« A Young
Patriot » ou le patriotisme à l’épreuve du réel :
un documentaire
très réussi de Du Haibin sur un sujet peu commun
par Brigitte Duzan, 13 avril 2015, actualisé 22 mars 2017
Présenté en première mondiale au 39ème
Hong Kong International Film Festival début avril
2015, le documentaire de
Du Haibin (杜海滨),
« A Young Patriot » (《少年*小趙》),
y a obtenu le prix du Jury.
Il a demandé plus de quatre ans de préparation, et
il a été d’autant plus ardu à réaliser et terminer
que le sujet s’est révélé difficile à cerner, et en
constante évolution jusqu’à la toute fin du montage.
Genèse
Les post-90
C’est en 2009 que Du Haibin a eu l’idée de ce
documentaire, peu après la remise du prix Orizzonti
à
« 1428 »
à la Biennale de Venise. Il se trouvait dans la
vieille ville de Pingyao, dans le Shanxi, lors des
célébrations du 60ème anniversaire de la
fondation de la République populaire ; il y avait
des groupes de jeunes qui
A Young Patriot
défilaient dans les rues, drapeau au vent et
casquette Mao sur la tête, en hurlant des slogans : « Vive
la Chine ! », « Vive le Parti ! » (“中国万岁”、“共产党万岁”).
Il en a fait une séquence ‘d’archive’ de son documentaire.
De là est née une première réflexion sur le patriotisme
bruyamment affiché par cette génération : celle des jeunes
nés après 1990, ceux que l’on appelle les « post-90 » (‘90后’),
comme on a appelé « post-80 » ceux nés au début de la
période d’ouverture et de développement. Deux générations
qui n’ont pas connu la période maoïste, et encore moins la
Révolution culturelle ; mais les post-80 ont encore vécu une
période relativement difficile où l’économie a d’abord dû
être assainie avant de pouvoir amorce sa croissance
fulgurante des années 1990.
Du Haibin recevant son
prix au festival de Hong Kong
(2ème à partir de la
dr.)
Les « post-90 » sont donc privilégiés, c’est la
génération du boom, et de l’enfant unique, élevés
dans la religion du « progrès » et de la réussite,
qui passe d’abord par l’université. Ils n’ont pas eu
à se battre, et on les considère avec une certaine
condescendance, prompts aux idées toutes faites ; on
les a surnommés « la génération des handicapés
mentaux »(“脑残的一代”).
Ils sont d’autant plus prônes au patriotisme et à la
fierté nationale qu’ils sont élevés dans la
vénération du Parti et
de la patrie dès leur plus jeune âge à
l’école. Ils n’ont aucuns doutes sur la supériorité
intrinsèque du modèle national chinois, ce qui les entraîne
dans un culte de Mao, le grand leader auxquels ils le
doivent. Leur prosélytisme national s’est exacerbé à partir
des Jeux olympiques de Pékin, en 2008.
Zhao Changtong
Or Du Haibin est un « post-70 », il appartient à la
génération née dans la seconde décennie de la Révolution
culturelle, ce sont vingt ans de décalage qui font un monde
de différence. Sa réflexions’est muée en interrogations, sur
ces jeunes, sur leur patriotisme, et le patriotisme en
général. Il a commencé à faire des recherches, pour un
documentaire qu’il a appelé au départ « Le patriotisme 90 »
(《爱国,90》).
Il lui fallait encore trouver un jeune pour
incarner, en quelque sorte, sa génération, en être
l’image et le porte-parole. Il l’a trouvé l’année
suivante, quand il est revenu à Pingyao. L’actualité
l’a aidé. C’était en septembre 2010, au moment de
l’incident des îles Diaoyu (钓鱼岛),
îlots revendiquées à la fois par la Chine et le
Japon (et Taiwan) : un bateau de pêche avait été
arraisonné par un garde-côte japonais près de ces
îles, et, accusé de pêcher dans les eaux
territoriales
Jeune patriote
enthousiaste
japonaises, l’équipage avait été arrêté
manu militari. L’incident avait provoqué un sursaut
nationaliste anti-japonais dans toute la Chine.
