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« A Song Sung Blue » : délicat petit ovni signé Geng Zihan… le cinéma chinois au féminin

par Brigitte Duzan, 20 juin 2023

 

 

A Song Sung Blue

 

 

Premier long métrage de la jeune réalisatrice Geng Zihan (耿子涵), « A Song Sung Blue » (Xiao bai chuan小白船) a fait partie des cinq projets lauréats du programme de soutien aux jeunes réalisateurs de la China Film Directors’ Guild (CFDG) lors de sa 7ème édition [1] et il a été présenté au FIRST film festival de Xining en 2022. Le film était en compétition à la Quinzaine des cinéastes au festival de Cannes en mai 2023. Il est encore en compétition au festival de Biarritz fin juin-début juillet 2023 et va sortir sur les écrans français début décembre : les spectateurs français vont pouvoir découvrir un délicat petit bijou de sensibilité à fleur de peau où rien n’est appuyé, et presque rien n’est dit.

 

Pour commencer, chose rare dans les films chinois aujourd’hui, le scénario est très bien écrit ; il est une version développée du travail de fin d’études de la scénariste Liu Yining (刘亦宁).

 

Le scénario

 

Les grandes lignes

 

La jeune Liu Xian (刘娴), 15 ans, doit aller passer l’été chez son père car sa mère, qui est médecin et avec laquelle elle vit depuis qu’elle a divorcé, doit partir en mission en Afrique. Liu Xian ne connaît pas son père et la nouvelle tombe comme un couperet. Elle arrive le visage fermé chez son père qui vit d’un petit studio de photographie, aidé d’une assistante qui est aussi devenue sa compagne. D’origine coréenne, celle-ci a une fille de dix-huit ans, Mingmei (明美), délurée et consciente de plaire, l’exact opposé de Liu Xian qu’elle fascine dès le premier abord.

 

Mingmei prend Liu Xian sous son aile comme une petite sœur, et l’emmène avec elle jouer aux cartes avec ses amis coréens. Mais elle a aussi une liaison avec un homme marié. Un soir, elle rentre le visage tuméfié après avoir été battue par l’épouse ulcérée. Liu Xian sort sa trousse de pharmacie et lui désinfecte délicatement le visage – séquence très longue qui est aussi un moment très doux, où Mingmei se confie et qui contribue à resserrer les liens entre elles et nourrir un sentiment très subtil, entre amitié et amour adolescent.

 

Le rêve de Mingmei est d’ouvrir un magasin de tapis ; afin de réunir l’argent, elle suit une formation pour devenir hôtesse de l’air. De combien as-tu besoin ? demande Liu Xian. 30 000 yuans, répond Mingmei. Qu’à cela ne tienne, Liu Xian vole le téléobjectif de son père et essaie de le vendre… mais cela ne tourne pas au drame, tout rentre dans l’ordre, le téléobjectif est rendu à son propriétaire.

 

Au collège, Liu Xian fait partie d’une chorale et répète un spectacle pour la fête de fin d’année. Mingmei lui promet de venir la voir, mais part avant la fin. Liu Xian la cherche désespérément dans l’assistance et en oublie de chanter. On lui explique ensuite que Mingmei a été embauchée comme hôtesse de l’air ; elle est partie comme une ombre, sans un aurevoir… Son copain coréen explique à Liu Xian qu’il la connaît depuis l’âge de douze ans et qu’elle a toujours été comme ça, imprévisible, depuis la mort de son père.

 

Plus tard dans l’année, en plein hiver, elle réapparaît soudain et invite Liu Xian a un mariage : celui de sa mère, qui se marie avec un riche paysan coréen. Mère et fille vont partir, le studio de photo ne fait plus recette. Ce sont des retrouvailles qui sont en fait le véritable aurevoir de Mingmei… c’est le sens de la chanson nord-coréenne qu’elle chante au mariage, à l’intention de Liu Xian qui retient ses larmes.

 

La mère reprend sa fille, le père reste seul ; Liu Xian, finalement, se sépare de lui à regret : l’été les aura rapprochés, la sensibilité du père étant proche de la sienne sous ses dehors apparemment mal dégrossis. Mingmei restera un rêve non abouti, mais très doux, l’espace d’un été.

