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Repères
historiques
Le cinéma
chinois des années de guerre et de l’après-guerre
(1931-1949)
I. Du wenmingxi au wenyipian : les avatars du
mélodrame dans le cinéma chinois
par Brigitte Duzan, 21 janvier 2016
Les débuts du cinéma en Chine sont étroitement liés aux
représentations de théâtre d’ombre qui étaient données dans
les salons de thé de Pékin et de Shanghai au tournant du 20ème
siècle.
1.
Cinéma et wenmingxi
Bien avant l’introduction du cinéma occidental en Chine, la
maison de thé était le lieu privilégié des représentations
de théâtre traditionnel, et en particulier de théâtre de
marionnettes dont on fait remonter l’histoire à l’empereur
Wu des Han (Han Wudi
汉武帝) :
on dit qu’il faisait représenter des pièces de théâtre
d’ombre pour revoir son épouse défunte.
Le cinéma entre théâtre d’ombres et théâtre moderne
Les représentations différaient en style et en thèmes selon
les troupes et les lieux géographiques, mais utilisaient un
répertoire commun fait de contes et légendes, et
d’adaptations d’opéras régionaux. Ce genre de représentation
se donnait encore à Shanghai au milieu des années 1930,
parallèlement au développement du cinéma.
Jusqu’au début des années 1930, le cinéma s’est ainsi
d’abord appelé "pièce d’ombres" (yǐngxì
影戏)
avant que le terme actuel d’"ombres électriques" (diànyǐng
电影)
ne se généralise, affichant ainsi lexicalement ses liens
avec les formes traditionnelles de représentations
théâtrales, mais aussi les formes modernes, dites
"civilisées" ou wenmingxi (文明戏).
Il s’agit d’un néologisme importé du Japon où le terme
Bunmei-kaika (文明開化),
soit « ouverture à la civilisation » ou « civilisation et
ouverture », a été utilisé comme slogan par le ministère de
l’Education au début de l’ère Meiji ; le terme
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Ouyang Yuqian dans
l’un de
ses rôles célèbres,
Pan Jinlian |
bunmei
a ensuite été utilisé au sens de "modernisme".
De la même manière, le wenmingxi est le théâtre
moderne, tel que promu par les étudiants chinois au Japon,
pionniers du théâtre parlé huaju comme
Ouyang
Yuqian (欧阳予倩).
Formé à l’opéra de Pékin, dont il fut un célèbre interprète
et librettiste, Ouyang Yuqian est l’une des figures de proue
du théâtre parlé huaju (话剧)
à Shanghai dans les années 1910. Selon un parcours assez
caractéristique, il est ensuite devenu scénariste et
réalisateur dans les années 1920, contribuant à la
transition du théâtre au cinéma avec d’autres grands
dramaturges comme
Hong
Shen (洪深)
ou Huang Zuolin (黄作霖).
Divertissement lié au théâtre
Tan Xinpei dans «
Dingjun shan », 1905 |
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C’est au cours de leurs études au Japon que les étudiants
chinois comme lui ont découvert l’adaptation faite par les
Japonais du drame à l’occidentale, qui a influencé les
premiers pas du théâtre parlé chinois. Cependant, les
promoteurs du théâtre huaju se sont vite distanciés
d’une forme théâtrale qui restait liée au théâtre
traditionnel et était orientée essentiellement vers le
divertissement populaire, pour développer une forme d’un art
plus raffiné, et aussi plus intellectuel. Le cinéma, en
revanche, a conservé les caractéristiques populaires du
wenmingxi des origines.
D’après le professeur Zhong Dafeng (钟大丰),
théoricien de l’histoire du cinéma et professeur à
l’Institut du cinéma de Pékin
,
les termes eux-mêmes sont significatifs : dans yǐngxì 影戏,
l’accent est mis sur xì 戏, comme
principe fondamental, yǐng 影,
les ombres, n’étant considérées que comme moyen pour obtenir
la fin – ce xìau sens de représentation théâtrale qui
va influencer le style des débuts du cinéma.
Non seulement le premier film était une représentation
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d’opéra – celle d’un épisode de « La Montagne Dingjun » (《定军山》)
interprété par Tan Xinpei (谭鑫培)
– mais le style des premiers films est celui du théâtre ; la
caméra est frontale, enregistrant un tableau comme une pièce
jouée sur une scène, en plan moyens ou plans d’ensemble,
sans effets de perspective.
