..
depuis quand un livre est-il donc autre chose
Que le rêve d'un jour qu'on raconte un
instant ;
Un oiseau qui gazouille et s'envole ; ….
Un ami
qu'on aborde, avec lequel on cause,
Moitié lui répondant, et moitié l'écoutant ?
Alfred de Musset, Namouna
Telle qu’en
elle-même : Mary Stephen
par Brigitte
Duzan, 6 mai 2013, actualisé 9 septembre 2020
Let us again
pretend that life is a solid substance, shaped like a globe,
which we turn about in our fingers. Let us pretend that we
can make out a plain and logical story…
dit Virginia Woolf, dans “The Waves”.
Une histoire simple
et logique… c’était bien ce dont il était question au
départ, une histoire pour aller au-delà du mythe, celui que
j’avais devant moi, un mythe créé au fil du temps : Mary
Stephen, la monteuse de Rohmer, comme l’un des
personnages sortis d’un film de ce même Rohmer, la femme de
l’aviateur ou la boulangère de Monceau.
C’est une gloire
aveuglante, un mythe de ce genre : tel un rayon de soleil
reflété dans un miroir, il vient offusquer tout ce qui
palpite autour. Or, si Mary est bien la monteuse de
Rohmer, et aujourd’hui celle de
Du Haibin
et de tant d’autres, elle n’est pas seulement cela ; il se
cache tout un univers
Mary Stephen
derrière cette
façade si bien polie qu’elle en devient classique. Classique
au prix de la subversion du baroque, dans son sens le plus
apollinien : du baroque comme esthétique de
vie, de vie
transformée en art, avec tout ce que cela comporte de
flamboyance, mais de doute, aussi.
L’histoire simple
ne l’est pas restée longtemps…
1. Pour commencer –
la monteuse que l’on sait, et que l’on sait moins
Chaque
instant tombe à chaque instant dans l’imaginaire, et à peine
l’on est mort, l’on s’en va rejoindre, avec la vitesse de la
lumière, les centaures et les anges… Que dis-je ! A peine le
dos tourné, à peine sortis de la vue, l’opinion fait de nous
ce qu’elle peut !
Paul Valéry, Petite lettre sur les mythes
Au détour du
chemin…
Un beau jour de
1977, une jeune étudiante d’origine chinoise fraîchement
débarquée à Paris, déçue par les cours de cinéma très
ésotériques qu’on lui dispensait, est allée s’inscrire au
cours hebdomadaire de cinéma que donnait, le mercredi soir,
à l'Institut d'art et d'archéologie, rue Michelet, un Eric
Rohmer au sommet de sa carrière qui était le seul à aborder
le sujet sous son aspect concret.
C’était un ascète
agrégé, amoureux du verbe, qui, après la « La marquise
d’O », Grand Prix du jury à Cannes, était en train de
préparer le film le plus fou et le plus génial de sa
carrière, « Perceval le Gallois », pour lequel il venait de
passer deux ans à traduire d’occitan en français les neuf
mille deux cent trente quatre vers laissés à sa mort par
Chrétien de Troyes.
Eric Rohmer
symbolisait la Nouvelle Vague, dans son côté le plus
exigeant. Il enseignait l’aspect pratique du cinéma, parlait
de mise en scène, de narration, de cadre, de montage, mais
aussi de ce qu’on néglige souvent : le respect d’un budget,
la rigueur et l’économie de moyens, et l’adaptation de ces
principes à la réalisation d’un projet artistique.
Or, Mary avait un
projet, justement, elle voulait faire un film. Elle n’écouta
que son courage, ou plutôt surmonta la timidité devenue
panique qui lui coupait les jambes – « la volonté
d’arriver suffit à tout », dit Camus dans « Le mythe de
Sisyphe » - et s’en alla frapper à la porte de la secrétaire
pour demander… un budget-type. On imagine la réponse :
monsieur Rohmer est très occupé, je vais transmettre. Ce
qu’elle fit, mais avec une petite note en marge : adorable
minois…
Adorable et
exotique, Mary l’était, et il n’y en avait pas beaucoup dans
la classe, le seul autre asiatique étant Dai Sijie,
qui ne répondait pas vraiment à la même description. Rohmer
rappela, pour dire qu’elle pouvait venir chercher le papier
demandé ; il était là, et passa désormais du rang de
cinéaste modèle et transcendant au rôle de mentor amical et
attentif. Le maître avait trouvé une disciple avec laquelle
communier dans le même amour du cinéma, de Paris et du thé.
Premières armes
Avec E. Rohmer sur le
tournage de “La femme de l’aviateur”
Mary s’est
retrouvée invitée aux répétitions de Perceval, dans le
bureau de Rohmer, aux Films du Losange – la société de
production que Rohmer avait créée en 1962 avec Barbet
Schroeder. Parlant un français hésitant, et comprenant un
mot sur deux, elle restait dans un coin en souhaitant
surtout passer inaperçue, et pouvoir tranquillement observer
Luchini répéter son texte, auquel elle aurait adhéré si elle
l’avait compris : « Le Gallois voit cette merveille,/
mais comme il est nouveau venu,/ de demander s’est retenu
comment cette chose advenait, / car du prud’homme
se
souvenait,/ celui qui chevalier le fit/ qui lui enseigna et
apprit que de trop parler se gardât…. ». Luchini avait
commencé chez Rohmer, dans « Le genou de Claire », Perceval
allait être son grand rôle, celui qui lui vaudrait trois ans
et demi de chômage, comme il le dit dans ses moments
d’humour. C’étaient de grands moments de théâtre.
