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« Pinoy
Sunday » ou Manille à Taipei : premier long métrage réussi
de Ho Wei-ding
par Brigitte Duzan, 13 novembre 2014
« Pinoy Sunday » (《台北星期天》)
reflète bien l’intérêt de
Ho Wei-ding (何蔚庭)
pour les croisements de cultures, dont il est
lui-même imprégné : vraiment chez lui nulle part, et
étranger partout. Cela donne un œil ouvert sur le
monde, dont même le quotidien recèle des trésors
souvent insoupçonnés par ceux qui passent sans le
regarder.
« Pinoy Sunday » est le résultat de ce regard posé
sur un quartier bien spécifique de Taipei, celui
situé autour de l’église catholique St-Christopher,
sur Chungshan Bei Lu (中山北路) ;
peuplé d’immigrants philippins, on l’appelle « Les
petites Philippines » (小菲律宾).
C’est la joie de vivre, l’optimisme fondamental de
tous ces gens qui l’a frappé alors qu’il se
promenait un dimanche dans le quartier et qu’il a
voulu rendre dans son film.
Une histoire emblématique de canapé
Qu’arrive-t-il quand quelqu’un oublie un canapé sur
un trottoir à Taipei, et que deux Philippins le
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Pinoy Sunday |
remarquent ? Une petite épopée transformée en road movie
dominical dans les rues de la capitale, aussi drôle qu’un
film des Marx Brothers.
Un canapé oublié : l’aubaine !
Deux travailleurs philippins à Taipei, Manuel et Dado,
découvrent un dimanche matin un canapé – rouge – que ses
propriétaires ont abandonné sur le bord d’un trottoir. Dans
une vie bien réglée où les biens ne sont pas légion, c’est
là une occasion fabuleuse de posséder quelque chose. Encore
faut-il le transporter jusqu’au dortoir où les loge leur
employeur, à l’autre bout de la ville.
Le transport du
canapé, à pied |
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C’est lourd et encombrant, et l’entreprise s’annonce
dès l’abord ridicule et absurde, dès lors qu’il faut
traverser tout Taipei, et, en plus, arriver à bon
port avant le couvre-feu imposé par l’usine à ses
ouvriers. Mais c’est compter sans l’esprit de
persévérance et de résilience des deux copains, qui
rêvent de pouvoir ainsi rendre plus humain leur
sinistre dortoir. Comme dans tout road movie qui se
respecte, le parcours s’avère plein d’obstacles et
d’embuches, mais aussi ponctué de rencontres aussi
diverses qu’inattendues et drôles qui dressent en
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même temps un portrait de la mosaïque humaine de la
capitale, doublée d’une babel linguistique – tagalog,
mandarin, taïwanais, bribes d’anglais, et bien sûr
philippin.
Le film est conçu comme une suite de petits tableaux
centrés sur un problème et/ou une rencontre, chaque
séquence soulignant l’optimisme foncier des deux
compères, fondé sur la plus parfaite innocence, qui
est la clé de leur capacité de survie. En fin de
journée, cependant, ils sont encore loin du but,
l’heure du couvre-feu approche avec le coucher du
soleil, ils risquent d’être renvoyés dans leur pays,
un vent de panique souffle soudain ; mais il ne dure
pas : alors que la nuit tombe, ils s’assoient pour
un dîner baroque au bord de |
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Et en camion-tricycle |
l’eau, et oublient un instant leurs problèmes en égrenant
leurs souvenirs du pays. Finalement, ils sont vaincus par la
traversée du fleuve, vaincus mais non défaits : sur leur
canapé flottant au fil de l’eau, ils finissent la journée en
oubliant leurs déboires dans des chansons de chez eux…
Un canapé métaphorique et un voyage emblématique
Confrontation des
caractères, soulignée par les couleurs |
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Ce canapé flottant est la plus belle trouvaille du
film : un véritable rêve sous le ciel étoilé,
dérivant sans contrainte vers un avenir incertain,
certes, mais célébré en musique.
Et le voyage inabouti du canapé, chaotique et ardu,
prend en fin de compte des allures de voyage de
découverte, d’obstacle surmonté en rencontre
imprévue, comme une image en miroir de leur propre
vie, où le tragique se teinte à chaque |
instant de comique, et où le moindre incident est à prendre
avec humour.
Réussite due à la peinture de caractères et à
l’interprétation
Si le film est une réussite, c’est bien sûr pour
lescénario, coécrit avec Ajay Balakrishnan : il
évite les lourdeurs de la critique qu’on aurait pu
attendre sur les injustices sociales dont sont
victimes les deux protagonistes, et s’attache à la
place à approfondir l’étude de caractère, ce qui est
typique de l’art de Ho Wei-ding ; c’est cela qui
permet au film de dépasser la pure anecdote.
