« Ocean Flame » : quand Wang
Shuo inspire Liu Fendou
par Brigitte
Duzan, 18 mai 2008,
révisé 11 septembre 2011
Présenté
au 61ème festival de Cannes dans la
section ‘Un certain regard’, en mai 2008, cette
sombre histoire des destins croisés, le temps d’un
drame, d’un maître chanteur doublé de proxénète et
d’une jeune serveuse de bar a frappé les critiques
comme un ovni débarquant de Chine. « Ocean Flame »
fut un favori du prix de la section.
Alliant
deux maîtres de la satire sociale au vitriol et du
cynisme provocateur, l’écrivain Wang Shuo
(王朔)
et le réalisateur
Liu Fendou
(刘奋斗),
le film marquait la maturation de son auteur et la
confirmation d’un cinéaste au style très personnel.
Enfer
terrestre, calme de la mer
Le titre
anglais choisi pour la distribution internationale
du film, « Ocean Flame », est en fait un raccourci
du titre
Affiche du film
« Ocean Flame »
chinois, qui est
aussi celui de la nouvelle de Wang Shuo dont le scénario est
une adaptation :
《一半海水一半火焰》Yí bàn
hǎishuǐ, yí
bàn
huǒyàn,
c’est-à-dire « Half flame Half brine ». L’un des projets
d’affiche du film illustre à elle seule la signification de
cette expression apparemment énigmatique.
Projet d’affiche du
film « Ocean Flame »
Elle
est constituée de deux images superposées, séparées
par le titre. Sur l’image du haut, on voit les deux
protagonistes de dos ; assis nus, côte à côte, sur
un rocher surplombant la mer, contemplant
paisiblement l’étendue des flots devant eux, ils
semblent avoir l’avenir pour eux. Le bas de
l’affiche, par contre, offre l’image de deux êtres
brûlants de désir, étendus sur le sable d’une plage
déserte, en plein soleil : consumés par la passion.
L’image du haut, paradisiaque, est celle du rêve ;
celle du bas, terrestre et infernale, est celle du
réel. Comme si la violence passionnelle de ces deux
êtres ne pouvait être apaisée que par la mer, qui en
forme un leitmotiv.
Le film
commence avec la libération d’un criminel, Wang Yao
(王耀),
qui vient de passer huit ans en prison. Au seuil
d’une nouvelle existence, il lui faut d’abord régler
l’ardoise de sa
vie passée. Le
scénario procède donc ensuite par un immense flash back qui
nous ramène au début de l’histoire, huit ans auparavant.
Il doit
régler ses comptes est son ancien copain, avec
lequel il avait monté une combine pour gagner de
l’argent facilement, sans travailler : ils
envoyaient des femmes séduire des hommes qu’elles
entraînaient dans des chambres d’hôtels, et qu’ils
faisaient ensuite chanter, déguisés en policiers.
Mais l’homme, maintenant paralysé, survit
péniblement en mendiant à un coin de rue ; à sa
demande, Yao l’aide à mourir, en l’étouffant.
Photo du festival de
Cannes
Mais il faut
surtout qu’il se libère de sa culpabilité envers la fille
qui l’aimait, Li Chuan (丽川),
et qui s’est suicidée. Il débarque pour cela chez ses
parents, leur raconte, en flash-backs successifs, comment il
a séduit leur fille, l’a entraînée dans sa vie de
délinquant, et comment elle a fini par se couper les veines.
Il voudrait que le père de Li Chuan le tue, pour racheter
ses crimes, mais celui-ci refuse et lui demande juste de
partir. Reste celui qui l’a arrêté, dix ans auparavant…
C’est donc une histoire d’amour fou, certes, mais aussi de
culpabilité, et de recherche de rédemption.
Affirmation d’un
style très personnel
Avec
« Ocean Flame »,
Liu Fendou a
abandonné l’ironie provocante de son film précédent,
« Green Hat »
(《绿帽子》),
pour la troquer contre une violence tout aussi
provocante, sur fond de nihilisme latent dans son
premier film.
Il faut certainement y voir l’influence de la
nouvelle éponyme dont s’est inspiré Liu Fendou pour
écrire le scénario, et de son auteur : Wang Shuo (王朔).
L’influence de Wang Shuo
Celui-ci, né en 1959, est devenu célèbre dans les
années 1980, pour ses écrits sulfureux qui ont donné
naissance à ce qu’on a appelé
"la
littérature hooligan"
(痞子文学
pǐziwénxué)
(1). Inutile de dire que l’ensemble de son œuvre a
été interdite en Chine en 1996, ce qui ne l’a pas
empêché d’être un auteur à succès, une contradiction
vivante pour quelqu’un qui a bâti sa célébrité sur
l’attaque virulente de
Wang Yao et Li Chuan
l’establishment et
des dérives commerciales de la société chinoise.
Pacifiés
Le roman
éponyme (《一半是海水一半是火焰》)
dont s’est inspiré Liu Fendou date de 1986 : c’est
la troisième œuvre publiée par Wang Shuo,
caractéristique de son univers (2).