C’est alors que
Rohmer proposa à Mary de devenir l’assistante de celle qui
était sa monteuse, à l’époque : Cécile Decugis. Egalement
réalisatrice, c’était une forte personnalité, devenue la
grande spécialiste du montage au début de la Nouvelle
Vague ; elle avait commencé par monter les premiers films de
Truffaut et Godard, à la fin des années 1950, et avait
débuté sur les films de Rohmer en 1969, avec « Ma nuit chez
Maud ».
C’est avec elle que
Mary a appris le métier, dans une parfaite entente et une
ambiance chaleureuse, en commençant, en 1981, avec le
montage de « La femme de l’aviateur », un film en 16 mm,
tourné avec une petite équipe, qui, après Perceval, marquait
le retour, dans la filmographie de Rohmer, à une certaine
simplicité et économie de moyens.
Parallèlement, Mary
participa au travail sur plusieurs courts métrages alors
réalisés, en super huit, par l’une des actrices fétiches de
Rohmer, Rosette. Le tournage était supervisé par Rohmer
lui-même, qui aidait volontiers les jeunes membres de
Mary Stephen,
figurante dans
“La femme de
l’aviateur”
son
équipe à réaliser leurs propres films. Pour le premier de
ces courts métrages, « Rosette sort le soir », sorti en
1983, Rohmer lui-même apparaît dans le rôle du père ; quant
au rôle principal du troisième, « Rosette vend des roses »,
il est tenu par Virginie Thévenet, l’actrice qui interprète
le rôle de Camille dans « Les nuits de la pleine lune ».
Mary travailla sur le montage de ces films, mais eut aussi
la charge du son pour certaines séquences.
Intermède
L’âge de fleur,
monteuse de Rohmer
Mais elle n’était
plus là pour « Les nuits de la pleine lune » : elle était
partie à Cannes, dont elle reviendrait huit ans, un mariage
et trois enfants plus tard, coupée du cinéma et de l’équipe
Rohmer pendant l’intermède. Mais pas totalement.
Mary fut un temps
en relation avec une autre collaboratrice de Rohmer,
Françoise Etchegaray, qui l’aida à traduire en français son
dernier scénario, qu’elle avait écrit en anglais et voulait
présenter au CNC. Elle resta surtout en contact avec Rohmer
lui-même qui la chargea, en particulier, comme d’autres de
ses collaborateurs qui vivaient au bord de la mer, de
guetter le « rayon vert » qu’il voulait pour la séquence
finale de son film ; on sait qu’il ne voulait pas de trucage
ou d’effets spéciaux. Mais le rayon ne lui apparut pas…
Alors, quand elle
eût goûté jusqu’à plus soif de Cannes et de la vie
conjugale, Mary revint à Paris avec ses trois bambins et
réintégra l’équipe aussitôt. C’était en 1991, au moment où
Rohmer était en train de préparer « Le conte d’hiver ». Elle
arrivait à point.
D’assistante
monteuse à monteuse
Quand elle arriva,
en effet, Cécile Decugis avait pris sa retraite et avait été
remplacée par María-Luisa García, qui avait, elle aussi,
travaillé sur les courts métrages de Rosette et était
devenue l’assistante de Cécile après le départ de Mary. Or,
à ce moment-là, elle était occupée sur le tournage d’un film
de Jean-Claude Brisseau, « Céline », dans lequel elle jouait
également. Ne voulant pas attendre, Rohmer confia donc à
Mary le montage du « Conte d’hiver », et à la fois de
l’image et du son.
C’est elle,
ensuite, qui a monté les deux « contes des quatre saisons »
restants, et les cinq derniers films réalisés par Rohmer, le
dernier en 2007, mais aussi les courts métrages produits par
laCompagnie Éric
Rohmer, véritable atelier de création créé en 1980. Elle
avait acquis une solide expérience, et une formation sans
égale auprès d’un des derniers grands maîtres du cinéma
français, qui considérait le cinéma autant comme une ascèse
que comme un art.
Elle en gardera une
méthode de travail personnelle. Tout se joue au montage,
mais, avec Rohmer, qui travaillait sur des scénarios bien
écrits, avec des découpages bien précis en tête, c’étaient
les options qui étaient discutées en commun, celles des
plans en champs contrechamps, en particulier. Rohmer était
là, et allait jusqu’à rembobiner le film, le temps des
assistantes étant révolu. Cette symbiose dans le travail
formera in fine une sorte de norme idéale, ou de paradis
perdu, devenant la perfection inlassablement recherchée, et
si difficile à recréer.
Avec ses enfants lors
de la sortie du film “Les rendez-vous de Paris”
Et la musique,
aussi
Ce que l’on sait
moins, c’est que Mary a même contribué à la musique de
nombreux films, le pseudonyme Sébastien Erms figurant aux
génériques signifiant Eric Rohmer/Mary Stephen et Sébastien
étant un hommage à Bach.
