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« The Savage
Land » : premier film de Ling Zi d’après une pièce
controversée de Cao Yu
par
Brigitte Duzan, 23 février 2011, révisé 29 janvier 2025
Réalisé
en 1981 et présenté cette année-là à la Mostra de Venise,
« The Savage Land » (《原野》) a tout du film maudit : interdit en Chine continentale jusqu’en 1987,
il a valu un véritable purgatoire à
la réalisatrice
Ling Zi (凌子)
qui est partie s’installer à Hong Kong peu de temps après
l’avoir achevé.
The Savage Land
Il est
adapté d’une pièce de théâtre du grand dramaturge Cao Yu (曹禺) qui fut elle-même controversée en son temps, avant de susciter un
nouvel intérêt au début des années 1980, lorsque, justement,
Ling Zi décida de l’adapter au cinéma. Au-delà des
polémiques, cependant, ce film d’une grande beauté formelle
mérite de sortir des oubliettes où il a été relégué, avec la
réalisatrice.
La
pièce de Cao Yu
Pièce de
théâtre huaju
écrite en 1936, « La Plaine sauvage » (Yuányě《原野》)
de Cao Yu est le
troisième volet de ce qui est considéré comme une trilogie,
avec « L’Orage » (《雷雨》) et « Le Lever du soleil » (《日出》).
Yuanye,
la pièce de Cao Yu, créée en 1937
Ces deux
premières pièces, publiées respectivement en 1934 et 1936,
sont des drames situés l’un dans une ville minière du nord
de la Chine au début du vingtième siècle, l’autre dans la
Shanghai des années 1930. Drames psychologiques, ce sont
aussi des drames socio-politiques sur fond de lutte des
classes, dépeignant un processus de déchéance familiale et
individuelle. Bien qu’on les ait souvent opposées à la
troisième, sous le prétexte que les deux premières sont
situées en milieu urbain et la troisième à la campagne,
cette dernière est en fait très proche de « L’Orage » dont
elle reprend les thèmes principaux, en particulier celui de
l’injustice sociale dans la société traditionnelle dominée
par des patriarches tout-puissants, entraînant des actes de
vengeance destructrice.
« La
Plaine sauvage » est l’histoire d’une vengeance de ce genre,
brutale et fatale. Chouhu (仇虎) est un prisonnier évadé qui revient dans son village pour se venger.
Des années auparavant, le potentat local, Jiao Yanwang (焦阎王),
a enterré son père vivant, mis la main sur les terres de la
famille, vendu sa jeune sœur comme prostituée et marié sa
fiancée, Jinzi (金子),
avec son propre fils Daxing (大星)
qui est un peu
demeuré. Lorsque Chouhu revient, cependant, Yanwang est
mort, son épouse est devenue aveugle, bien que toujours
aussi despotique, et Daxing, qui aime Jinzi mais tremble
devant sa mère, a eu un fils et représente désormais le
dernier espoir de survie de la lignée familiale.
Le
retour de Chouhu entraîne un regain de passion entre lui et
Jinzi, mais il poursuit ce qui est devenu une idée
obsessionnelle : supprimer Daxing et le bébé pour que la
famille des Jiao soit anéantie, comme la sienne. Une fois
accomplie, cependant, sa vengeance reste sans lendemain : il
doit fuir pour échapper aux policiers qui le traquent ; il
s’enfuit dans la forêt où, de nuit, il est victime de
fantasmes, voyant surgir devant lui divers spectres et
masques terrifiants qui lui font perdre la raison. Il se tue
au petit matin avant d’être repris.
La pièce
de Cao Yu apparaît comme une dénonciation des injustices de
la société chinoise des débuts du vingtième siècle, avec
pour message liminaire que ces injustices ne peuvent être
combattues par un individu isolé, avec des moyens
conventionnels. Elle ne fut cependant pas appréciée par les
écrivains de gauche, à l’époque,
d’une part parce qu’elle faisait intervenir des éléments
surnaturels et fantastiques, mais surtout parce qu’elle
était écrite dans un style mêlant réalisme et
expressionnisme, influencé par les œuvres du dramaturge
américain Eugene O’Neill,
en contradiction avec le réalisme socialiste qui était alors
la norme en Chine.
