee est mutique ; elle a cessé de parler le jour
où son père est mort en tentant de la sauver de la
noyade lors d’une inondation ; depuis lors, elle
vit,
Repas avec Chang-ho et
Soon-hee
murée en
elle-même, avec le souvenir de son père dont elle refuse de
reconnaître la mort, laissant ainsi la porte ouverte à un
éventuel retour.
Ces deux femmes
sont les plus belles images du film : deux gardiennes
improbables du souvenir, telles deux gardiennes du temple.
Car l’avenir, ici, est dans le souvenir, et non dans
l’enfance, comme c’est souvent le cas, et comme c’est le cas
en particulier, et en partie, dans les précédents films de
Zhang Lü. Ici, pris dans les compromissions et
contradictions du monde adulte, l’enfant ne peut échapper à
la cruauté de la réalité ambiante ; il n’a pas, lui, le
souvenir pour lui servir de soutien et de guide.
Les dernières
images de la vieille femme traversant le pont disparu,
appuyée sur son bâton, mettent longtemps à se dissiper et
laissent le cœur serré. Reste le sentiment d’un souvenir
personnel salvateur, l’espoir que la trace qu’il a laissée
pourra permettre un jour de revenir à ses racines ; elle
permet en attendant de vivre ce retour en pensée.
Un style très
personnel
L’appel téléphonique
de la mère
Zhang Lü
s’affirme ainsi, au tournant de ces dix ans de
filmographie, comme l’un des cinéastes chinois les
plus originaux de sa génération, dont la pensée et
le style ont évolué peu à peu tout en restant
fidèles aux intuitions initiales, pour créer un
univers des plus cohérents.
Zhang Lü
filme comme il sent, comme il respire, comme il
appréhende le monde autour de lui. Et la première
chose qui le frappe, avant même l’image, c’est le
son. Ses films sont donc bâtis, au tournage, à
partir de là ; il
ne commence que lorsque le preneur de sons est prêt. Ce sont
donc des sons naturels, ceux de la rue, de la maison, du
monde ambiant, pas de musique surimposée, et quand les
personnages entonnent ou fredonnent un chant, c’est un chant
naturel qui vient du fond de l’âme et prend un sens dans le
contexte : expression du souvenir, autre trace permettant de
passer un instant « sur l’autre rive ».
La mise en
scène est épurée, comme le jeu des acteurs. Dans
« La rivière Tumen », ils sont non professionnels
pour la plupart, ce sont des habitants du village où
le film a été tourné ; cela donne une profonde
vérité à leur jeu : ils interprètent leur réalité,
réalité qui, en retour, a influé sur le scénario.
Si Zhang
Lü, en effet, part d’un scénario, il s’en évade
facilement si les circonstances du tournage lui
donnent d’autres idées. C’est ce qui s’est passé
pour
L’équipe de foot des
enfants
« La rivière
Tumen ». Il n’avait pas imaginé les scènes de dessins qui
sont ensuite devenues centrales dans le film, agissant comme
des sortes d’intertitres scandant le récit. En fait, la
jeune fille qui interprète Soonhee était étudiante aux Beaux
Arts, et ne cessait de dessiner pendant le tournage ; l’idée
est venue tout naturellement de là.
C’est cette
profonde symbiose avec ses personnages et son sujet qui
caractérise peut-être le mieux l’art de Zhang Lü et lui
assure une grande cohérence.
Note
(1) Le prénom de la
sœur, Soonhee, est celle des personnages féminins de « Grain
in Ear » et de « Desert Dream », celui du frère est aussi
celui de l’enfant dans ces mêmes films. Cela renforce
l’unité apparente de ces trois films, et l’impression de
trilogie thématique. Interrogé sur ce point, Zhang Lü écarte
l’idée d’un revers de main : il ne s’agit pas, dit-il, d’une
quelconque volonté consciente : le prénom de l’enfant,
Chang-ho, est un prénom courant en Corée, comme Jacques ou
Jean, et il a repris le prénom féminin Soonhee parce que,
dit-il, les noms sont pour lui quelque choses d’élusif, dont
il a du mal à se souvenir, et que c’était une manière comme
une autre de ne pas avoir à chercher. Volontaire ou non, le
procédé renforce le sentiment de personnages-types.
Bande annonce :
A noter :
« La Rivière
Tumen » est sorti en DVD chez Spectrum Films, avec en bonus
une interview du monteur François
Quiqueré.