Tout a commencé,
dit-elle, avec « La femme de l’aviateur » ; pour ce film,
Rohmer avait eu l’idée d’une chanson sur un texte qu’il
avait écrit, avec une mélodie de son invention ; Mary a
écrit la musique au piano. C’est ensuite Jean-Louis Valero
qui a fait l’arrangement, avec un accompagnement à l’orgue
électrique – pauvre Valero qui deviendra le compositeur de
la musique des films d’un Rohmer qui détestait la musique de
film et considérait ses films ratés s’ils en avaient besoin…
Le pseudonyme a
ensuite été inventé en 1991 pour « Le conte d’hiver » où le
même genre de collaboration a été repris : un petit air
imaginé par Rohmer, développé par Mary, et utilisé en
prologue ; sorte de thème de l’amour perdu qui parcourt le
film : quelques petites notes égrenées au piano, avec une
variation à la flûte …
Le thème du Conte
d’hiver
Dans « Le conte
d’été », la chanson est même intégrée dans le film, dans une
séquence où Gwenaële Simon l’apprend, accompagnée à la
guitare par Melvil Poupaud – le thème étant ensuite repris
accompagné à l’accordéon.
Finalement,
cependant, le destin ramena soudain Mary vers la Chine,
comme une vague de fond qui ramène sur le rivage un corps
qu’elle a entraîné au large.
De Rohmer à la
Chine
Les prémices de ce
retour vers la Chine ont eu lieu en 2005. Recommandée par
Marie-Pierre Müller, Mary fut contactée pour monter un film
de
Zhao Liang (赵亮)
qui venait de tourner à la frontière sino-coréenne un film
coproduit par la Cinq et Sylvie Blum à l’INA. Non seulement
cette nouvelle expérience annonçait pour Mary une phase
nouvelle dans sa carrière de monteuse, en Chine cette fois ;
elle contribua aussi à déterminer ce qui serait dorénavant
sa méthode de travail : après accord sur les principes, un
travail en solitaire, les coudées franches, sans supervision
du réalisateur pendant le montage, de la même manière
Sur le tournage du
film "Astrée et Céladon",
avec E. Rohmer et F.
Etchegaray
qu’elle s’abstient d’assister aux tournages pour se
préserver un regard distancié.
Cette méthode de
travail vit sa première concrétisation avec
« Nuit de Chine » (《中国之夜》),
de
Ju Anqi (雎安奇),
dans sa version pour Arte, entièrement remontée par Mary et
produite par Blanche Guichou d’Agat Films. Ju Anqi n’a
jamais mis les pieds dans la salle de montage, mais le
résultat a validé la méthode : le film fut primé au Festival
Visions du Réel à Nyons en 2008.
Le destin se
manifesta peu après pour signifier symboliquement le passage
de relais. Mary fut invitée par
Isabelle Glachant,
avec Françoise Etchegaray, directrice de la Compagnie Eric
Rohmer, à la projection à Pékin de « L’Anglaise et le Duc ».
C’était leur première rencontre. Isabelle mit Mary en
relation avec Li Yang (李杨) ;
après « Blind Shaft » (《神木》) en 2003, abandonnant le monde de la mine pour celui de la condition de
la femme dans les coins perdus de la Chine dite moderne, il
était en train de terminer « Blind Mountain » (《盲山》)
et allait avoir besoin d’elle.
A la biennale de
Venise 2009 (prix Orizzonti doc à 1428),
Mary avec à sa gauche
Liu Aiguo, chef opérateur de Du Haibin,
et Du Haibin, entourés
des producteurs de CNEX
« Blind Mountain »
fut l’un
des deux films chinois en compétition dans la section ‘Un
certain regard’ au festival de Cannes en 2007. Mary enchaîna
avec un autre film chinois, un documentaire deDu
Haibin (杜海滨).
C’est ainsi que se concrétisa un lien durable, et affectif,
avec le cinéma chinois.
« Parapluies » (《伞…》) était
sorti à la Biennale de Venise en septembre 2007, peut-être
un peu vite, comme souvent ; Marie-Pierre
Müller
pensa qu’il gagnerait à être remonté à tête reposée, et fit
à nouveau appel à Mary. Ce film marqua les prémices de la
carrière internationale du
réalisateur et la première amorce
d’une profonde amitié entre Mary et lui. Son montage est
basé sur une alternance de portraits contrastés qui
dessinent celui d’une société en mutation, entre la campagne
et la ville.
L’année suivante,
Du Haibin lui confia à nouveau le montage de
1428 (《1428》),
son documentaire sur le tremblement de terre du Sichuan qui
est unanimement considéré comme une véritable réussite. Il
est aussi un parfait exemple de la magie qu’opère un montage
imaginatif, et réalisé, ici, en parfaite symbiose avec le
réalisateur. Du Haibin a d’abord eu l’idée originale
d’utiliser comme image symbolique la figure du vagabond en
errance au milieu des ruines et des abris de fortune, tel un
témoin amnésique en quête de sa mémoire et de son passé ;
Mary a ensuite fait de sa silhouette récurrente la trame de
la structure narrative du documentaire et ce qui lui donne
son rythme.
« 1428 » a été
couronné en
septembre 2009 du prix du meilleur documentaire à la 66ème
Biennale de Venise (dans la section Orizzonti). La joie en
fut cependant quelque peu ternie quatre mois plus tard par
la mort de Rohmer, le 11 janvier 2010, le jour même de
l’anniversaire de Mary ; elle était alors à Hong Kong, en
train de monter « The Drunkard » (《酒徒》)
de Freddie Wong, d’après le roman éponyme de Liu Yichang (刘以鬯) -
adaptation du roman le plus sombre de l’auteur, écrit en
1962, dix ans avant le roman dont est adapté
« In
the Mood for Love »,
dans le style du flux de conscience, donc
particulièrement difficile à rendre au cinéma, et à monter.
