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« Poussières dans le vent » : la vie qui passe….
par Brigitte
Duzan, 16 août 2012
Dernier
volet de ce qu’il est convenu d’appeler sa
« trilogie de l’adolescence », « Poussières dans le
vent » (《戀戀風塵》/《恋恋风尘》)
est un film clé dans l’œuvre de
Hou Hsiao-hsien (侯孝贤) : un film charnière où son style caractéristique trouve un premier
aboutissement et qui, en même temps, parachève la
partie autobiographique initiale de son œuvre,
amorcée en 1983 avec « Les garçon de Fengkuei » (《风柜来的人》).
Le film
est ressorti en salles le 1er août 2012,
dans une
copie
restaurée avec soin,
après une première sortie en France le 20 mars 1991.
Cela fait près de vingt ans, et le charme opère
toujours : le film n’a pas pris une ride. Au
contraire, il semble que, avec le recul du temps, on
soit plus à même de l’apprécier aujourd’hui. Il
apparaît comme une transition vers une autre
approche de l’histoire.
Adolescence à Taiwan dans les années 1960 |
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Affiche chinoise |
« Poussières dans
le vent » commence comme l’histoire de deux jeunes
adolescents à Taiwan, au milieu des années 1960 :
Ah-Yuan/Wan (林文远) et
Ah-Yun/Huen (江素云)
vivent dans la campagne taiwanaise, dans des familles de
mineurs ; ils sont amis d’enfance et camarades de classe, en
dernière année de lycée. Bon élève, Ah-Yuan décide de partir
à Taipei travailler dans une imprimerie, en suivant des
cours du soir pour essayer de rentrer à l’université. Ah-Yun
le rejoint peu après, et travaille de son côté dans un petit
atelier de confection.
Affiche française |
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Très
attachés l’un à l’autre, ils tentent de préserver
leur amour fragile dans la grande ville où ils sont
un peu perdus et connaissent les déboires urbains
habituels : Ah-Yuan se fait ainsi voler la moto avec
laquelle il fait des livraisons. Mais Hou
Hsiao-hsien traite la vie quotidienne avec une
légèreté et une distance qui désamorcent toute
tendance au mélodrame.
Leur
existence est cependant bouleversée, et le film
prend un nouveau cours, quand Ah-Yuan reçoit sa
feuille de conscription : il doit faire trois ans de
service militaire. La séparation est brutale et
douloureuse. Ah-Yuan est affecté à une unité
stationnée à Quemoy - ou Kinmen/Jinmen (金门),
îles administrativement rattachées à Taiwan, mais
réclamées par la Chine populaire, ce qui a créé une
situation de crise dans les années 1950.
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La séparation va
cependant être fatale au jeune couple : Ah-Yun mentionne en
passant dans une lettre qu’elle est allée voir un film avec
le facteur, finit par ne plus écrire, et, deux mois plus
tard, Ah-Yuan apprend qu’elle s’est mariée, avec le facteur.
Il s’effondre en pleurs, scène d’autant plus frappante que
les deux jeunes ont jusque là maintenu une retenue sans
faille dans leur relation.
Mais le
film conclut sur le retour d’Ah-Yuan au village : il
y retrouve son grand-père, personnage haut en
couleur en train de soigner ses plans de patates,
qui se répand en explications répétitives sur les
difficultés de cette culture. Wan l’écoute
calmement, accroupi sur le bord du lopin de terre :
la crise est passée, la douleur aussi, ne restent
des épreuves du passé récent que quelques souvenirs
… aussi ténus que poussières dans le vent. |
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Retour du lycée, au
début du film |
Un film
parfaitement maîtrisé
Concluant la
période des souvenirs des années d’adolescence de la
génération du réalisateur, « Poussières dans le vent »
marque l’aboutissement de la première phase de l’œuvre de
Hou Hsiao-hsien : son style
caractéristique est désormais établi et sa thématique
elle-même va ensuite évoluer, vers une réflexion sur
l’histoire.