 

Le cadre et le contexte

 

L’histoire se passe à Harbin (哈尔滨), dans le nord-est de la Chine, pendant les années 2010. C’est le moment où se développent les appareils photos sur les portables qui vont rendre obsolètes les studios photos qui faisaient partie du paysage urbain de la Chine maoïste et post-maoïste. D’où l’impression un peu fin de siècle de la boutique du père. En même temps, c’est un cadre métaphorique pour l’histoire, étant un lieu privilégié pour inciter chacun à se montrer sous son meilleur jour, et à sortir de sa coquille pour se faire prendre en photo. Ce sont d’ailleurs les photos de Mingmei sur les murs qui accueillent Liu Xian et attirent son regard quand elle arrive.

 

 

A Song Sung Blue, le portrait sur le mur

 

 

Par ailleurs, le scénario utilise subtilement les caractéristiques socio-culturelles de la ville de Harbin [2], et beaucoup moins ses attraits touristiques de ville hivernale célèbre pour son festival de sculptures de glace. Deux éléments importants du scénario sont typiques de la ville : d’une part, la présence russe, toujours sensible, des Russes blancs ayant commencé à s’installer là à la fin de 1918, pendant la guerre civile russe [3]. Dans le film, Mingmei est invitée par l’homme marié qu’elle fréquente dans un restaurant russe, et il commande des plats typiquement russes.

 

Par ailleurs, la ville a vu arriver un grand nombre de réfugiés nord-coréens partis de chez eux pour échapper à la famine depuis le milieu des années 1990 [4]. C’est l’un des éléments narratifs importants du scénario puisque Mingmei et sa mère sont d’origine nord-coréenne ; le scénario a mis en scène la communauté nord-coréenne de Harbin dans les scènes où Mingmei introduit sa « petite sœur » dans son groupe de copains coréens et dans la séquence du mariage à la fin du film, mais c’est aussi la source du leitmotiv musical du film.

 

Berceuse chinoise, chant d’adieu coréen

 

La chanson que répète Liu Xian avec sa chorale est une berceuse très populaire en Chine, intitulée « Le petit bateau blanc » (Xiao bai chuan小白船), qui a donné le titre chinois du film.

 

 

La berceuse Xiao bai chuan

 

Cependant, c’est à l’origine une chanson nord-coréenne intitulée « Demi-lune » (《半月》"반달"), écrite en 1924 par le compositeur coréen Yin Kerong (尹克荣 윤극), puis traduite en chinois et introduite en Chine en 1950. En fait, il ne s’agissait pas d’une berceuse, mais d’un chant funèbre écrit par le compositeur pour sa sœur qui venait de perdre son mari, une sorte d’élégie à la mémoire du disparu. C’est donc un chant métaphorique sur la perte du pays natal, mais c’est aussi un chant d’adieu. C’est le sens qu’il prend quand il est chanté par Mingmei à l’intention de Liu Xian lors du mariage de sa mère.

 

 

La chanson coréenne

 

Des personnages complexes, un scénario subtil

 

Le film est centré sur la relation entre Mingmei et Liu Xian, les autres personnages ne sont donc pas développés plus que nécessaire, et en particulier le père de Liu Xian ou l’ami coréen de Mingmei.

 

Mingmei et Liu Xian, quant à elles, sont des personnages dont la complexité, loin de tout cliché, se révèle autant par le non-dit que par le discours.

 

- Liu Xian est une ado introvertie dont le caractère a été déterminé par le rapport à sa mère : elle est choyée certes, mais très seule dans sa dépendance affective à une mère que son métier oblige à être d’astreinte de nuit à l’hôpital et qu’elle passe son temps à attendre. Le visage fermé, Liu Xian semble être comme en retrait du monde. Le soir de la fête de sa chorale, quand elle arrive, il n’y a plus de costume féminin, qu’à cela ne tienne, elle en prend un masculin, sans le moindre émoi. Aucun symbole caché (foin des clichés) : cela n’a pas d’importance, c’est tout. Le symbole ne vient que lorsqu’elle doit le rendre, après la fête : le vêtement bien plié posé sur la pile des autres est l’image de la fin de la fête, la fin de l’été, fin de partie, dirait Beckett…

 

Alors évidemment, Liu Xian est subjuguée par Mingmei, irrésistiblement attirée par elle : Mingmei lui ouvre un monde inconnu, inexploré, fascinant. Mais ce n’est pas tant le monde, qui est fascinant, que Mingmei elle-même.