La pièce
disparut vite du répertoire des théâtres chinois, personne
ne voulant se hasarder à la jouer, mais connut un regain
d’intérêt au début des années 1980, dans le climat
d’ouverture qui caractérise cette période, avec un retour
sur les œuvres oubliées de la période récente et en réaction
contre le réalisme imposé par l’idéologie maoïste. Cao Yu
lui-même révisa le texte de sa pièce pour publication en
1982 et elle fut mise en scène en 1984 par l’Institut
central d’art dramatique. Elle a fait l’objet d’une nouvelle
mise en scène, avec les deux autres pièces de la trilogie,
lors des grandes festivités marquant le centième
anniversaire de la naissance du dramaturge, en septembre
2010.
Il faut
dire que, à la suite de sa réhabilitation après la
Révolution culturelle, Cao Yu était devenu l’une des grandes
célébrités du régime, dont il a été l’ardent porte-parole
lors de multiples voyages officiels, en Chine comme à
l’étranger. Il a même été l’un des rares intellectuels
chinois à défendre l’usage de la force pour mettre fin aux
événements de Tian’anmen en juin 1989…
« La
Plaine sauvage » a été adaptée à de nombreuses reprises, à
la télévision et au cinéma, y compris en opéra, avec un
livret adapté de la pièce en 1987 par la dramaturge Wan Fang
(万方),
fille de Cao Yu.
Mais l’adaptation la plus réussie à ce jour est certainement
celle réalisée par Ling Zi, en 1981.
Le
film de Ling Zi
1.
Les préliminaires
La
carrière de Ling Zi (凌子)
a commencé avec « The Savage Land », et il s’en est fallu de
peu que le film n’en marquât également la fin.
Née en
1941 à Yan’an, Ling Zi est entrée en 1960 à l’Institut du
cinéma de Pékin, dans la section réalisation, puis a
poursuivi ses études à l’Institut central d’art dramatique.
Pendant la Révolution culturelle, après des études de
médecine, elle a travaillé pendant sept ans dans le service
de chirurgie d’un hôpital de Pékin, mais elle a abandonné la
médecine dès la chute de la Bande des Quatre. En 1978, elle
est entrée dans le département cinéma du China News Service
(中国新闻社),
la deuxième agence de presse institutionnelle chinoise
derrière l’agence Chine nouvelle (新华社),
mais destinée plus spécifiquement aux Chinois d’outre-mer
(Hong Kong, Macao et Taiwan).
C’est en
1981 que lui est venue l’idée d’adapter la troisième pièce
de Cao Yu au cinéma et qu’elle en a parlé lors d’une réunion
entre amis. Elle avait rencontré Cao Yu quand elle étudiait
à l’Institut central d’art dramatique dont il était le
directeur adjoint. Elle lui envoya son scénario une fois
terminé, mais il ne lui répondit pas.
Elle se
tourna alors vers le directeur adjoint du China News
Service, Chang Wujiang (长吴江). Mais, le département cinéma de l’agence de presse ayant pour seule
mission de réaliser des documentaires, il ne pouvait prendre
en charge son projet. Il lui proposa cependant un petit
budget de 200 000 yuans (en gros 20 000 €), qu’elle accepta
faute de mieux.
2. Le
film
Le
scénario du film est fidèle à la pièce de Cao Yu, qui a
d’ailleurs félicité Ling Zi après avoir vu le film peu après
qu’il eut été achevé. Mais l’attention est portée davantage
sur le drame psychologique que sur l’aspect socio-historique
de la pièce. Le jeu et la mise en scène restent marqués par
le théâtre, avec des gros plans sur les visages, souvent
fortement contrastés dans de nombreuses scènes tournées dans
une semi-obscurité, dans une mise en scène expressionniste
rappelant le style de la pièce.
Le thème de la vengeance
symbolisé par le nom de Chouhu (le tigre vengeur)
Cependant, l’une des grandes réussites du film tient à ses
séquences en extérieur, qui contrastent avec les scènes
filmées en intérieur et reflètent la sensibilité de la
réalisatrice au charme des paysages naturels. La forêt est
le cadre omniprésent du film, dans de superbes teintes
d’automne.