Wang
Shuo est en effet un phénomène social autant que
littéraire et culturel : il symbolise sa génération,
les
jeunes
qui ont grandi pendant la Révolution culturelle, ont
été conditionné par la violence et la brutalité de
l’époque, et se sont retrouvés ensuite sans
qualifications, jetés sur le pavé d’une Chine en
pleine mutation et laissés pour compte d’un
développement économique où ils n’avaient pas leur
place. Cela a donné des bandes d’asociaux sans
repères et sans normes, artistes ratés et désœuvrés
chroniques allant jusqu’à la criminalité pour
survivre, phénomène essentiellement urbain qui est
la toile de fond de la vie et de l’œuvre de Wang
Shuo. C’est sa vie qui a inspiré le très beau film
de Zhang Yuan (张元)
sorti en 2008 en France, malheureusement de façon
quasiment confidentielle : « Les
petites fleurs rouges » (《看上去很美》)
.
Liu Fendoua beau
être né dix ans plus tard, il est marqué par cette
influence. Ses deux premiers films résultent de
cette atmosphère de désespoir destructeur. « Green
hat »
Wang Shuo
Le roman « Half flame
Half brine »
est un
film sur la trahison, « Ocean Flame » sur la
culpabilité, l’une découlant de l’autre. Liu Fendou
a expliqué qu’il était lui-même torturé par un
terrible sentiment de culpabilité, que cela avait
été ainsi toute sa vie, et que le problème du salut
était quelque chose qui l’avait toujours préoccupé ;
c’est pourquoi il avait été fasciné par la nouvelle
de Wang Shuo et avait voulu en faire un film.
En ce sens, il y a donc une certaine logique dans le
choix thématique. Mais, au-delà de cette motivation
personnelle, le choix, comme base de scénario, d’une
œuvre telle que celle de Wang Shuo est très marquée
par son époque. Après 1989, on a vu fleurir les
films chinois traitant de cette jeunesse
désorientée, rebelle pour le plaisir de l’être, à
commencer par Jia Zhangke (贾樟柯) dont
« Plaisirs inconnus » (《任逍遙》)
, en 2002, marque certainement un sommet du genre.
Une adaptation qui est aussi relecture
Le
film de Jia Zhangke mettait l’accent sur l’ennui né du
désoeuvrement, et le vide existentiel qui en découle. Le
film de Lu Fendou a une autre vision et d’autres qualités.
En adaptant le roman de Wang Shuo, il se l’est réapproprié :
il a élargi la thématique, en en faisant un sujet actuel, où
la violence est celle de notre époque, et il a en outre
restructuré le récit pour en modifier la perspective.
Liu Fendou a bien
souligné que son adaptation est une création de
cinéaste, qui utilise les ressorts du cinéma pour
dépasser la linéarité de l’œuvre littéraire. Il fait
en effet du récit de Wang Shuo le passé de son
personnage principal : la nouvelle est un récit
linéaire dont le premier chapitre débute par une
description de la vie malsaine menée par le
narrateur ; le film traite ce récit en flash-back,
en faisant passer au premier plan les
conséquences présentes de ce passé pour le personnage
présenté dix ans plus tard. La problématique du film devient
celle d’une existence à construire, dépassant les errements
passés d’une jeunesse déboussolée.
Le
film a été produit à Hong Kong, et le producteur en est l’un
des acteurs les plus fidèles de Johnnie To (杜琪峰),
Simon Yam (任达华),
qui joue dans le film avec un autre fidèle du même
réalisateur, Suet Lam. On n’est donc pas étonné de retrouver
dans « Ocean Flame » quelque chose de l’univers de Johnnie
To (y compris musical).
A la sortie du
film,
Liu Fendou a déclaré ne pas
chercher à faire des films avec un œil sur le box office du
continent, pour pouvoir conserver sa liberté de créateur et
continuer à faire des films ‘d’art’ (艺术电影),
ce que nous appelons du cinéma d’auteur. Il plaçait ses
espoirs dans le marché occidental pour ce genre de film. Il
était bien optimiste…
Notes :
(1) Pour plus de
détails, voir sa présentation dans chinese shortstories
(2) La nouvelle de
Wang Shuo a été traduite en français et publiée aux éditions
Philippe Picquier sous le titre « Feu et glace ». On peut
trouver le texte chinois sur internet :
Autres adaptations
cinématographiques du roman de Wang Shuo :
Le même
roman
de Wang Shuo a fait l'objet de deux autres
adaptations au cinéma :
- L’une, éponyme, produite par les studios de Pékin
en 1989, qui fait du roman de Wang Shuo un simple
mélo sans guère de profondeur. Le film est
aujourd’hui justement oublié. 老电影
- L’autre, « Love the Hard Way », réalisé et
co-produit en 2001 par Peter Sehr. L’histoire est
Le film de 1989
transposée à New York, avec l’acteur du « Pianiste »
de Polansky dans le rôle principal. Le film a reçu
le Léopard d’argent au festival de Locarno en 2001,
on se demande bien pourquoi. Commentaire du Boston
Globe lors de la sortie aux Etats-Unis en 2003 : « fatally
overwrought romantic melodrama…
Disons que tout est dans le titre : il s’agit bien
de love the hard way et on ne peut que
regretter que ces deux malheureux personnages ne
soient pas plutôt allés au cinéma après un bon
dîner… » Bref, rien qui puisse faire ombrage à Liu
Fendou…