Avec Yang Lina sur le
montage des
“Herbes sauvages de
Qingdao”
Le double événement
– le succès de « 1428 » et la mort de Rohmer – a marqué un
tournant dans une carrière tournée dorénavant de plus en
plus vers la Chine, entre Paris, Pékin et Hong Kong, et, au
cours des dernières années, au service, surtout, de toutes
jeunes réalisatrices, comme Yang
Lina (杨荔钠)
ou Jessey Tsang (曾翠珊),
l’une de Chine continentale, l’autre de Hong Kong.
Sur le montage des
“Herbes sauvages de Qingdao”
C’est une nouvelle
aventure qui amène aujourd’hui Mary à partager les espoirs
et les peines de ces jeunes cinéastes qui lui confient leurs
œuvres, pour le meilleur et pour le pire, le pire étant la
frustration de ne pas réussir à montrer au-delà de quelques
festivals, même prestigieux, des films de valeur, originaux
et personnels, qui ont coûté tant de travail, d’abnégation
et d’illusions. C’est le cas, par exemple, du documentaire
de Yang Lina sur les enfants d’un orphelinat,
« Les
herbes sauvages de Qingdao » (《野草》),
qui a nécessité douze ans de travail et a été coproduit par
Isabelle Glachant
qui a, là aussi, introduit Mary auprès de la réalisatrice.
Le rôle de Mary est
de plus en plus difficile, car elle ne se borne plus à
monter les films, voire à conseiller et guider dans la
réalisation ; elle se fait tuteur et mentor, comme Rohmer
l’a été pour elle et les jeunes membres de son équipe. Elle
assume de plus en plus la casquette de productrice associée
sans en revendiquer forcément le titre formel, rédigeant les
dossiers et réalisant les teasers pour les pitchs,
facilitant les contacts et nouant les collaborations, en un
mot portant un film auquel elle croit.
Et son parcours
inclut aussi maintenant quelques détours par Istanbul.
Avec Tsang Tsui Shan
et ses productrices du Hong Kong
Arts Center lors de la remise du
prix Paris cinéma
Et de la Chine à la
Turquie
Au montage de "Gitmek:
My Marlon and Brando"
d'Hûseyin Karabey
Elle s’est en effet
investie dans des films turcs à partir de 2007. Cette
année-là, elle a été contactée pour monter le premier long
métrage de fiction d’un jeune réalisateur d’origine kurde
qui était encore totalement inconnu : « Gitmek : My Marlon
and Brando » d’Hüseyin Karabey. Adapté d’une histoire vraie,
le film raconte les amours impossibles, au moment de
l’opération militaire américaine contre l’Iraq, d’une jeune
Turque et d’un Kurde iraquien incapables de se comprendre,
et parlant la langue du colonisateur et de
l’envahisseur
pour communiquer entre eux : un sabir anglais qui prend
parfois des allures de poème épique.
C’est un film d’un
souffle, d’un lyrisme exceptionnels, mais qui les a acquis
au montage. Les faiblesses inhérentes au départ ont été
gommées, en restructurant le scénario, et en insufflant au
film le rythme et l’élan poétique qui lui donnent toute sa
force émotionnelle.
En 2008, Mary a été
sollicitée pour monter le second volet, « Lait » (« Süt »),
de la trilogie de Semih Kaplanoglu, mais sans pouvoir le
faire car c’était le moment où elle travaillait sur le
documentaire de Du Haibin. Ce n’est donc qu’en 2010 qu’elle
est revenue vers le jeune cinéma turc, en débutant une
collaboration avec Seren Yüce, pour son premier film,
« Majority » (« Çoğunluk »).
Il s’agit d’une œuvre originale qui montre, avec un certain
fatalisme, la voie toute tracée qui amène un jeune garçon à
suivre les pas de son
père et à devenir aussi autoritaire que lui,
Avec Seren Yüce à
Paris, brainstorming
sur le scénario de son
2ème film ("Silence")
perpétuant ainsi les structures paternalistes de la
société turque dont il a pourtant souffert dans sa jeunesse.
« Majority » a
obtenu le Lion du Futur à la Biennale de Venise en 2010,
avant de connaître un parcours triomphal dans le circuit des
festivals, en Turquie même et ailleurs. Pour son second
film, « Silence », encore en préparation, Mary a ensuite mis
Seren Yüce en contact avec le jeune producteur français
Thomas Ordonneau, de la société de production/diffusion
Shellac. Il lui reste encore à le monter…
Elle est
aujourd’hui considérée, par les intéressés, comme la
marraine de ce nouveau cinéma turc où elle retrouve, selon
ses propres dires, une pureté, une passion, un élan et un
engagement politique qui sont parmi les valeurs auxquelles
elle attache le plus de prix ; c’est d’ailleurs pour les
mêmes raisons qu’elle a monté le film omnibus « Do not
Forget Me, Istanbul », réalisé par sept cinéastes du
pourtour méditerranéen.
Ce cinéma forme
maintenant, après le cinéma chinois, son second principal
centre d’intérêt et de travail. Travail qui la fait vivre en
transit perpétuel, entre deux avions, sa valise à la main.