La forêt
L’esthétisme de certaines de ces séquences, proche du
symbolisme, en fait une œuvre d’une grande beauté, inscrite
dans la tradition picturale chinoise, comme beaucoup des
films chinois de l’époque. L’un des critiques qui fut frappé
par le film à la 38ème Mostra de Venise, en 1981, releva cet
aspect du film :
« Yuan Ye,
Chinese blood-and-thunder from the People’s Republic…
Stylish camera-swoopings and an Oriental love of foreground
filigree – branches, rushes, flowering trees – make this
a stunning film to look at…».
a stunning
film to look at…
Un autre
atout majeur du film, cependant, tient à l’interprétation
des deux rôles principaux. Les rôles secondaires sont
souvent marqués par une emphase théâtrale ; c’est le cas en
particulier de la mère aveugle, dont le jeu entre dans la
convention de l’interprétation des aveugles au théâtre (tête
levée, mains tendues en avant, etc).
En
revanche, les deux acteurs principaux sont excellents, en
particulier l’actrice qui joue le rôle de Jinzi,
Liu Xiaoqing (刘晓庆).
Elle était « dans le vent » : elle avait décroché un prix
d’interprétation au festival des Cent Fleurs pour son rôle
dans le grand succès de l’année 1978 : « Petite Fleur » (《小花》).
Et parallèlement à « Savage Land », elle a interprété le
rôle principal dans le film de Zhang Huaxun (张华勋)
« Le Grand Bouddha mystérieux » (《神秘的大佛》),
premier film d’action et thriller (悬疑惊险动作片)
de Chine continentale après la Révolution culturelle.
Quant à
l’acteur qui interprète le rôle de Chouhu, Yang Zaibao (杨在葆),
il s’était rendu célèbre pour son rôle dans le film très
populaire de 1964 : « Docteur Béthune » (《白求恩大夫》), de Zhang Junxiang (张骏祥),
Li Shutian (李舒田)
et Gao Zheng (高正).
Les interprètes
3.
Les ennuis
Les
ennuis commencèrent, pour Ling Zi, dès la Mostra de Venise.
C’est grâce au flair de Marco Müller que le film avait été
sélectionné par le festival. Mais, au moment fatidique, une
note officielle informa Ling Zi que le film avait été
produit par le China News Service, et qu’il ne pouvait, en
tant que tel, représenter la Chine ; aucune délégation
officielle n’accompagna donc Ling Zi qui partit seule, et
eut la surprise de se voir accueillie par … l’hymne
japonais, car on la croyait japonaise !
Mais ce
fut bien pire pour la sortie du film en Chine. D’une part
les censeurs l’interdirent pour la scène de nu qu’il
comporte ; mais l’administration s’y opposa aussi, arguant
que le China News Service était une agence dont la mission
était de servir l’étranger, et que le film donc ne pouvait
donc sortir que là. Ling Zi y acquit le surnom ironique de
« réalisatrice pour l’étranger » (“外国导演”).
Ce n’est
qu’en 1988, après de multiples démarches et alors que Ling
Zi s’était installée à Hong Kong, qu’elle apprit que « The
Savage Land » pouvait enfin sortir en Chine continentale :
l’autorisation avait été accordée après une ultime requête
en décembre 1987.
Le film glana alors récompense sur récompense dans des
festivals en Chine, dont le Coq d’or et les Cent Fleurs.
Entre
temps, Ling Zi avait réalisé deux autres films, le premier
en 1982, adapté d’une nouvelle de
Han Shaogong (韩少功) publiée en septembre 1981 : « Le vent a le son d’un suona » (《风吹唢呐声》). Pour ce film, et pour des raisons obscures, les autorités du cinéma
adoptèrent une position inverse de celle prise pour « The
Savage Land » : le film devait être limité à la consommation
intérieure (“只准内销,禁止外销”).
Or le festival de Hawaï s’y était intéressé et en avait
demandé une copie ; on lui envoya un autre film : « La
rivière sans balises » (《没有航标的河流》)
de
Wu Tianming (吴天明). Il est resté confidentiel.