Les pionniers du cinéma à Shanghai, considérés comme les
pères fondateurs du cinéma chinois,
Zhang Shichuan (张石川)
et Zheng Zhengqiu (郑正秋),
étaient étroitement liés au monde du divertissement pour
l’un, du théâtre pour l’autre. Leur premier film, « The
Difficult Couple » (Nànfū
Nànqī 《难夫难妻》),
en 1913, est une comédie satirique sur les mariages
arrangés, filmée avec une caméra statique et interprétée par
des acteurs de théâtre amis de Zheng Zhengqiu.
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Mise en scène de
Nanfunanqi |
La caméra utilisée
pour le tournage de Nanfunanqi |
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Le film est antérieur à la publication d’une pièce de
théâtre sur le même sujet écrite par Hu Shi (胡适),
« A Lifetime Affair » (《终身大事》),
publiée dans le magazine New Youth (新青年)
en 1919. Le cinéma s’affirmait ainsi, parallèlement à la
littérature et au théâtre, comme un moyen de diffuser les
idées progressistes de la Nouvelle Culture tout en
divertissant le public.
Les premiers films commerciaux ensuite réalisés à Shanghai
sont des adaptations de pièces wenmingxi qui avaient
eu un succès phénoménal au théâtre :
« Victims of
Opium »
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(《黑籍冤魂》)
en 1916 et
Yan Ruisheng (《阎瑞生》)
en 1921.
2.
Du sensationnel au mélodrame
Dans ces deux cas, c’est le sensationnel qui prime, en écho
à l’actualité, mais le deuxième film montre que le cinéma a
l’avantage de permettre un réalisme qui va au-delà des
conventions du théâtre.
Adaptation théâtrale
« Victims
of Opium » est encore une
initiative de
Zhang Shichuan,
qui a coréalisé le film
avec l’écrivain Guan Haifeng (管海峰),
sur un scénario qu’ils ont adapté d’une pièce de théâtre
elle-même adaptée d’une nouvelle publiée en 1907.
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Victims of Opium, 1916 |
L’histoire est celle, assez sordide, d’un père qui rend son
fils opiomane en pensant qu’il restera ainsi s’occuper de
l’affaire familiale plutôt que de partir en ville dissiper
sa fortune. Les conséquences sont tragiques, non seulement
pour le fils, mais pour toute la famille.
Avec sa critique à la fois de l’impérialisme britannique et
des pratiques patriarcales de la société traditionnelle, la
pièce a eu un immense succès au théâtre. Les photos qui
restent du film suggèrent cependant que les deux
coréalisateurs ont juste filmé la représentation théâtrale.
Sensationnel avec une dose de réalisme
Cinq ans plus tard,
Yan Ruisheng
est un pas important dans la maîtrise des techniques du
cinéma, enmettant
en scène un crime sordide qui avait fait scandale en juin
1920 et inspiré une pièce de théâtre dont le succès avait à
son tour entraîné une vague d’imitations dans les salons de
thé et tous les lieux de divertissement de Shanghai.
Une société ad hoc fut créée pour produire le film, une
véritable ex-prostituée joua le rôle de celle qui avait été
assassinée, devenant la première femme à jouer au cinéma en
Chine. La publicité soulignait le réalisme du film, tourné
in situ, dans les lieux mêmes où s’était passée l’histoire
réelle.
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Publicité pour Yan
Ruisheng |
Une scène de Yan
Ruisheng, 1921 |
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C’est en recréant l’expérience vécue par toute la ville,
avec une authenticité qui commence d’abord par l’impact
visuel, que le film a marqué une nouvelle approche du
cinéma. C’est, en outre, déjà une narration qui tient du
mélodrame, et non plus de la critique sociale ou du comique
satirique des débuts.
Yan Ruisheng
est en ce sens un film précurseur. |
Engouement pour le cinéma narratif populaire
Le début des années 1920 est une période de formidable
engouement pour le cinéma en Chine. Les difficultés
économiques poussent les investisseurs vers un art en pleine
expansion qui promet de bons retours financiers. En même
temps, c’est une période d’expansion des journaux et de la
littérature populaire, ce qui a une influence sur le
développement du cinéma lui-même.