- Dado est le travailleur migrant typique. Il a
laissé sa femme et sa petite fille aux Philippines
pour venir travailler à Taipei, sur |
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Paysage urbain
grisâtre, sur fond d’usine |
une chaîne de montage, et envoie chaque mois chez lui la
quasi-totalité de son salaire pour améliorer l’existence de
sa petite famille. Mais la vie est ce qu’elle est, il a beau
les aimer beaucoup, cela fait trop longtemps qu’il est loin
de chez lui, et il a noué une relation avec une jeune femme
qui travaille comme aide-ménagère.
- Manuel, lui, est sans attaches familiales ni
responsabilités financières. C’est un esprit
romantique, et un garçon séduisant, qui passe son
temps libre à faire des conquêtes féminines, mais
sans toujours y réussir. Il rêve de pouvoir aménager
la terrasse sur le toit du dortoir où ils sont tous
les deux logés, pour pouvoir s’y installer
confortablement, en regardant les étoiles, et buvant
de la bière, rêve soudain de l’ordre du possible
quand apparaît le canapé oublié sur le trottoir. |
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Couleurs du quotidien |
C’est l’interprétation des deux acteurs jouant les
rôles de Manuel et Dado, deux acteurs très connus
aux Philippines, qui parfait la peinture de ces deux
caractères si différents : leurs personnalités en
épousent parfaitement les différences.
- Dado est interprété par Bayani Agbayani, un
acteur originaire des quartiers pauvres de Manille,
qui en a acquis l’humour populaire. C’est une
chanson à la télévision qui l’a rendu |
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Bayani Agbayani dans
le rôle de Dado |
célèbre, otsootso (huit huit) ; elle a ensuite inspiré un
film tout aussi populaire et fait la gloire de son
interprète.
Otso Otso
- Manuel est interprété par (Jeffrey) Epy Quizon,
qui est, lui, le fils du “roi de la comédie” des
Philippines, Dolphy. Epy est devenu célèbre en 2001
pour son rôle dans « Markova: Comfort Gay », un film
sur la vie de Walter Dempster, le dernier des
« comfort gays » philippins qui travaillaient pour
l’armée japonaise pendant la seconde guerre
mondiale : le rôle de Markova âgé est joué par
Dolphy, tandis que ses deux fils, Epy et Eric,
incarnent respectivement Markova jeune et adulte.
Epy a obtenu de nombreux prix |
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Epy Quizon dans le
rôle de Manuel |
pour ce rôle, et a continué en jouant aussi bien au cinéma
qu’à la télévision.
Une longue gestation, mais récompensée
Ho Wei-ding a eu l’idée de ce film et l’intention de le
tourner dès 2005, l’année où son court métrage « Respire » a
été primé au festival de Cannes. Mais, il ne fut pas facile
de trouver des investisseurs pour un film fait par un
réalisateur de nationalité malaise vivant à Taipei sur des
immigrants philippins.
Repas improvisé |
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Ho Wei-ding a fait preuve d’autant de persévérance
que ses deux personnages pour transporter leur
canapé. Mais pour qu’il commence à rencontrer
quelques marques d’intérêt, il fallut d’abord qu’il
prouve ce qu’il pouvait faire en réalisant un second
court métrage, « Summer Afternoon », également
sélectionné au festival de Cannes.
C’est après son troisième voyage à Cannes, cette
fois pour l’Atelier de la Cinéfondation, que la
Taipei Culture Foundation de Taipei et le
Département des affaires culturelles de la
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ville ont finalement apporté les premiers financements.
Puis, en mai 2009, NHK,
l'entreprise publique qui gère les stations de radio et de
télévision du service public au Japon, a accepté
d’investir dans le projet.
Enfin, le producteur philippin Mark Meily et Spark
Films se sont alors joints au tour de table, ce qui
a assuré la crédibilité du projet sur son marché de
base. Le film a été achevé à temps pour être
présenté aux principaux festivals de l’année 2010,
et il est sorti le 7 mai à Taiwan.
« Pinoy Sunday » a valu à Ho Wei-ding le prix du
meilleur nouveau réalisateur au festival du Golden
Horse, et la célébrité. |
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Le canapé flottant et
le chant dans la nuit, comme un songe éveillé |
Bande annonce
Note sur le titre
Pinoy
est un terme désignant le peuple philippin, aux Philippines
et dans le monde entier. Il est formé des quatre dernières
lettres de
Filipino et
du suffixe diminutive – y en tagalog (la langue parlée par
90% de la population, soit comme première soit comme seconde
langue, qui est de facto langue officielle
de la République des Philippines,
avec l'anglais et l'espagnol).
C’est le terme qui fut utilisé pour se désigner par les
Philippins de la première vague d’immigrants aux Etats-Unis,
avant la première guerre mondiale.
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