« Disorder » de Huang Weikai : coup d’œil ironique sur la
jungle des villes chinoises
par Brigitte
Duzan,
13 mars 2009, révisé 13
septembre 2011
Plus que
‘désordre’, c’est ‘chaos’ que devrait s’appeler ce
documentaire de 2009 deHuang Weikai (黃偉凱),
c’est en tout cas l’impression prédominante qui s’en
dégage : un chaos aux limites de l’absurde, où la folie
humaine arrive à de tels extrêmes qu’on la dirait mise en
scène.
Mais le titre
chinois est encore plus inquiétant : la réalité est l’avenir
du passé (《现实是过去的未来》).
Autrement dit, la réalité dépasse l’entendement, ou plutôt
elle n’a aucune consistance, aucune… réalité.
Trailer
Un puzzle
savamment déconstruit
Ce
documentaire est construit comme un kaléidoscope urbain, une
mosaïque vibrante de petites vignettes dont est exclue toute
narration linéaire. Les événements, accidents et incidents
filmés sont découpés en courtes séquences qui ne permettent
jamais de saisir vraiment le sens global de ce que l’on voit
; on passe rapidement de l’une à l’autre, sans lien
apparent, et du coup, le chaos frise l’absurde. On a
l’impression d’un monde complètement fou, où tout repère
rationnel a disparu, un monde où tout est possible, et où
les forces qui sont censées
Désordre urbain
maintenir
l’ordre sont elles-mêmes dépassées par l’incongruité des
situations qu’elles ont à gérer.
Une
canalisation rompue déverse un geyser d’eau qui va inonder
un quartier dont les habitants n’en continuent pas moins
leurs déambulations comme si de rien n’était, simplement ils
le font les pieds dans l’eau ; un fou se promène au milieu
des voitures d’une voie rapide où la caméra dévoile par
ailleurs des corps étendus sur la chaussée, sans doute des
piétons qui se sont fait écraser en traversant ; la même
voie rapide est envahie par un troupeau de porcs échappés
d’on ne sait où ; un terrain vague proche recèle des animaux
étranges, aussi incongrus que les porcs sur la chaussée, et
un bébé abandonné qui provoque bien moins d’intérêt. Comme
dans les rêves, tout semble parfaitement normal et ne gêner
personne.
Et chaos
Il faut dire que
l’on est à Canton, la ville du réalisateur : il y a
quelque de chose de méridional dans tout cela, une sorte de
profusion joyeuse et absurde qui fait pendant à celle de la
végétation ; Tati aurait filmé Marseille, cela aurait sans
doute donné quelque chose d’approchant. Le film baigne dans
une atmosphère ubuesque qui est drôle au départ, mais qui
finit par devenir inquiétante lorsque la caméra révèle la
violence latente que recouvre la pagaille ambiante.
Dépassées, les forces de l’ordre se mettent à frapper, de
manière incontrôlée, et le chaos se transforme alors très
vite en scène
d’émeute urbaine quand les passants s’indignent de voir des
gens tabassés et tentent de s’interposer.
Un style expressionniste en
noir et blanc
Sous l’apparente
ironie initiale, Huang Weikai
offre une analyse désopilante des phénomènes urbains de la
Chine moderne qui sont ceux, en fait, de toutes les
métropoles du tiers monde qui ont grandi sous la pression
des circonstances, sans plan précis. Mais, si l’on est
habitué à des descriptions surréalistes du monde
latino-américain, c’est plus rare en Chine. Le titre chinois
du documentaire (le présent comme avenir du passé) souligne
l’impossibilité de définir et même de capter de façon
cohérente un présent chaotique qui échappe à l’entendement,
et se présente comme une sorte
Entre passé et avenir
d’épisode
intermédiaire entre un passé évanescent et un avenir
incertain.
Le réalisateur
a expliqué qu’il n’était pas l’auteur des images : il a
récupéré des vidéos amateur, et a visionné quelque mille
heures de rushes pour construire son film, ajoutant quelques
séquences tournées par lui-même pour compléter. Le tout ne
dépasse pas 58 minutes. Pas une de trop.
En outre, la
couleur et le grain de l’image ont de toute évidence été
travaillés : le film se présente dans un superbe noir et
blanc, ce qui ajoute encore à l’atmosphère surréaliste du
documentaire et lui confère une touche expressionniste.
Cette « stratégie
de collage », comme on l’a appelée, dénote l’étonnante
maîtrise de l’image de Huang Weikai
et confirme un talent original.
Note :
Le titre a
vraisemblablement été inspiré de celui d’un roman d’un
certain Li Zheng (李正),
paru en 2007, mais dont l’histoire n’a strictement rien à
voir.