S’arrêtant de temps à autre, fatiguée, en songeant aux
peines subies avant d’en arriver là, en un flash-back qui
est l’un de ses modes privilégiés d’écriture, sinon de
montage.
2. Flash-back – ce
que l’on ne sait pas forcément
Un mot venu
au hasard se fait un sort infini, pousse des organes de
phrase, et la phrase en exige une autre, qui eût été avant
elle ; elle veut un passé qu’elle enfante pour naître…
Paul Valéry, Petite lettre sur les mythes
Avant Paris, il y
avait eu le Canada. Le Canada et ses neiges après les
moiteurs de Hong Kong, le Canada terre d’exil et de douleur
où elle avait débarqué à quinze ans en laissant derrière
elle les années dorées de l’enfance, les amitiés de
l’adolescence, et des souvenirs à n’en plus finir.
De Hong Kong …
Retrouvailles avec
deux aînés, écrivains au Chinese
Students Weekly, Kuo
Kwanleung (alias "Roy)
et le regretté Leung
Ping-kwan (ou Ye Si) [1]
Ce qu’elle avait
connu, c’était la Hong Kong glorieuse des années 1960,
dernier emporium avant de devenir cité du déjà disparu,
une ville de tous les possibles et de tous les espoirs, où
tout était beau parce qu’elle était du bon côté de la vie.
La vie, déjà,
s’annonçait sous les auspices de l’art et du rêve qui va
avec : piano, poésie, cinéma aussi, et première découverte
du français – émergent du souvenir des leçons particulières
chez la fille d’un industriel du textile qui avait étudié en
Suisse, et habitait, au sud de l’île de Hong Kong, un
penthouse de Repulse Bay Road, dominant Deep Water Bay,
et
la mer, au loin. Elle avait à peu près le même spectacle de
chez elle, et se levait parfois la nuit pour le contempler
un instant. Au printemps, des rouleaux de brume descendaient
des collines, comme dans un tableau de shanshui,
venaient noyer le paysage et le transformer en image
virtuelle, mouvante et insaisissable. On n’oublie pas ce
genre de chose.
Mais la vie passait
déjà par le cinéma. Les années 1960 furent celles de la
découverte de la Nouvelle Vague, au Phoenix Film Club, au
City Hall. C’était une période fantastique, pour le cinéma
français : Françoise Giroud venait d’inventer le terme de
Nouvelle Vague, les Quatre cents coups, Jules et Jim
déboulèrent sur les écrans de Hong Kong. Truffaut fut un
premier émerveillement. Il y eut aussi un Hiroshima en
anglais, mémorisé grâce aux sous-titres en chinois : la
Nouvelle Vague arrivait filtrée, mais fascinante,
dévoilée et expliquée par des esthètes passionnés de cinéma,
des jeunes encore étudiants,
dont Law Kar, futur
directeur des archives du cinéma de Hong Kong, et Ada Lok, qui entretint
longtemps une correspondance avec Truffaut ; avec beaucoup
d’autres qui font partie aujourd’hui des aînés de la vie
culturelle et intellectuelle hongkongaise, ils écrivaient
dans le Chinese Student Weekly (中國學生周報),
qui publiait aussi des traductions d’articles de revues
étrangères sur le cinéma.
Cet émerveillement
fut encore démultiplié quand Mary partit en voyage à Paris,
avec sa mère, comme dans les romans anglais, en revenant
avec deux rêves : rêve de retour à Paris et rêve de danse
après avoir vu Noureev au palais Garnier lors d’une
mémorable soirée de réveillon, puis – pour son anniversaire
- sur la scène de Covent Garden lors d’une étape à Londres –
le premier rêve se transformerait en serment de retour,
l’autre en regret éternel de ne pas avoir appris cet art qui
fait de son corps, et de tout son être, un moyen
d’expression unique.
Souvenir de Noureev,
photo dédicacée
… à Montréal
Le rêve de Paris
allait cependant abruptement prendre fin, ou du moins
devenir un songe aussi flou que la mer noyée dans la brume,
à Repulse Bay au printemps, lorsque la Révolution culturelle
déclenchée sur le continent fit ses ravages, comme par
ricochet, dans la cité coloniale : troubles et émeutes
téléguidés se multiplièrent en 1967, les Hongkongais prirent
peur, la rumeur enfla, on disait que la Chine allait tenter
un coup de force pour mettre la main sur le joyau de la
Couronne, tous ceux qui le purent partirent en masse, Hong
Kong se vida, le marché immobilier s’effondra : départ
précipité, la mère d’abord, le reste de la famille ensuite,
souvenir d’une cohue à l’aéroport, qui était encore celui de
Kai Tak, et d’une boucle d’oreille tombée dans la
bousculade, cadeau de départ inexorablement piétiné.
Au Loyola College, à
Montréal, avec la caméra 16 mm Bolex
A quinze ans
s’installa douloureusement le sentiment de la perte ; il
fallait tout réinventer, et la langue d’abord, qui ne serait
plus le chinois, et pas encore le français, mais l’anglais,
avec études au Loyola College, devenu l’université Concordia
en 1974, îlot d’enseignement anglais sous couvert de
bilinguisme à Montréal.
L’acclimatation se
fit, bien sûr, mais jamais totalement, c’est déjà difficile
de se définir quand on est adolescent, c’est autrement
pénible quand on doit le faire dans une
culture qui n’est
pas la sienne. Le rêve parisien devint rêve d’évasion,
nourri par les lectures, et surtout le cinéma, sur les
écrans du département des « communication arts » du Loyola
College.
