Réalisateur et producteur, Zhang Shichuan est
généralement considéré comme le père du cinéma
chinois et représente donc l’un des « piliers » de
la première génération de réalisateurs chinois (中国第一代电影导演的中坚) :
inséparable de Zheng Zhengqiu
(郑正秋), c’est avec lui qu’en 1913 il a réalisé
le premier film de fiction chinois, « Un couple
difficile » (《难夫难妻》),
et en 1922 a créé la compagnie cinématographique
Mingxing (明星影片公司),
vite devenue la plus importante de Shanghai.
Ils n’ont cessé d’accumuler les premières :
premier succès d’un film chinois en Chine
(« L’orphelin sauve son grand-père »
《孤儿救祖记》en
1923), premier film de wuxia et même série en
dix-huit épisodes (« L’incendie du monastère du
Lotus rouge »
《火烧红莲寺》
en 1928-30), premier film parlant chinois (« La
Chanteuse Pivoine rouge »
《歌女红牡丹》en
1931).
Zhang Shichuan
Un pionnier
Zhang Shichuan (张石川)
est né en 1889, ou 1890 selon les sources, à Ningbo dans le
Zhejiang (浙江宁波).
Fils d’un marchand de vers à soie qui meurt quand il a seize
ans, il doit alors abandonner ses études pour aller vivre à
Shanghai chez son oncle maternel Jing Runsan (经润三),
lui aussi un riche marchand qui le prend sous son aile pour
lui apprendre le métier. Il entre comme petit employé dans
la compagnie Huayang (华洋房产公司)
gérée par son oncle ; travaillant de jour, il étudie
l’anglais la nuit.
En 1913, à tout juste 23 ans, il est recruté comme
consultant par deux Américains établis à Shanghai qui
viennent d’acheter la Compagnie cinématographique d’Asie (亚细亚影戏公司),
première structure de production chinoise à capitaux
étrangers créée à Shanghai en 1909 par l’homme d’affaires
américain B. Brodsky. Nommé responsable de production mais
n’ayant aucune expérience en matière cinématographique,
Zhang Shichuan fait appel à
Zheng Zhengqiu,
dramaturge alors très populaire. Tous deux fondent alors la
compagnie Xinmin (新民公司)
pour produire des films pour la Compagnie d’Asie.
Un couple difficile
Zhang Shichuan se lance lui-même dans la mise en
scène avec
Zheng Zhengqiu.
Ils coréalisent, et coproduisent, des courts
métrages, dont le premier film de fiction chinois,
de 40 minutes : « Un couple difficile » (《难夫难妻》),
sorti en septembre 1913.
Cependant, à partir d’août 1914, leur
approvisionnement en pellicules (allemandes) est
interrompu par le blocus naval de l’Allemagne par la
Royal Navy. La Xinmin comme la Compagnie d’Asie
doivent mettre la clé sous la porte. Sur ces
entrefaites, son
oncle meurt et sa tante lui demande de s’occuper du parc de
loisirs qu’il avait créé.
En 1916, cependant, les pellicules américaines étant
disponibles à Shanghai, Zhang Shichuan et Zheng Zhengqiu
fondent la compagnie Huanxian (幻仙影片公司)
avec quelques partenaires. Zhang Shichuan coréalise alors
avec Guan Haifeng (管海峰)
un film de 40 minutes, « Les victimes de l’opium » (《黑籍冤魂》),
sur un scénario de Xu Fumin (许复民)
adapté de la pièce de théâtre éponyme.
Mais la Huanxian doit à son tour très vite fermer ses
portes, et Zhang Shichuan revient à la gestion du parc de
loisirs familial, jusqu’à ce que celui-ci ferme à son tour,
en 1920.
La Mingxing, années 1920-1930
Entre comédies populaires et mélodrames
En 1922, avec son ami Zheng Zhengqiu et trois autres
partenaires, surnommés « les cinq tigres généraux »
(“五虎将”),
Zhang Shichuan fonde une nouvelle société : la
compagnie Mingxing (明星影片公司),
ou Star Motion Company, qui va rapidement s’imposer
à Shanghai. Il est vrai qu’autant leur personnalité
que leurs origines familiales séparent Zhang
Shichuan et Zheng Zhengqiu : l’un marchand venant
d’une famille de marchands a le sens des affaires et
du succès populaire, l’autre lettré venant d’une
famille de lettrés peaufine ses scénarios en
dramaturge en s’attachant à leur donner un semblant
de valeur morale. Ils s’entendent pourtant très
bien, et les succès de la Mingxing tiennent autant
de l’un que de l’autre.