Ce qui est en vogue, dans le domaine littéraire, ce sont les
genres populaires prisés du nouveau public urbain, et en
particulier les romans dits « canards mandarins et papillons
» (鸳鸯蝴蝶派)
avec leurs histoires d’amour entre lettrés transis et jeunes
beautés prêtes à tout sacrifier pour leur amour, histoires
publiées sous forme sérialisée dans les suppléments des
grands journaux et les magazines littéraires.
A partir du début des années 1920, le genre se diversifie en
intégrant des éléments de récits d’investigations
policières, d’histoires de fantômes ou de wuxia et
autres genres populaires. Les auteurs, commencent alors à
écrire des scénarios pour le cinéma, et cette littérature
populaire devient une source inépuisable d’histoires
sentimentales qui changent la nature du cinéma : il passe de
ce que Tom Gunning a appelé un « cinéma d’attractions », un
cinéma qui montre pour divertir, à un cinéma narratif
destiné à un vaste public urbain lui-même en voie de
diversification.
C’est Zheng Zhengqiu
qui est l’un des principaux moteurs de cette
évolution vers la narration, qui est aussi une évolution
vers une fiction sentimentale qui conserve le goût pour le
mélodramatique sensationnel et choquant. C’est ce réalisme
mélodramatique qui est le principal mode de représentation
cinématographique à Shanghai dans les années 1920 et 1930,
et il est développé surtout par
Zheng Zhengqiu
à la compagnie
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Zheng Zhengqiu sur une
couverture
du journal de la
Mingxing |
Mingxing (明星),
créée en mars 1922 : c’est lui qui tenait la plume tandis
que
Zhang Shichuan
était plutôt derrière la caméra.
Naissance du mélodrame chinois
1924
est une année décisive dans l’histoire du mélodrame en
Chine, pour trois raisons différentes mais concurrentes.
1. On peut dater de cette année-là l’entrée de la
littérature de « canards mandarins et papillons » dans les
studios : c’est l’année de l’adaptation par
Zheng Zhengqiu
du roman « L’âme de Yuli » (Yuli hun《玉梨魂》)
de Xu Zhenya (徐枕亚),
publié en 1912. C’est le grand succès de la Mingxing, après
« Un orphelin sauve son grand-père » (《孤儿救祖记》),
à la suite des deux premières productions qui étaient des
comédies sur le modèle américain.
« L’âme de Yuli » est un récit caractéristique de la
littérature
« canards mandarins et papillons » : une intrigue
sentimentale, écrite en prose parallèle, dans un style orné.
Le roman raconte l’histoire d’une
jeune veuve, Li Niang (梨娘),
à laquelle la tradition interdit de se remarier. Un jeune
instituteur, He Mengxia (何梦霞),
est impressionné par l’intelligence de son fils, et offre de
lui donner des cours supplémentaires. La mère et le jeune
homme tombent
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L’âme de Yuli, le
roman, édition originale |
amoureux, mais elle sait que c’est sans espoir. Elle arrange
donc le mariage de He Mengxia avec la sœur de son défunt
mari. Mais il n’arrive pas à oublier Li Niang ; alors il
s’engage dans l’armée. Restée seule, elle meurt de
désespoir, de même que sa belle-sœur.
L’âme de Yuli, le film |
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Zheng Zhengqiu
a modifié la fin, ce qui constitue aussi un élément
caractéristique du mélodrame type qui ne peut pas se
terminer mal : dans le film, au moment de mourir, la veuve
écrit une lettre à sa belle-sœur pour tout lui expliquer.
Après sa mort, la belle-sœur prend l’enfant avec elle et
part à la recherche de Mengxia, qu’elle finit par
retrouver.
Mais « L’âme de Yuli », comme « La Dame aux camélias », a
aussi son côté « histoire vraie ». On dit que la seconde
épouse de l’auteur est tombée amoureuse de lui en lisant le
roman, et
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cette histoire a fait couler beaucoup d’encre, même
cinquante ans plus tard encore…
2. Cette même année 1924, par ailleurs, un autre écrivain
représentatif de la littérature des
« canards mandarins et papillons », Bao Tianxiao (包天笑),
entre à la Mingxing comme scénariste. Il y a écrit une
dizaine de scénarios, adaptés de ses propres œuvres.