A Pingyao, un jeune en tenue militaire de camouflage et
casquette Mao, défilait dans les rues en brandissant un
immense drapeau rouge et en vociférant des slogans : libérez
nos pêcheurs, les îles Diaoyu sont chinoises, etc… Les gens
le regardaient passer en riant, les touristes se faisaient
photographier avec lui, il était devenu une curiosité, une
gloire locale que tout le monde considérait sans y accorder
beaucoup d’importance.
Mais il était le type même de ces jeunes qui, n’ayant jamais
vécu de guerre, affichaient une attitude de héros en temps
de paix, proche de la gestuelle théâtrale des grand films de
la période maoïste. Pour Du Haibin, il fut l’élément
déterminant, celui sur lequel il décida de s’appuyer pour en
faire le fil narratif central de son documentaire.
Défilant dans les rues
Il s’appelait Zhao Changtong (赵昶通).
Il était né le 26 décembre 1990, le même jour que
Mao, et il y voyait un signe du destin. Sa famille
était pauvre, et, dans la vieille maison familiale,
il avait fait de sa chambre un petit musée à la
gloire de son idole. Du Haibin l’a suivi pendant
trois ans ; son documentaire est donc en même temps
l’histoire d’un adolescent passant à l’âge adulte,
avec les désillusion que cela comporte toujours, et
celle d’un enthousiaste un peu naïf, aux
idées un tantinet bornées, perdant son
innocence et ses convictions au contact de la réalité, en un
processus inverse à celui de Confucius : peu à peu gagné par
le doute, voire une certaine colère.
En même temps, Du Haibin faisait des recherches,
réfléchissait : son documentaire reflète une réalité
mouvante, difficile à appréhender, qui n’a été finalement
définie qu’au montage, après un long processus lui-même
évolutif, tout en laissant au final une marge d’incertitude
et d’inaboutissement qui en fait toute la valeur. Il reflète
un doute cartésien dans un monde en devenir plutôt qu’une
certitude confucéenne dans un univers ordonné.
Portait d’une génération, image d’une époque
Si le documentaire s’est révélé si difficile à
achever, après trois ans de tournage, c’est qu’il
n’était plus seulement, au bout du compte, le
portrait d’un jeune représentant l’image d’une
génération ; l’histoire de Zhao Changtong, et celle
de sa famille, recoupait celle du pays au même
moment, le niveau local reflétant la réalité
nationale. Le documentaire est finalement l’image
d’une époque, vue à travers les désillusions et les
espoirs de sa jeunesse.
Xiao Zhao, son drapeau
et sa canette de Coca
De la certitude au doute, de l’illusion à la contestation
Le thème du patriotisme n’est plus que le thème initial,
remis en question par le développement ultérieur de la
narration, ce qui a justifié le changement de titre, devenu
en chinois, en traduction littérale, ‘un jeune homme
* le jeune Zhao’ (《少年*小赵》),
avec, entre les deux termes, l’étoile rouge maoïste qui
synthétise l’idée thématique de départ.
Le documentaire est construit en sept parties, ou plutôt
cinq parties avec une introduction et une conclusion,
déroulée comme autant d’étapes initiatrices, dans un
parcours de plus en plus critique.
Vie heureuse à
l’université
L’introduction pose le personnage et son cadre de
vie. Elle débute en 2010, par la marche de Zhao
Changtong dans les rues de Pingyao, puis elle énonce
– en vrac semble-t-il - quelques-unes de ses
convictions et contradictions : le culte de Mao, sa
culture des chants révolutionnaires, son rêve
d’aller développer le Xinjiang et le Tibet, comme au
bon vieux temps, son ambition de devenir photographe
et son amnésie historique concernant le 4 mai et les
événements de 1989.
Dans la seconde partie viennent ses premières désillusions :
son échec à l’examen d’entrée à l’université, qui l’oblige à
prendre un job de portier dans un grand hôtel où travaille
son oncle, pour pouvoir payer une autre année de
préparation. Le film passe très vite sur cette année pour
s’attarder sur les réjouissances fêtant son admission, à
l’université de Chengdu.
L’université, c’est la gloire, c’est aussi
l’apprentissage de la vie. On voit ses grands
principes s’éroder peu à peu, avec sa naïveté. Il
boit avec les copains, fume, passe des chants
révolutionnaires au rap et au karaoké, il a une
petite amie. Il reconnaît que son patriotisme est
quelque chose d’émotionnel, et qu’il a du mal à
maîtriser ses sentiments.
