|
« Last train
home » : la grande migration des mingong, par Fan
Lixin
par Brigitte Duzan, 01 juillet 2014
Ayant découvert l’étendue des inégalités sociales
engendrées en Chine par la croissance économique
alors qu’il travaillait comme journaliste pour la
télévision nationale,
Fan Lixin (范立欣)
a voulu réaliser des documentaires pour en
témoigner.
Un documentaire sur le problème des travailleurs
migrants…
Sorti en 2009, « Last Train Home » (《归途列车》)
est son premier projet parvenu à maturation. Il
traite du phénomène des mingong, ces
travailleurs migrants venus des villages de
l’intérieur de la Chine apporter leur force de
travail dans les grands centres industriels des
régions métropolitaines, dans les zones côtières.
C’est en grande partie à eux que les Chinois doivent
la formidable expansion économique qu’ils ont connue
à partir du début des années 1990, mais ces
mingong n’ont pas de hukou urbain, ne
sont pas intégrés dans les villes où ils ne peuvent
accéder ni aux services de |
|

Last Train Home |
santé ni aux services scolaires ; ils laissent donc en
général leurs enfants « en arrière » dans leur village, aux
soins des grands-parents ou autres membres de la famille,
créantainsi un autre problème social (1).
… mais vus à travers l’histoire d’une famille emblématique

La foule, à la gare,
sous ses parapluies |
|
Le film commence par une scène apocalyptique dans
une gare, au moment de la grande migration de tous
ces travailleurs cherchant contre vents et marées à
rejoindre leurs familles pour les fêtes du Nouvel
An, attendant dans une cohue indescriptible, et un
tumulte de hurlements et de pleurs d’enfants, un
train qui n’arrivera peut-être jamais.
C’est une première superbe séquence symbolique qui
plonge brutalement dans le chaos de vies brisées,
partagées entre ville |
et campagne en un mouvement incessant, et ruinées par des
réalités économiques incontrôlables.
Mais la caméra se fixe bientôt sur un couple d’âge
moyen l’air effrayé, agrippés à leurs baluchons ;
ils parviennent à grand peine à se hisser dans un
train qui va les emmener chez eux, dans leur village
reculé du Sichuan, à cinquante heures de là, pour
retrouver leurs parents et les trois enfants qu’ils
ont laissés là seize ans plus tôt. Seize années
pendant lesquelles ils ont travaillé comme des
automates mal payés, dans des fabriques mal aérées
et mal éclairées, soutenus par le seul espoir que
leurs salaires permettront de payer des études à
|
|

Les Zhang dans la
foule |
leurs enfants et qu’ils puissent avoir une vie meilleure que
la leur.

Arrivée au pays |
|
Mais, en un
retournement tristement ironique, leur absence même
a réduit cet espoir à néant. La petite fille qu’ils
ont laissée aux soins de ses grands-parents, l’aînée
de la fratrie, en particulier, a grandi avec au cœur
le sentiment d’avoir été abandonnée, comme les
enfants du film de Liu Junyi (1). Frustrée, aliénée,
révoltée contre des parents absents et inconnus, et
contre la vie en général, elle a quitté l’école dans
un acte de rébellion adolescente. Attirée par
l’attrait de l’argent, elle aussi veut devenir une
mingong : un tiers environ
|
des mingong
sont des jeunes filles entre 17 et 25 ans (2). C’est un choc
très dur pour les parents.
Sa révolte,
cependant, prend une signification spéciale : rejet
des valeurs ancestrales, et en particulier de
l’esprit de sacrifice qui a caractérisé des
générations entières de familles chinoises.
Maintenant c’est l’appât du gain qui prime sur la
famille, avec la liberté factice que donne l’argent
gagné.
Ce qui
serre le plus le cœur, c’est que la famille Zhang
est un exemple-type, comme des millions d’autres. La
croissance économique chinoise que l’on dit
|
|

L’usine |
miraculeuse l’a été
à ce prix-là : familles divisées, enfants déstabilisés,
instabilité sociale.
Un très beau film,
tout simplement

La fille |
|
Fan Lixin a
suivi la famille Zhang pendant trois ans. On sent
que l’échec des parents résonne en lui comme un
sentiment de responsabilité personnelle, qui est
celle de tout un pays.
Mais c’est
la beauté des images, signées Fan Lixin lui-même,
qui rend le message si prenant. Dès le début, l’œil
est attiré par les prismes de couleurs des
parapluies au-dessus de la foule : jaunes et bleus,
auxquels se joignent bientôt des turquoise, pourpre,
fuchsia… |
C’est le
soin apporté à l’image qui distingue le documentaire
de Fan Lixin du reportage ordinaire. Prenant par
moment des allures de peinture impressionniste,
certaines scènes sont des compositions visuelles qui
sous-tendent le contenu humaniste du film. Le tout
mis en page par un montage nerveux, signé
Mary Stephen,
qui alterne les séquences visuelles,
justement, pour ne jamais laisser l’esprit en repos.
« Last Train Home » a sidéré quand il a tourné dans
nombre de festivals, en 2010. |
|

La vie au village |
 |
|
Le film a même reçu une autorisation de sortie en
salle en Chine en 2011. Il a été montré au MOMA à
Pékin en juillet. Et puis plus rien… Sans doute trop
inquiétant pour les autorités chinoises, dans un
contexte d’agitation croissante et de début
d’organisation dans les milieux des mingongs.
|
Le site officiel du
film :
http://www.last-train.com/characters/
Le film
Notes
(1) Sur ce même sujet, voir le film de Liu Junyi (刘君一)
réalisé en 2006 :
« Left
Behind Children » (《留守孩子》)
(2) La vie de ces mingong femmes est bien plus dure
encore que leurs homologues masculins, voir le roman de
Sheng Keyi (盛可以)
« Filles du Nord » (《北妹》) :
http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Sheng_Keyi.htm
|
|