Ces années
d’adolescence furent marquées par deux grands chocs
cinématographiques et esthétiques. Le premier fut « Mort à
Venise », de Visconti, nimbé d’une pureté éthérée des
sentiments et surtout du désir. Le second fut une
révélation déterminante :
« L’Arche »
(《董夫人》) de Tang Shu Shuen (唐书璇).
Film d’une extraordinaire beauté formelle sorti en 1969 à
Hong Kong, expression d’une subjectivité féminine complexe
et subtile, et d’une profonde alchimie entre la réalisatrice
et son actrice, il s’achève sur une note de sérénité trouvée
dans l’acceptation du sort qui eut un effet apaisant sur
Mary. Mais surtout, elle acquit la brusque certitude que sa
voie était désormais tracée : elle voulait se consacrer au
cinéma.
La fascination,
cependant, était difficile à partager dans un univers
d’exilés repliés sur leur communauté, tout entière tournée
vers l’effort d’intégration, pratique et matériel, qui ne
laissait pas de place au rêve. Le départ devint bouée de
sauvetage, et, cette fois-ci, fut longuement et
soigneusement préparé. Quand Mary obtint enfin la bourse
d’étude d’une année qu’elle avait demandée, ce fut une joie
fébrile : l’année concédée se mua dans son esprit en une
promesse de liberté infinie, et infiniment exaltante.
La liberté, il est
vrai, se révéla conditionnelle et conditionnée, soumise aux
aléas de l’obtention d’une carte de séjour et de moyens de
subsistance au quotidien, mais resta exaltante. Elle était
partie pour rencontrer Truffaut, Resnais ; ce fut Rohmer.
Mais, portées par son rêve personnel, tant d’autres choses
imprévues surgirent au détour du chemin, comme toujours…
3. Pour finir – ce
qu’il faut aussi savoir
Je
vis dans l’espace entre la vie et l’art
Rauschenberg
Il faut maintenant
reprendre la même histoire, mais sous un autre angle, non
l’angle rohmérien, mais l’angle personnel. Car si Mary avait
tellement rêvé de venir à Paris, c’est qu’elle avait un
projet de cinéma, qui fut bouleversé par sa découverte
d’ « India Song » dans un cinéma près de Maubert, et, à
travers ce film, de l’univers de Marguerite Duras.
Deux films
India Song, 1975,
un film qui imaginait Calcutta, tout en étant tourné en
partie au Bois de Boulogne, en partie à Versailles, en
partie dans deux appartements parisiens en ruines, un film
qui désynchronisait totalement le film des voix du film des
images, comme a dit Duras, et qui donnait une importance
primordiale à la musique, musique obsédante de D’Alessio,
mais aussi musique des voix, celle de Delphine Seyrig
répondant à celle de Lonsdale, et voix « intemporelles » de
Duras et autres…
Mary voulait faire
son India Song à elle, avec un imaginaire chinois à
reconstruire dans la capitale, comme Duras avait fait de
Calcutta. « Ce n'est pas la peine d'aller à Calcutta, à
Melbourne ou à Vancouver, tout est dans les Yvelines, à
Neauphle, » a dit Duras, « Tout est partout. […]
L'Asie à s'y méprendre, je sais où elle est à Paris… »Mary
la trouva aussi.La
Cité Universitaire et le jardin de la Pagode fournirent les
lieux, des soies et brocards de sa mère apportés dans ses
valises furent les accessoires, complétés par des étuis de
cigarettes et menus objets achetés aux Puces de
Clignancourt.
Quant au scénario,
elle en rédigea les grandes lignes, qui furent complétées
par Marie Depussé, une agrégée de lettres classiques,
spécialiste de Proust, mais aussi psychanalyste, qui
enseignait à la Sorbonne, mais qui donnait aussi des cours
de français en milieu carcéral. C’était une personnalité peu
ordinaire qui reçut Mary dans son loft, dans le quartier de
Ombres de soie,
l’affiche du film
Saint-Germain, pour peaufiner les dialogues, et surtout la
voix off, voix « intemporelle » comme chez Duras.
Ombres de soie,
générique
Le film s’appelle
« Ombres de Soie », les ombres – surgies du passé -
étant celles de deux anciennes amies dont l’une part et se
marie, et l’autre sans doute se suicide : ombres des voix et
des corps, ombres du souvenir, planant dans une atmosphère
qui tient d’India Song jusque dans les natures mortes,
remarquablement filmées par John Cressey.
« Ombres de Soie »
bénéficia de l’appui bienveillant de Rohmer lui-même et
sortit en 1978 dans le réseau des cinémas Olympic de
Frédéric Mitterrand, qui était encore l’une des grandes
figures de la distribution parisienne des films d’art et
d’essai. Il fut
aussi présenté dans divers festivals, dont
le Festival de Carthage, sur recommandation de Pierre
Rissient,
et le Festival du nouveau cinéma de Montréal
(appelé à l’époque « Montreal 16mm Film Festival »),
tremplin pour faire connaître des œuvres différentes, un peu
en marge, encore aujourd’hui. Le film reçut d’excellentes
critiques, qui restaient cependant sur le qui-vive en
attendant la suite.