Leur premier film, sorti le 18 janvier 1922, est une
histoire d’amour entre un ancien menuisier devenu
marchand
Zhang Shichuan en 1923
ambulant et la fille d’un médecin traditionnel : « L’amour
d’un travailleur » ou « Romance d’un marchand ambulant » (《劳工之爱情》).
C’est un film de 22 minutes plein de gags désopilants
inspirés de Harold Lloyd : le docteur ne consentant à donner
sa fille au petit marchand que si celui-ci l’aide à
améliorer les affaires de sa clinique, l’ex-menuisier crée
des chausse-trapes aux clients d’un club de jeux qui doivent
monter un escalier abrupt pour y accéder ; ils se retrouvent
à la clinique pour se faire soigner et le médecin est ravie
de donner sa fille à un artisan aussi astucieux.
C’est le plus ancien film chinois dont il nous reste une
copie entière.
Romance d’un marchand ambulant (22’)
L’orphelin sauve son
grand-père
Les films suivants reflètent alternativement
l’influence du réalisateur ou de son scénariste. « Le
Roi de la comédie en visite à Shanghai » est un film
de pur divertissement populaire, sorti en 1922. Puis
Zhang Shichuan réalise un film policier qui est le
premier du genre en Chine : « Zhang Xinsheng » (《张欣生》).
Mais le film est jugé tellement effrayant qu’il est
interdit. Zhang Shichuan se range à l’avis de Zheng
Zhengqiu.
Les années suivantes, il réalise et produit des
films destinés au grand public, mais sur des
mélodrames très théâtraux de Zheng Zhengqiu
du type
wenmingxi
(文明戏),
C’est le cas de « L’orphelin sauve son grand-père » (《孤儿救祖记》),
sorti en 1928.
Premier wuxiapian
Mais, en 1928, pour renflouer ses caisses, Zhang
Shichuan se lance dans un genre tout nouveau : le
wuxiapian, ou film d’arts martiaux. Le film
alors réalisé, « L’incendie du monastère du Lotus
rouge » (《火烧红莲寺》),
est resté dans les annales comme l’un des plus
grands succès au box-office à l’époque. Il déclenche
un tel engouement auprès du public que Zhang
Shichuan va en réaliser dix-sept épisodes
supplémentaires en trois ans, la distribution étant
assurée par les six compagnies les plus importantes
de l’époque à Shanghai, en collaboration avec la
Mingxing. En outre, pour profiter de la manne,
d’autres compagnies se hâtent
L’incendie du
monastère du Lotus rouge
de réaliser elles aussi des wuxiapian, mais avec des
succès plus divers.
L’incendie du
monastère du Lotus rouge,
un exemple d’effets
spéciaux
Il ne nous reste malheureusement rien de ces films
de la Mingxing, seulement des scénarios et des
photos, mais au vu de ces photos, il semblerait que
la qualité des films et en particulier le niveau des
« effets spéciaux » étaient encore assez
rudimentaires.
Cependant, le véritable vent de folie que font
souffler ces films dans les salles incite le
gouvernement nationaliste à réagir : ils sont
interdits en 1930. En fait, la loi de censure
promulguée en novembre va plus loin : pour
« protéger l’industrie nationale », tous les films,
chinois ou étrangers, doivent avoir une autorisation
préalable. Les wuxiapian disparaissent.
Premier film sonore
Zhang Shichuan innove encore en changeant de registre. En
collaboration avec Pathé, il réalise le premier film sonore
de l’histoire du cinéma chinois, qui sort en décembre 1930 :
« La Chanteuse Pivoine rouge » (《歌女红牡丹》), sur un
scénario du dramaturge Hong Shen (洪深),
avec Hu Die (胡蝶)
dans le rôle de la chanteuse. Le son est cependant encore
enregistré sur disque.
Virage à gauche
L’affiche du film « La
chanteuse Pivoine rouge »
Le film « Le marché de
la tendresse »
dans la revue L’année du cinéma chinois “中国电影年”
Au début des années 1930, néanmoins, dans une Chine où
l’invasion japonaise de la Mandchourie et l’attaque de
Shanghai provoquent une atmosphère de crise nationale, Zhang
Shichuan adopte la même attitude que la plupart des
intellectuels et artistes chinois à l’époque : il opère un
virage à gauche. Il embauche lui aussi des écrivains de
gauche pour lui écrire des scénarios, et collabore en
particulier avec Xia Yan (夏衍).
C’est sur l’un de ses scénarios qu’il réalise « Le marché de
la tendresse » (《脂粉市场》)
en 1933, également avec Hu Die, ou encore « Le cadeau du
Nouvel An » (《压岁钱》)
en 1937.