3. Enfin, en 1924 encore, le film de D.W. Griffith
« Way Down East » est sorti en Chine, sous le titre
« Mariage factice » (Làihūn
赖婚).
C’est un drame romantiquede 1920, adapté, lui aussi, d’une
pièce de théâtre, où Lillian Gish interprète le rôle d’une
misérable jeune fille de la campagne abusée par un gandin
qui l’abandonne quand elle est enceinte… Le film eut
tellement de succès qu’il entraîna la sortie d’autres films
du réalisateur, dans la même veine romantique et
sentimentale, ce qui incita au développement du même genre
de films en Chine.
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Bao Tianxiao |
La vogue des films romantiques et sentimentaux va se
poursuivre jusqu’à ce que la frénésie des films de wuxia vienne
la supplanter, à la fin des années 1920. Le mélodrame prend
un ton nouveau quand il reprend au début des années 1930 :
c’est le « mélodrame de gauche », ou mélodrame progressiste.
Le mélodrame de gauche
Les deux exemples-types de mélodrame de ce genre sont « The
Goddess » ou « La Divine » (神女)
de Wu Yonggang (吴永刚),
en 1934, et « Crossroads » ou « Au carrefour » (十字街头)
de Shen Xiling (沈西苓),
en 1937.
(à développer)
3.
Du mélodrame au wenyipian
Le wenyipian comme genre distinctif s’est développé
essentiellement à Shanghai de 1946 à 1949, et il est
représenté avant tout par les films de la Wenhua. Après
1949, il a été transplanté à Hong Kong, puis à Taiwan.
Définition
L’élément fondamental du genre est une intrigue basée sur un
amour romantique et pur entre deux personnages, dans un
contexte moderne ou contemporain.
L’élément central est le qing
情,
en tant que sentiment ou émotion dans sa forme la plus pure,
mais sans exclure un certain réalisme dans la peinture des
sentiments et de la vie des personnages. L’important est que
l’expression de l’émotion, voire de la passion, reste dans
des limites décentes, dictées par la tradition et la norme
sociale, selon la formule de Confucius :
fāhūqíng, zhǐhūlǐ
发乎情,止乎礼,
quand on ressent une émotion, il faut la garder dans les
limites des convenances. Il n’est pas question de céder au
désir.
Toute intrigue de wenyipian est fondée sur les
déchirements intérieurs de personnages en proie à des
passions auxquelles ils ne peuvent ni ne veulent céder. Les
héros et héroïnes ne sont pas des rebelles, ils ne récusent
pas, ne dénoncent pas l’ordre social, ils en souffrent mais
le respectent, comme un devoir mutuel, et cette souffrance
acceptée leur donne noblesse et grandeur d’âme. C’est ce qui
donne aux meilleurs des wenyipian leur qualité de
tragédies classiques.
Evolution
Hong Kong a connu une vague de wenyipian dans les
années 1950 et 1960, dans le prolongement des films de la
fin des années 1940 à Shanghai.
« The
Winter » (《冬暖》)
de
Li Han-hsiang (李翰祥),
réalisé à Taiwan à la fin des années 1960, en est l’apogée.
Puis le genre a connu une résurgence à Hong Kong à la fin
des années 1990, mêlé à une nostalgie du passé suscitée par
les incertitudes liées à la rétrocession du territoire à la
Chine en 1997. On a parlé de « wenyipian postmoderne »,
dont
« In
the Mood for Love » (《花样年华》)
de
Wong Kar-wai (王家卫)
est le plus bel exemple:
Wong Kar-wai y cite en filigrane la
référence à
Zhou Xuan
et a bâti une intrigue qui a beaucoup de points
communs avec « Printemps dans une petite ville ».
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In the Mood for Love |
Fondé sur la retenue dans l’expression des sentiments, le
wenyipian demande la même retenue dans la mise en scène
et l’interprétation, et une grande finesse dans l’esthétique
générale des films. Cela leur donne une qualité littéraire
qui les rattache aux origines du wenmingxi, né du
théâtre.
Les femmes aux pieds non bandés, par exemple, ayant
des pieds dits « civilisés » (文明脚).
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