La suite ne se fit
pas attendre. Il avait fallu un an à Mary pour préparer et
réaliser son premier film ; ayant obtenu une bourse du
Conseil des Arts du Canada, elle enchaîna sur le second, qui
fut un autre hommage : « Justocœur ». Elle avait
rencontré Mathieu Carrière, l’acteur qui
Mary Stephen dans
“Ombres de soie”
interprète le rôle
de l’attaché d’ambassade dans India Song, et il l’avait
emmenée chez Marguerite Duras, une Duras à l’apogée de sa
création, qui venait de terminer « Son nom de Venise dans
Calcutta désert » et préparait « Aurelia Steiner ». La
fascination avait évidemment redoublé, tout en se
dédoublant.
Mathieu Carrière
devint l’un des acteurs de « Justocœur » : il y interprète
un psychiatre qui cherche à aider une danseuse partagée
entre deux personnages évanescents, ombres en costumes
blancs qui semblent, encore, sortir de chez Duras, ou de la
terrasse des Trois Magots, et dériver à la recherche
d’eux-mêmes, et d’une place à eux, quelque part. Monde
lacanien – « le rapport sexuel n’existe pas » -, mais pas
plus paisible pour autant, un monde en tension vers un
équilibre entre les corps.
« Justocœur » est
le reflet d’un talent bourgeonnant, coulé et moulé dans une
époque, le reflet, aussi, des rêves d’une jeune artiste en
apnée entre deux mondes, un orient et un occident qui n’ont
jamais très bien pu s’entendre. « Devant moi, il y a la
mer, » dit la voix de Marguerite Duras au début d’«
Aurelia Steiner », « entre le ciel et l’eau, il y a un
large trait noir, il couvre la totalité de l’horizon de la
régularité d’une rature géante, d’une différence
infranchissable… » Mary était au bord de la rature,
happée par un tourbillon de stimuli, de sensations, de
tentations, à s’y perdre.
Deux scénarios
Elle continua,
cependant, tout en poursuivant le travail d’apprentissage
chez Rohmer, qui suivait et guidait dans l’ombre – il
apparaît comme figurant dans « Justocœur», et c’est
lui qui a traduit et adapté les dialogues du scénario, que
Mary avait écrit en anglais. Mary écrivit un troisième
scénario, « Feux nocturnes », où elle imaginait une
famille anglaise à Paris dans les années 1900. Rencontrée au
hasard d’un week-end à Londres, Edith Cottrell la mit en
contact avec Jeanne Moreau qui, après avoir lu le scénario,
accepta de tenir le rôle principal – sa mère était anglaise,
c’était un rôle pour elle…
En association avec
John Cressey, Mary alla très loin dans le montage de la
coproduction, qui devait être franco-canadienne, mais ne
réussit pas à obtenir l’avance sur recettes ; le producteur
français était pourtant Alain Dahan, le producteur, entre
autres, de Chantal Akerman dans les années 1970. Tout partit
en fumée. Point à la ligne.
Elle repartit
pourtant illico sur la rédaction d’un autre scénario encore,
écrit avec l’aide de Rohmer, pour un film qui devait être
une comédie musicale, « After Giulio ». De la même
manière, avec John Cressey, elle mit en place la logistique,
avec une autre structure de coproduction,
franco-britannique. La partie française, cette fois, devait
être Humbert Balsan, qui venait de réaliser un documentaire
sur Nadia Boulanger, et qui allait soutenir nombre de jeunes
réalisatrices, de Claire Denis à Brigitte Roüan ou Sandrine
Veysset. On sent tout de suite les affinités.
Quant au producteur
britannique, il s’agissait de Gavrik Losey, le fils du
réalisateur Josey Losey. Là encore, pourtant, le film resta
à l’état d’ébauche, et le scénario rejoignit le précédent,
au fond du même tiroir… Epuisée, Mary jeta l’éponge. Elle
leva l’ancre et s’enfuit, en quête d’une autre amarre, dans
un autre port.
Elle
faillit reprendre son dernier projet, pourtant, des années
plus tard. Pour assurer le quotidien et celui de ses
enfants, elle travaillait au journal Vogue, comme assistante
de la rédactrice en chef, c’est-à-dire Colombe Pringle,
jusqu’en 1996. Or, son mari, Jean-Pierre Mahot,
était l’associé de Balsan dans
sa société de production, Lyric International
– dont, par un de ces jeux de coïncidence qui donnent du sel
à toute histoire, les bureaux se trouvaient au-dessus
de ceux des Films du Losange de Rohmer.
Il
arrivait donc à Balsan de téléphoner au journal ; c’est
ainsi que Mary l’eut un jour au bout du fil, et eut la joie
de l’entendre dire qu’il continuait de s’intéresser à ce
qu’elle faisait et suivait sa carrière « de loin ».
Encouragée, Mary reprit donc l’écriture de son film, en
espérant secrètement que Balsan la guiderait dans son
projet.
La
nouvelle de son suicide, le 10 février 2005, fut un coup
très dur.
Elle prit sa voiture pour aller
se promener au bord des étangs de Ville-d’Avray, in
memoriam. Il faisait froid et les étangs étaient nappés dans
une légère brume, comme dans « Les dimanches de Ville
d’Avray », l’un de ces films mythiques qu’elle avait vus à
Hong Kong, autrefois. La nostalgie vint aviver encore sa
peine. Son ultime projet de film fut définitivement enterré.