Le
deuxième film de Ling Zi après « The Savage Land », en 1985,
était une comédie burlesque, « The Lost Necklace » (《三宝闹深圳》), qui était en fait son adieu
au cinéma. Peu de temps après, elle s’installa à Hong Kong,
ne toucha plus jamais à une caméra et ne parla plus de
cinéma,
comme si c’était un épisode sans lendemain, mais
certainement douloureux, de son existence, ou, selon ses
propres termes, un fugace nuage de fumée (过眼云烟).
The Lost Necklace
On peut
quand même se poser des questions sur un tel silence, aussi
bien préservé, sur ces sept ans de purgatoire mal expliqués
comme sur l’interdiction de sortie du territoire de son
deuxième film…
Questions sans réponses
L’une
des raisons de son « purgatoire » viendrait peut-être des
prises de position politiques de son père, auxquelles elle a
d’ailleurs rendu hommage.
Ling Zi
est la deuxième fille d’un grand personnage qui fut
déterminant dans les premiers succès de Mao Zedong : Ye
Jianying (叶剑英1897-1986).
Né dans le Guangdong, dans une famille de riches commerçants
hakka, sorti en 1919 de l’Académie militaire du Yunnan, il
rejoignit Sun Yat-sen, enseigna à l’Académie militaire
Whampoa, et entra au Parti communiste en 1927.
Ayant
pris part au soulèvement raté de Nanchang, il fut forcé de
fuir à Hong Kong où il participa au soulèvement du
Guangzhou, mais en sortit indemne. Après des études
militaires à Moscou, il revint en Chine en 1932, rejoignit
le Soviet du Jiangxi, devint chef d’état major de Zhang
Guotao (张国焘),
mais prit fait et cause pour Mao qu’il rejoignit en
emportant documents et codes. Mao dira de lui qu’il avait
« sauvé le Parti, l’armée Rouge et la Révolution. ». Il
participa ensuite à la Longue Marche…
Après
l’établissement de la République populaire, Ye Jianying fut
nommé responsable du Guangdong. Il y jugea la situation
socio-économique atypique, les propriétaires fonciers
cantonais étant des paysans qui travaillaient eux-mêmes et
n’exploitaient pas leurs fermiers. Il adopta donc une
politique souple à leur égard, leur laissant leurs
propriétés en contradiction avec la politique maoïste de
réforme agraire. Il fut vite remplacé par Lin Biao qui
appliqua brutalement dans la région la politique du reste de
la Chine. La carrière politique de Ye Jianying s’arrêta là.
Mais
Mao, se souvenant de ce qu’il lui devait, lui conserva des
attributions militaires. Ye Jianying exerça même un temps la
fonction de ministre de la défense. Il utilisa le pouvoir
qu’il détenait pour soutenir et protéger certains
réformistes, comme Zhao Ziyang ; il aida aussi à prévenir
une tentative d’assassinat de Deng Xiaoping pendant la
Révolution culturelle. C’est lui, enfin, qui mena la
conspiration qui aboutit au renversement de Jiang Qing et de
la Bande des Quatre…
Cette position libérale
suscitait certainement l’opposition des éléments
conservateurs du Parti. Il faut tenir compte du contexte de
l’époque. Il est vrai que le début des années 1980 a été
globalement une période d’ouverture culturelle, marquée par
une véritable fièvre créatrice, comme une fringale festive
après une longue abstinence. Mais il ne faut pas oublier que
ce mouvement, largement influencé par l’étranger, suscita un
retour de bâton dès 1983, avec la campagne contre la
« pollution spirituelle » (清除精神污染).
Il est probable que tout cela ait joué dans ce qui apparaît
comme des représailles à l’égard de la fille de Ye Jianying,
suivant le vieil adage « les pères font des dettes, les
enfants les remboursent » (fùzhài zǐcháng 父债子偿)…
[Analyse
du film initialement préparée pour la séance du 25 février
2011 du cycle « Littérature et cinéma » de l’Institut
Confucius de l’université Paris Diderot.]
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