 

- Mingmei, c’est Liu Xian à l’envers. Elle a perdu son père, est en rapport conflictuel avec sa mère, jouit du plaisir de plaire, et l’affirme haut et fort. Mais ce n’est pas si simple ; finalement, elle est fragile elle aussi, dans son besoin d’affection, de tendresse. Et Liu Xian lui apporte justement cela, que ne lui apportera pas son riche amant marié : la sécurité de se sentir aimée. Aimée sinon désirée, car c’est une autre histoire ; le désir est là, sans doute, mais ni l’une ni l’autre ne semble vouloir l’affronter ; on n’est pas dans du Céline Sciamma, et certainement pas dans sa « Naissance des pieuvres » auquel « A Song Sung Blue » est souvent comparé. Là où Sciamma énonce et montre en célébrant les corps, Geng Zihan et sa scénariste préfèrent jouer de ce qui fait la subtile beauté de la poésie chinoise, ce que François Jullien a appelé « la valeur allusive » [5], qui est capacité d’évocation.

 

Mingmei est une ombre qui passe, fuyante, ici maintenant, ailleurs l’instant suivant : insaisissable. C’est, a dit la réalisatrice dans plusieurs interviews [6], l’image de la grande sœur rêvée que l’on voit soudain passer dans la rue… C’est la fleur entrevue dans la nuit, envolée au matin, comme dans le poème de Bai Juyi (白居易) : 花非花 夜半来,天明去。…/去似朝云无觅处。Fleur, est-ce une fleur ? … arrivée à minuit, à l’aube disparue. … envolée comme la nuée du matin, nul ne sait où.

 

Il restait à mettre tout cela en images, et c’est très réussi.

 

Le film

 

Comme l’a répété Geng Zihan à de multiples reprises lors d’interviews, le film reflète les expériences vécues de celles qui l’ont réalisé. Car c’est une création d’une équipe presque exclusivement féminine dont beaucoup des membres se connaissaient, elles ont le même âge [7]. C’est de leur sensibilité que le film est fait.

 

 

A Song Sung Blue, entre rêve et réalité (photo Xining)

 

 

L’équipe

 

Au début était le verbe, c’est le scénario de Liu Yining (刘亦宁), une amie de la réalisatrice Geng Zihan. Il faut ensuite citer la productrice, Jane Zheng (郑菁), dont le rôle a été déterminant, dès le casting, et à laquelle il faut joindre aussi, côté production, l’actrice Liang Jing (梁静) qui joue également le rôle de la mère de Mingmei dans le film [8], ainsi que la coproductrice Justine O.

 

 

Zhou Meijun et Huang Ziqi avec Jane Zheng (photo Sohu)

 

 

La photographie est également une signature féminine, ce qui n’est pas courant : Hao Jiayue (郝嘉越). Elle est sortie diplômée en 2014 du département photo de l’Institut du cinéma de Pékin et elle travaille avec Geng Zihan depuis 2016. Elle a particulièrement su capter les émois intérieurs des personnages par des zooms sur les visages, tandis que les zooms sur les objets apportent une sensation palpable. Mais elle a aussi joué de la pénombre, et des ombres fugitives sur la peau, au gré des lumières des voitures qui passent dans la rue, comme de fugaces caresses.

 

Une attention particulière a été portée à la couleur, au son et au montage, pour lesquels il a été fait appel à des compléments masculins. Le montage en particulier a été réalisé par Matthieu Laclau, aux côtés de la monteuse Tsai Yann-Shan ; ils ont collaboré tous deux avec Jia Zhangke, entre autres, et travaillé ensemble en particulier pour « Nina Wu » (《灼人秘密》) de Midi Z, en sélection à Cannes en 2019.

 

 

Montage : Matthieu Laclau et Tsai Yann-shan (à g.), ici avec la coproductrice Justine O (à dr.)
Tous trois présentant à Cannes « Nina Wu » de Midi Z en 2019.