A la fin de l’année, nouvelle étape, il se porte
volontaire avec un groupe de
Enseignant volontaire
camarades pour aller enseigner quinze jours dans une zone
reculée de la minorité Yi (彝族) :
dans le village de Kuyi (库依村),
dans les monts Daliang (大凉山),
à la frontière entre le Sichuan et le Yunnan. Il
Les “ponts de singe”
du Daliangshan
pleut, les gens vivent dans la boue, les enfants
font deux heures à pied pour venir à l’école, une
bâtisse rudimentaire perdue dans la montagne,
accessible au bout d’une longue marche, par un
« pont de singe » ; ils ne parlent que leur
dialecte, même leur apprendre les rudiments des
principes de la multiplication semble une tâche
impossible.
Nouvelle déconvenue : il y a loin du discours
officiel de développement à la réalité sur le
terrain. Changtongse rend compte de plus en plus
qu’il s’est fait endoctrineret commence à incriminer
la corruption. Cette prise de conscience sera avivée
par l’historique familial : la destruction de la
vieille maison de ses grands-parents sous prétexte
de redéveloppement urbain et la mort du grand-père
dans une autre maison, isolée à la périphérie de
Pingyao. Les certitudes tournent au questionnement
amer sur une croissance ne profitant qu’à quelques
happy few, et fondée sur « la consommation et la
pollution ». Au bout du compte,
Changtong est devenu « un jeune homme en colère » (fènqīng
愤青)
très critique, aspirant à un monde plus stable, et mieux
contrôlé.
Une histoire superbement mise en valeur par le montage
Un documentaire se définit au montage, et « A
Young Patriot »,
plus que tout autre peut-être, vaut en grand partie par la
finesse de ce travail final. Il a été confié à
Mary Stephen,
complice de Du Haibin depuis « Umbrella » (《伞…》)
en 2007 : elle y a passé au total un an et demi, période
entre coupée de pauses obligées, nécessitées par l’évolution
de la réflexion autant que la recherche de fonds
complémentaires pour pouvoir terminer.
Travail de longue haleine, donc, ce montage porte sa
griffe : il subvertit habilement la linéarité de
l’histoire par des insertions de brèves séquences
qui sous-tendent et explicitent l’histoire
personnelle, comme des commentaires en marge
replaçant le parcours individuel dans le tableau
plus vaste de l’histoire nationale et des scandales
se passant au même moment.
Le
meilleur exemple est la troisième
La vieille maison
menacée de destruction
partie,
qui montre l’ébranlement progressif des
convictions de Zhao Changtong confronté à la réalité de
l’université, et qui est montée en insérant une double série
de références. D’une part il y a les cours politiques venant
réitérer le discours officiel, cours portant sur
l’importance de la guerre de Corée et du rôle de la Chine
dans ce conflit, ou sur les leçons à tirer de l’émergence
des « quatre dragons » comme puissances économiques et
politiques, leur caractéristique commune étant d’être
fondées sur un pouvoir centralisé
[1].
D’autre part, il y a un parallèle subtil établi entre l’état
d’esprit du jeune Changtong et l’actualité politique de la
ville de Chongqing qui forme la toile de fond des trois
années brossées par le documentaire : d’abord la vogue des
« chants rouges » lancée par letout-puissant chef du Parti
de l’agglomération, Bo Xilai (薄熙来),
qui répond à la prédilection du jeune garçon pour ce genre
de chanson, puisles événements menant à la chute de Bo Xilai
pour faits de corruption généralisée et suspicions diverses,
au moment où le jeune Changtong amorce son processus de
questionnement sur le système : il s’avoue perturbé par la
campagne de rectification. Ses repères s’effondrent.
Le montage
souligne donc subtilement l’interaction des phénomènes
personnels et politiques en les mettant en parallèle
[2],
mais sans établir de cause à effet. Un tel lien s’établit
plus directement à la fin, quand la mort du grand-père est
spécifiquement liée à la démolition de la vieille maison,
mais là encore sans que cela soit établi avec certitude. Ce
que semble montrer le documentaire, c’est justement qu’il
n’y a pas de certitudes, pas de causes certaines, mais que
tout concourt à une dégradation de la situation dans le
pays, contrairement au volontarisme du discours officiel de
façade. Et l’on se dit que c’est sans doute la conscience de
cette dégradation qui entraîne le raidissement actuel.