Une histoire au
quotidien, filtrée par le souvenir
Le grand-père, Li
Tian-lu |
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Le film
est le souvenir ému et un peu flou d’une époque,
mais vue au quotidien, dans ses répercussions sur la
vie des gens : les jeunes de son âge dans les années
1960, avec tout leur entourage, famille et amis. Hou
Hsiao-hsien filme avec émotion et humour des
personnages tellement vivants et réels qu’ils en
deviennent emblématiques, en particulier les
parents, et surtout le grand-père d’Ah-Yuan,
interprété par un acteur qui va devenir une figure
récurrente des films du réalisateur :
Li Tian-lu
(李天禄).
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L’histoire est
présente, mais en filigrane, à travers le prisme du
souvenir, mais aussi à travers celui du quotidien qui en
atténue la portée et la relègue à un rôle secondaire, qu’il
s’agisse du mouvement contestataire des mineurs, vue de
façon elliptique du point de vue du père et de ses amis, ou
du problème de Quemoy/Kinmen. Dans ce cas,
le film évoque ce
problème politique de très loin, et de façon humoristique :
l’accueil par les soldats taiwanais d’une famille de
pêcheurs cantonais dont le bateau s’est échoué là est
l’occasion d’une séquence traitée sur le mode comique, qui
surprend d’ailleurs dans le contexte du film ; on sent qu’il
s’agit d’une histoire vécue.
L’histoire
rencontre la vie, et vice versa : elle est un cadre.
Elle évoque un pays en profond bouleversement, où
les jeunes sont happés par l’attrait de la ville qui
se développe dans un autre monde que le leur, celui
de la campagne taiwanaise figée dans ses traditions.
Le sujet du film est bien là, dans un aller-retour
entre ville et campagne, dans le passage inévitable
de la tradition à la modernité, avec tous les
déchirements intérieurs que |
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Assis devant la maison |
suppose ce
processus brutal qui est aussi celui du passage à l’âge
adulte.
Départ à l’armée,
séparation |
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Le film se
déroule au rythme du train qui passe. La première
séquence donne ce rythme, justement : celui du train
qui sort d’un tunnel vers la touffeur d’une
végétation luxuriante dont on ne distingue au départ
qu’un minuscule timbre-poste, lointain et irréel –
train omniprésent, dont on suit les voies quand on
ne le prend pas, qui emmène, mais ramène aussi, vers
un passé qui perdure dans la mémoire comme une
branche à laquelle se |
raccrocher quand
on a fait le constat de la dérive du temps et de l’érosion
des sentiments, mais passé finalement réduit à des bribes de
souvenirs.
Un film
stylistiquement achevé
Hou Hsiao-hsien a
expliqué qu’il avait d’abord voulu raconter une
histoire d’amour pour renflouer ses finances, et
qu’il avait conçu là son scénario le plus achevé.
Mais ses personnages même l’ont entraîné, comme
naturellement, dans une autre voie.
Les deux
jeunes acteurs semblaient correspondre aux deux
rôles initialement prévus : deux adolescents de
quinze/seize ans encore candides et à
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Scène finale |
peine sortis de
l’enfance. Mais ils se sont révélés plus mûrs que leur âge
et ont obligé à une première révision du scénario. Le reste
a suivi.
Mark Lee Ping-bin |
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Le film se
déroule au rythme du train qui passe, mais aussi de
la vie qui va, d’un pas mesuré et comme réflexif.
Même en ville, elle ne prend jamais des allures
trépidantes. C’est le rythme du souvenir, le rythme
d’une vie qui se cherche, c’est aussi celui
d’émotions diffuses qui restent dans le domaine du
non dit et jamais ne se fixent.