 

 

Signalons aussi la cheffe décoratrice Du Luxi (杜露希), qui a travaillé entre autres avec Lou Ye (娄烨), et le chef du son Zhang Yang (张阳) dont le dernier travail était sur « Le lac aux oies sauvages » (《南方车站的聚会》) de Diao Yinan (刁亦男).

 

Les interprètes

 

Le choix des principaux interprètes complète ce tableau d’excellence.

- Zhou Meijun (周美君) dans le rôle de Liu Xian.

Elle a été remarquée au casting par son naturel devant la caméra, dit la réalisatrice, mais elle arrivait avec l’aura de son rôle dans « Angels Wear White » (《嘉年华》) de Vivian Qu (文晏).

- Huang Ziqi (黄子琪) dans le rôle de Mingmei.

Née 1998, elle a fait ses classes à l’Institut central d’art dramatique, comme Geng Zihan. Elles sont amies depuis le collège et ont une entente parfaite. Huang Ziqi a déjà joué dans les courts métrages de Geng Zihan. 

Elle a souffert avec son personnage pendant le tournage, dit la réalisatrice ; en particulier dans la séquence où Mingmei retrouve le piano que lui avait acheté son père et se met à jouer en disant laconiquement «  J’ai juste pas de chance »… tristesse communicative.

- Liang Long (梁龙) dans le rôle du père de Liu Xian.

Né en 1977,  il a créé en 1999 le groupe « Second-Hand Rose Band » (二手玫瑰乐队). En 2020 il est passé derrière la caméra pour réaliser son premier film, « Da Ming » (《大命》). Derrière les apparences de joyeux luron plein d’humour que déteste au départ sa fille, il a su insuffler à son personnage une profondeur faite d’attention aux autres qu’elle finit par apprécier, au point de regretter de le quitter quand sa mère revient la chercher.

- Liang Jing (梁静) dans le rôle de la mère de Mingmei.

Qui a donc également été productrice exécutive du film.

 

 

Les actrices, la réalisatrice et les productrices du film (photo Sohu)
De g. à dr. Geng Zihan, Zhou Meijun, Huang Ziqi, Jane Zheng et Liang Jing
耿子涵、周美君、黄子琪、郑菁、梁静

 

 

Il faudrait pour être juste ajouter d’autres noms encore. « A Song Sung Blue » a rassemblé les meilleurs talents du cinéma chinois du moment, dans son acception spécifique de cinéma d’auteur, hors des circuits officiels. S’il n’est pas parfait, il est étonnant pour un premier film. Il apparaît comme un ovni dans le paysage cinématographique chinois actuel : un film hors des sentiers battus, et de la vogue, en Chine, des blockbusters patriotiques promus par le pouvoir, des comédies populaires prisées du secteur commercial, et, de plus en plus, des films noirs ou de science-fiction.

 

Passé miraculeusement entre les mailles de la censure à un moment de relâchement (relatif) après la nomination d’un nouveau responsable du Bureau en janvier 2023 [9], « A Song Sung Blue » préfigure un courant de cinéma au féminin qui a commencé à émerger depuis quelques années et où Geng Zihan et son équipe ont d’ores et déjà une place de choix.

 

 

Interview de la réalisatrice

 

 


 


[2] Où le film a été tourné pendant l’été 2021.

[3] Voir par exemple la novella de Chi Zijian (迟子建) « Bonsoir, la Rose » (《晚安玫瑰》) qui se passe à Harbin et dont le personnage principal est une vieille femme d’origine russe.

[5] La valeur allusive, Puf, coll. Quadrige, 2003, reprise en facsimilé de l’édition de l’EFEO, Paris, 1985, vol. CXLIV.

[6] L’interview en anglais dans le press book, mais encore mieux l’interview en chinois de VogueFilm publiée par sohu (avec de superbes photos) : https://www.sohu.com/a/678711384_121119369

[7] Deux hommes se sont joints à l’équipe par la suite, un pour la correction de la couleur, l’autre pour le montage.

[8] Créditée comme 出品人et 监制 : executive producer.

Mais on note aussi parmi les anges producteurs qui ont veillé sur ce berceau Wang Hongwei (王宏伟), Ning Hao (宁浩) et Guan Hu (管虎).

[9] Mais certaines images ont disparu du film présenté à Cannes comparé à la version présentée à Xining.

 

     

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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