Et toujours symbolisme de l’image
« A
Young Patriot »,
cependant, ne serait pas vraiment un film de Du Haibin s’il
n’était aussi bâti sur une symbolique portée par l’image et
soulignant son propos.
On la trouve dans maints détails, comme cette canette de
Coca Cola brandie en même temps que le drapeau rouge dans la
marche initiale de Zhao Chantong : on peut y voir l’image
des contradictions du jeune garçon, une image du temps, une
modernité envahie par les produits étrangers ; en fait, le
jeune Chantong y voit le symbole de la marche du pays vers
le progrès : la Chine peut désormais se payer ce genre de
produit d’importation. Ce n’est que vers la fin du film
qu’il aura réalisé l’ambiguïté du symbole qui est aussi
celui de la fragilité d’une croissance fondée sur une
consommation aveugle, en particulier chez les jeunes de son
âge.
Mais la plus belle image est celle de la double statue de
Mao, au début et à la fin du film, qui en symbolise
parfaitement l’évolution thématique. Au début, elle trône
dans un habitacle de verre dans une sorte de temple en haut
d’un promontoire, semblant veillerdebout sur la ville comme
une divinité tutélaire. Au générique final, ce n’est plus
qu’une statue assise, perdue dans un désert anonyme, la tête
enveloppée dans un plastique rouge, un Mao aveugle et
solitaire, comme oublié des hommes.
Liu Aiguo au moment de
la sortie de Parapluies, en 2007
La photographie est aussi l’un des aspects très
réussis du film ; elle est signée Liu Aiguo (刘爱国),
autre vieux complice de Du Haibin : ils sont tous
deux peintres, et ont étudié en même temps la
photographie à l’Institut du cinéma de Pékin où ils
se sont connus ; ils collaborent depuis 2006 et Liu
Aiguo a également été le directeur de la photo de
« Parapluies » (《伞…》)
et de
« 1428 ».
Saluons aussi l’impact des chants, qui
créent l’atmosphère, y compris dans le
village de montagne. Il faut d’ailleurs rendre grâce au
réalisateur et à son équipe d’en être restés à la réalité,
sans l’embellir par l’exotisme habituel et coloré du regard
han sur la minorité yi.
Réalisme sans excès
Le film reste d’un réalisme fondamental du début à la fin.
Et c’est ce réalisme sans emphase et sans excès rhétorique
qui captive et fait réfléchir, à partir d’un thème rarement
abordé.
Le succès des films de Guo Jingming aurait plutôt tendance à
faire considérer les « post-90 » comme justifiant
l’étiquette d’écervelés qu’on leur attribue généralement. Du
Haibin a le mérite de nous montrer une autre image de la
jeunesse de la même génération : des jeunes dont le jugement
s’affine peu à peu, et qui portent un regard critique sur
leur pays et le système qui le gouverne. Portés par leur
amertume, ils pourraient donc constituer un espoir pour
l’avenir.
« A
Young Patriot »
va plus loin qu’il ne semble au premier abord dans la
réflexion qu’il suscite. Il justifie les quatre ou cinq ans
de travail de dominicain qu’il aura nécessités.
Bande annonce
A lire en complément
Un article paru en février 2017 commentant les résultats
d’une étude d’un professeur de Harvard dont les recherches
sur le terrain suggèrent exactement ce que tend à montrer le
film : que les rapports pointant vers une montée du
nationalisme en Chine ne correspondraient pas à la réalité,
au moins chez les jeunes étudiants de Pékin.
[1]
Les quatre « dragons asiatiques »,
autrement dit
laCorée
du Sud,Hong
Kong,Singapouret Taïwan, peloton
de tête desnouveaux
pays industrialisés(NPI),
considérés comme despays
développésà
partir des années 1990.
[2]
C’est encore plus net dans la version longue du
film, car il y a un montage qui fait une trentaine
de minutes de plus que celui de 106’ sorti à Hong
Kong : il comporte beaucoup plus de séquences
insérées en complément de l’histoire de Zhao
Changtong, dont une visite à Yan’an, une séquence
sur son frère, et surtout une longue partie
expliquant les complexités du cas de la vieille
maison, dépossédée par un voisin et récupérée au
terme d’une procédure juridique… En ce sens, cette
longue séquence contrebalance celle, très longue
aussi, de la démolition, mais tend plutôt à
complexifier inutilement le film.