|
« Urtin Duu », hommage personnel de Hasi Chaolu à une
tradition de chant deux fois millénaire
par Brigitte
Duzan, 8 décembre 2008, révisé 22 mai 2020
Sorti en
2007,
« Urtin
Duu » (《长调》)
est un film très personnel de
Hasi Chaolu (哈斯朝鲁).
Il a été programmé à Paris en 2008 dans le cadre du
« Panorama du cinéma chinois », et
le réalisateur
a été invité à cette occasion à venir le présenter.
Comme je lui demandais quelle avait été la genèse du
film, il m’a répondu qu’il l’avait « porté en lui »
pendant des années.
Le « chant
long » de la tradition mongole
Duu
désigne un chant traditionnel mongol qui peut
prendre deux formes : une forme courte, ou
boghino duu, sans vocalises et d’un rythme
rapide, et une forme longue, ou urtin duu :
dans ce cas, le chant est construit en strophes,
avec des passages fréquents de la voix de gorge à la
voix de tête. Ce sont des chants dont l’origine
remonterait au septième siècle de notre ère, quand
le mode de vie des Mongols a commencé à évoluer,
d’une vie de chasseurs à une vie de nomade dans les
prairies de la Mongolie occidentale. |
|
Urtin Duu |
Evidemment, il
s’agit là d’une tradition orale qui s’est transmise de
génération en génération, et prend des formes variées en
fonction des événements qu’elle célèbre.
Lui-même d’origine
mongole, Hasi Chaolu (哈斯朝鲁)
a voulu apporter sa contribution à la transmission de
cette tradition qui n’intéresse que marginalement les jeunes
générations ; pour beaucoup, les jeunes ne parlent même plus
la langue mongole. L’urtin duu a été classé
« Héritage oral intangible de l’humanité » par l’UNESCO en
2005. Mais Hasi Chaolu s’est déclaré en être plus attristé
que réjoui : il trouve en effet triste que l’on doive
recourir à de telles mesures pour éviter que disparaisse une
telle tradition. Chaque Mongol a sa propre version de l’urtin
duu, dit-il, et son film est sa version personnelle, son
urtin duu à lui.
Histoire d’un
retour aux sources
Qiqige et le petit
chameau |
|
« Urtin
Duu » (《长调》)
se passe dans la région de l’Ordos, en voie de
désertification quasi-totale, ce qui est un problème
supplémentaire pour la préservation de la culture
locale. Une chanteuse spécialiste de ce « chant
long » traditionnel habitant Pékin, Qiqige (其其格),
décide de revenir chez elle, en Mongolie, après la
mort accidentelle de son mari dont elle se sent
responsable : il travaillait dans un club hippique
dont il voulait racheter un cheval mongol pour le
remettre en liberté ; comme elle s’y |
opposait, il était
parti en claquant la porte et s’était fait renverser par une
voiture.
Le traumatisme lui
ayant fait perdre sa voix, après une tentative de suicide,
elle entreprend donc un voyage qui est comme un retour aux
sources. Sa voiture l’ayant lâchée en chemin, un chemin que
le réalisateur nous fait parcourir peu à peu, en suivant la
désertification progressive du paysage, elle finit à pied,
dans un cadre grandiose de montagne balayée par le vent…
Quand elle arrive, elle apprend que la chamelle préférée de
son mari est morte en donnant naissance à un bébé chameau
qui, depuis lors, revient pleurer à l’endroit où sa mère a
été enterrée, sous un arbre desséché. On a là une image
empreinte d’une très forte symbolique : la chamelle meurt
comme meurent la culture locale et les chants traditionnels,
mais en laissant derrière elle un jeune et fragile chameau
auquel il convient dès lors de trouver un substitut de mère.
La quête
de Qiqige s’achève lorsque sa mère a enfin trouvé
une chamelle qui, elle, vient de perdre le bébé
chameau qu’elle venait de mettre au monde. Le
problème, c’est qu’elle refuse de nourrir l’autre et
se dérobe quand on tente de le faire approcher. La
mère de Qiqige commence alors à chanter, un chant
traditionnel appelé « chant pour encourager à
allaiter » (《劝奶歌》)
.
Qiqige retrouve alors sa voix, et se met à son tour
à chanter, d’une voix d’abord enrouée, puis de plus
en plus claire. La chamelle se calme et laisse le
petit chameau venir téter. On |
|
Et la chamelle |
semble voir une larme couler de son œil
aux longs cils...
Un film lent,
douloureux et ambigu
C’est un film au
rythme lent, au style volontairement simple, interprété par
des acteurs non professionnels qui ne jouent pas un rôle,
mais se contentent d’être eux-mêmes et, ce faisant, donnent
au film une authenticité immédiate.
La mère |
|
Alatan
Qiqige est, dans la vie, l’une des chanteuses d’urtin
duu les plus célèbres en Chine. Sa mère Da Xima,
qui joue également dans le film, était alors une
vieille dame de 74 ans, elle-même chanteuse d’urtin
duu, qui chantait encore remarquablement bien ;
c’est elle qui a transmis la tradition à sa fille.
En ce sens, le film plonge vraiment dans la
tradition de transmission orale de ce chant. La
musique du film est signée Chagan (查干),
musicien et chef d’orchestre que l’on voit
apparaître dans ce dernier rôle lors d’un concert de
Qiqige à Pékin, au début du film. |
Cette séquence, à mon sens, donne toute la dimension
tragique des efforts déployés pour préserver des cultures
qui se meurent aujourd’hui tout simplement parce que
changent les modes de vie. Le chant qu’interprète Qiqige
dans cette séquence est l’un des grands chants
d’urtin duu,
et l’une des plus célèbres interprétations de Qiqige : « La
montagne sacrée couleur d’or » (《金色圣山》).
Elle est ici mise en scène comme une véritable aria d’opéra,
accompagnée par un orchestre symphonique jouant sur
instruments modernes. C’est superbe, indéniablement. Mais on
reste songeur : cette musique traditionnelle était liée à la
vie, n’avait tout son sens que comme célébration quasi
religieuse d’une existence très proche de la nature. La
tradition préservée devient une reconstruction
intellectuelle en milieu urbain, une mise en boîte luxueuse
pour consommateurs nostalgiques.
Les
dernières images du film sont une vision onirique du
mari de Qiqige s’éloignant au galop comme il était
parti des années plus tôt pour aller travailler à la
ville, et faisant reverdir au passage le désert sous
les sabots de son cheval. Cela peut être compris
comme une image d’espoir, espoir dans un avenir où
la vieille culture mongole aura retrouvé son aura
grâce aux efforts de chacun ; on peut aussi y voir
une vision nostalgique d’un passé qui n’est déjà
plus. |
|
Le concert |
C’est cette
douloureuse ambiguïté qui donne toute sa profondeur au film.
On y sent l’hommage ému d’un enfant du pays qui revient sur
ses origines. Mais il en est lui aussi déjà loin…
|
|