Les longs
plans séquences chers à
Hou Hsiao-hsien,
dont il a dit qu’ils lui étaient venus
naturellement, avant toute recherche théorique,
s’adaptent particulièrement bien à son sujet et son
intention. Au lieu de briser la vision et la
perception, ces longs plans créent une atmosphère,
un contexte de lenteur, ils ont eux-mêmes le rythme
du temps qui s’écoule à peine.
On a dit
que c’est le film de Hou Hsiao-hsien le plus proche
du néoréalisme italien (le vol de la moto apparaît
comme un hommage), mais il y a aussi du Bresson dans
la conception |
du jeu des
acteurs, ou dans l’attention quasi fétichiste portée aux
objets, comme liens sociaux, tel ce
briquet acheté par le
père, offert par la mère à défaut du père, ivre, et donné in
fine aux pêcheurs cantonais, ou au contraire témoins de
l’effritement de ces liens sous la poussée de la modernité,
telles ces chaussures noires offertes par le grand-père mais
refusées par son destinataire parce qu’elles ne
correspondent pas aux « normes » du collège …
Il faut
ajouter les images travaillées du directeur de la
photographie :
Mark Lee
Ping-Bin (李屏宾).
Il avait déjà signé la photo du film précédent de
Hou Hsiao-hsien,
« Un
temps pour vivre, un temps pour mourir », il va
signer celle de ses meilleurs films et
travaillera
aussi avec Wong Kar-wai – c’est lui qui a signé la
photo de « In the Mood for Love »… on retrouve bien
des points communs.
La
photographie des séquences à la campagne sont parmi
les plus belles du film, souvent dans des lumières
crépusculaires, |
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Chu Tien-wen |
avec des transitions sur des ciels
ou des paysages qui sont de véritables tableaux de
shanshui.
Un scénario
conçu à partir des souvenirs de l’écrivain Wu
Nien-jen
Le scénario
est le résultat de la collaboration de la
scénariste
attitrée de
Hou Hsiao-hsien,
Chu Tien-wen / Zhu Tianwen(朱天文)
et de l’écrivain, scénariste et lui-même réalisateur
Wu Nien-jen/ Wu Nianzhen (吴念真)
dont il évoque les souvenirs personnels.
Il a été
remanié au cours du tournage, comme
Hou Hsiao-hsien en
est coutumier, mais il a surtout donné une
atmosphère, et un contexte, rendus par le poème qui
apparaît sur l’affiche chinoise :
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Wu Nien-jen |
乡愁的苦涩
xiāngchóude
kǔsè
triste
nostalgie du pays natal
成长的记忆
chéngzhǎngde jìyì
souvenirs de la fin de l’adolescence
青春的眷恋
qīngchūnde
juànliàn
et d’un
amour de jeunesse
原来生命就是生活
yuánlái shēngmìng jiùshì shēnghuó
l’existence, en fait, c’est la vie.
La vie qui passe,
et dont il reste, finalement, ces poussières dans le vent.
Le film (en dix
parties d’une dizaine de minutes, sous-titré en anglais)
1.
http://www.youtube.com/watch?v=iEZY9SFnRrQ
2.
http://www.youtube.com/watch?v=FSGFX81s_Wc&feature=relmfu
3.
http://www.youtube.com/watch?v=ssuMmHTPLPs&feature=relmfu
4.
http://www.youtube.com/watch?v=dsUW6XgtoYU&feature=relmfu
etc…
A lire en
complément
Charles Tesson,
"Poussières dans le vent", in Jean-Michel Frodon (dir.), Hou
Hsiao-hsien, éditions Cahiers du cinéma, coll. Essais, 1999,
p. 141-145.
Lilly Wong, Intimate Temporalities: Affective Historiologies
in Hou Hsiao-hsien's Dust in the Wind, in Asian Cinema,
Volume 22, Number 2, February 2012 , pp. 214-225.
Entretien avec Hou Hsiao-hsien :
http://www.commeaucinema.com/interviews/poussieres-dans-le-vent,68535-note-100285
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