Fin de la Mingxing
Mais, en août 1937 commence la bataille de Shanghai qui
s’achève par l’occupation de la ville par l’armée japonaise,
à l’exception des concessions étrangères. Les studios de la
Mingxing sont détruits par les bombardements japonais. Zhang
Shichuan parvient juste à sauver un peu de matériel et
rejoint une autre compagnie, la Guohua (国华影片公司).
De la Guohua à la Zhonglian
Il continue à tourner : en 1939 il réalise « Li
Sanniang » (《李三娘》),
un film traditionnel, « en costumes », avec
Zhou Xuan (周璇) ;
puis, en 1940, il coréalise avec Zheng Zhengqiu,
« Trois sourires » (《三笑》),
un mélodrame également avec
Zhou Xuan
qui joue encore dans « Nuit profonde » (《夜深沉》)
en 1941. C’est la voix de Zhou Xuan qui survit
de ces films.
L’affiche de « Li
Sanniang »
La chanson du film « Nuit profonde » par Zhou
Xuan (Ye shenchen… La nuit est profonde…)
En 1941, les Japonais occupent la concession internationale
de Shanghai et fusionnent les studios de cinéma existants
pour créer la compagnie Zhonglian ou China United
Film Company (中华联合制片股份公司),.
Zhang Shichuan passe de la Guohua à la Zhonglian devenue en
mai 1943, après fusion supplémentaire avec la Shanghai
Theatre Company, la compagnie Huaying (华影公司).
Il tourne ainsi plusieurs films de 1942 à 1945, dont, en
1942, « Le retour des hirondelles » (《燕归来》),
d’après un roman de Zhang
Henshui (张恨水).
Mais ces films de la Zhonglian / Huaying ont été remisés
après 1945 et la défaite japonaise.
Après la guerre
En 1946, le Guomingdang revient en force à Shanghai et, dans
un climat politique de guerre civile larvée, reprend le
contrôle des studios créés par les Japonais. Les cinéastes
qui avaient travaillé pour la Zhonglian sont accusés de
collaboration avec l’ennemi. Beaucoup partent tourner à Hong
Kong.
Publicité pour “An
All-Consuming Love”
Zhang Shichuan était parti à Hong Kong tourner des
films pour le studio Dazhonghua (大中华影业公司).
C’est à la Dazhonghua qu’il commence à tourner l’un
des grands films de cette fin des années 1940 : « An
All-Consuming Love » (《长相思》),
toujours avec Zhou Xuan. C’est alors qu’il apprend
qu’il est accusé d’être un traître pour avoir
travaillé avec les Japonais. Cela le rend malade, il
rentre à Shanghai en laissant le film inachevé ; il
sera terminé par un autre réalisateur, He Zhaozhang
(何兆璋),
qui en est crédité tandis que le nom de Zhang
Shichuan a été omis
[1].
Du film, sorti en janvier 1947, il reste
les chansons inoubliables interprétées par
Zhou Xuan, dont
« Shanghai la nuit » (Ye Shanghai《夜上海》)
et surtout Huayang de nianhua (《花样的年华》)
[2],
sur une musique de Chen Kexin (陈歌辛).
Ye Shanghai
(Shanghai la nuit)
Huayang de nianhua
(extrait du film « An All-Consuming Love »)
Mais c’est un triste règlement de compte pour celui qui est
justement célébré comme « le père du cinéma chinois », ou au
moins l’un de ses pères, avec plus de cent cinquante films à
son actif et une pléiade de grands cinéastes formés à la
Mingxing, aux côtés des plus grand écrivains. Revenu à
Shanghai, Zhang Shichuan réalise quelques films à la
compagnie Datong (大同影业公司),
mais il ne s’en remettra pas.
Il est mort à Shanghai en 1954, à l’âge de 64 ans.
Note complémentaire
Il est toute une série de films dont on ne parle
pratiquement jamais : les films policiers qu’il a réalisés
entre 1931 et 1942, d’après des scénarios de Cheng Xiaoqing
(程小青)
[3],
d’abord à la Mingxing, puis, après 1937, à la Guohua. Il en
a réalisé huit (deux en 1932, deux en 1940, trois en 1941 et
un en 1942)[4].
Or, ces films sont dans une veine populaire analogue à celle
des films d’arts martiaux : en fait, après l’interdiction
des wuxiapian par la censure du Guomingdang, ce sont
ces films policiers qui les ont remplacés.
[2]
Il s’agit du titre chinois du film de
Wong Kar-wai « In the Mood for Love » : c’est
l’inspiration initiale, et c’est la chanson que
Maggie Cheung écoute à la radio dans le film. Elle
est marqueur spatial et temporel. Voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Wong_kar_wai_Mood_for_Love.htm
[3]
Sur Cheng Xiaoqing, le maître du
roman policier chinois de la première moitié du 20e
siècle, voir