Elle avait fait un
rêve, et crut l’avoir abandonné, mais tout rêve laisse sa
marque, comme celle d’un pas dans le sable humide, quand la
marée s’est retirée. Des années plus tard, la marque est
toujours là, les vagues successives en ont juste quelque peu
brouillé l’image. Mais elle jette un regard rétrospectif
pacifié sur ces matrices d’une œuvre qu’elle dit être le
« journal visuel d'une
jeunesse ».
Retour à l’écriture
et à l’image
En 2012 avec trois
prestigieuses consœurs
lors du symposium «
Creative Post-Production »
(dans le cadre des
Asia Pacific Screen Awards)
Dans le roman de
Chu Tien-wen “ Carnets d’un homme désolé” (《荒人手记》),
le personnage principal qui revient sur sa vie se demande :
« Qui a dit que l’on devrait cultiver son cœur jusqu’à ce
qu’il devienne arbre mort et cendre froide, pour en faire
émerger de nouveaux bourgeons ? » C’était un moine,
maître Hongyi (弘一大師),
qui avait renoncé aux charmes et splendeurs d’une vie
d’artiste brillant pour passer la seconde moitié de son
existence dans un paisible ascétisme.
Je ne suis pas
ainsi ! dit le personnage de Chu Tien-wen. Mary non plus,
elle n’a jamais eu autant d’idées, mais le parallèle n’est
peut-
être pas totalement faux. Après avoir travaillé trente
ans pour les autres, malgré quelques œuvres personnelles –
dont un documentaire sur le poète Breyten Breytenbach où
elle joue subtilement sur les sonorités du néerlandais, de
l’afrikaans et du chinois, car figurent en contrepoint des
poèmes de Breytenbach traduits et lus par Bei Dao - elle a
amorcé un retour sur elle-même, une sorte de retour aux
origines, sachant que tout retour ne se fait jamais
exactement au point de départ, la vie s’est chargée en cours
de route de brouiller les pistes.
Entre deux
montages, entre deux escales, à Hong Kong, à Pékin, à
Istanbul, le spectre de Giulio n’en finit pas de la hanter ;
elle est revenue sur son dernier scénario, qui en est à sa
quatrième mouture, en en faisant d’abord un travail
d’écriture. Elle se sent une affinité naturelle avec l’écrit
- à quinze ans, à Hong Kong, elle publiait déjà dans le
Chinese Students’ Weekly. Mais l’exil imposé a signifié,
avec le dépaysement, une coupure radicale avec la langue.
Elle avait cru trouver l’image comme langage de
substitution, parce qu’elle le croyait universel. Mais c’est
un leurre, un autre mythe ; l’image est peut-être
universelle, mais l’œil qui l’interprète ne l’est pas.
Mary a rencontré le
problème du nomade qu’elle est devenue, nomade moderne à
cheval sur plusieurs cultures, qui passe d’un point à un
autre sans s’approprier l’espace qu’il traverse, comme
Edmond Jabès qui le dit si bien :
Toujours entre deux
horizons ;
entre horizon et /
appels d'horizons.
Outre-frontière.
Mary Stephen
photographe
de ses séries "iPhoto
iDiary"
Après avoir fait le
deuil de sa langue, celle de son enfance et celle de sa
mère, elle s’en est choisi et approprié une autre : ni le
chinois ni le français, mais la lingua franca des
temps modernes et des nouveaux nomades, l’anglais, souple et
modulable à loisir. Mais la langue reste quand même associée
chez elle à l’image, une image, cependant, qu’elle
n’envisage que sous un aspect très personnel, expérimental…
Qui reste à
concrétiser, et qu’il restera à découvrir….
Collaboration avec
Ann Hui
Depuis
2014, Mary Stephen travaille avec la réalisatrice
hongkongaise
Ann Hui (许鞍华).
Elle a monté le film « The
Golden Era » (《黄金时代》)
sur l’écrivaine Xiao Hong (萧红).
Puis elle a
monté le film suivant, « Our Time Will Come » (《明月几时有》),
sur une femme légendaire restée comme l’une des
figures de proue de la résistance sous l’occupation
japonaise de Hong Kong. Le film est sorti en juin
2017 au festival de cinéma de Shanghai.
Enfin, Mary
Stephen a été rappelée à Hong Kong pour monter le
film d’Ann Hui adapté d’une nouvelle de 1943 de
Zhang Ailing (张爱玲)
« Le premier brûle-parfum » (《第一炉香》).
Le film a été présenté hors compétition à la
77ème Biennale de Venise le 8 septembre2020tandis que, le même soir, Ann Hui se voyait
décerner le prix de la Biennale pour l’ensemble de
sa carrière. Mary Stephen a partagé les honneurs du
tapis rouge avec elle.
Ann Hui et Mary
Stephen
(photo personnelle)
Ann Hui et Mary
Stephen (photo personnelle)
Filmographie
sélective
Films chinois
montés par Mary Stephen (Chine continentale et Hong Kong)
2013 China Me, de
Michka Saäl, Chine-France-Canada
2013 China, The New
Empire, de Jean-Michel Carré, ARTE, France
Tous mes remerciements à
Mary pour l’extrême gentillesse avec laquelle elle m’a
consacré une partie de son temps à chacun de ses passages à
Paris depuis plus d’un an et pour l’infinie patience avec
laquelle elle a ensuite corrigé et complété ce texte, qui
est illustré de ses photos personnelles.