« Piercing » ou l’animation selon Liu Jian : un monde noir,
très noir…
par Brigitte
Duzan, 29 janvier 2013
En 2011, le
festival du film d’animation d’Annecy a présenté,
parmi les sept longs métrages en compétition, une
œuvre d’un jeune réalisateur chinois qui fit
aussitôt sensation : « Piercing 1 » (《刺痛我》)de
Liu Jian
(刘健).
Né en 1969,
dans le Jiangsu, Liu Jian a étudié la peinture
chinoise traditionnelle à l’Institut des Beaux-Arts
de Nankin dont il est sorti en 1993. Il est l’un des
artistes représentatifs du mouvement post-1989 dit
« Gaudy Art » (艳俗艺术), ou ‘gorgeously vulgar art’, et, en 1995, a commencé à s’intéresser à
l’animation.
En 2001, il
a participé au film de
Feng Xiaogang (冯小刚)
« Big Shot’s Funeral » (《大腕》)
et, l’année suivante, au « Chicken Poets » (《像鸡毛一样飞》)
de Meng Jinghui (孟京辉).
En 2004, il devient directeur général de la société
« Nanjing Fushi Animation », participe à la
production d’un film d’animation pour la
Piercing 1
télévision et,
trois ans plus tard, en 2007, crée son propre studio :
« Le Joy Animation Studio »
(“乐无边动画”),
également basé à Nankin (1).
Piercing 1
Liu Jian
C’est alors
qu’il commence son premier long métrage d’animation,
ce « Piercing 1 » découvert à Annecy. Liu Jian est
aussi écrivain, et le scénario est basé sur l’une de
ses nouvelles, écrite dix ans plus tôt. Pour
financer son film, il a vendu son appartement,
emprunté auprès de sa famille et réussi à rassembler
au total quelque 100 000 dollars. Ses amis l’ont
gentiment surnommé « l’auto-entrepreneur » (“自己投资自己”).
Il a terminé son film trois ans plus tard : trois
années de travail, à tout faire, la production, le
scénario, le dessin et l’animation, qui pâtit de
moyens financiers un peu justes et reste
minimaliste ; même les voix sont celles de copains
(2).
Mais tout
est dans l’idée – un excellent scénario - et dans le
dessin, où domine le noir : ce n’est ni gaudy ni
gorgeous, mais c’est original. Le dessin peut
sembler laid, mais la ville est laide, nous dit Liu
Jian, comme l’âme des gens qui l’habitent. La
laideur semble avoir tout imprégné, et avoir
gagné jusqu’aux
femmes. On n’est pas chez Miyazaki.
Nous sommes
fin 2008, dans le sud de la Chine, précise le
générique initial. La crise est passée par là,
beaucoup d’usines ont fermé. Le personnage
principal, le jeune Zhang Xiaojun (张小军),
se retrouve au chômage après tout juste un an de travail ; il se fait
tabasser par un gardien de supermarché qui le prend
pour un voleur, et va ensuite d’arnaque en arnaque,
dans un réseau d’intrigues où
Atmosphère sombre
tout le monde est corrompu, des promoteurs immobiliers aux policiers.
Rien de très surprenant, la
Personnages peu
avenants
littérature chinoise et la presse nous abreuvent régulièrement
d’histoires de ce genre, et le cinéma nous a
habitués depuis longtemps aux peintures
désenchantées de la ville moderne (3).
Le film
manque un peu de rythme, mais c’est voulu. On reste
pris par le scénario et les dialogues, pleins d’un
humour glacial, avec une touche kafkaïenne, comme il
se doit. La
musique est signée
du musicien de rock Zuoxiao Xuzhou (左小祖咒)
qui colle parfaitement avec l’atmosphère du film.
La suite
Le 1 du titre
indique que le film ne devrait pas rester seul : il est
prévu que ce soit le premier d’une trilogie, la « trilogie
du temps ». Liu Jian est en train de terminer le second
volet, « School Town » (《大学城》) :
même style graphique, mais coloré, et une histoire et un ton
différents… Quand au troisième volet, ce devrait être « Mr.
19 »…
La trilogie
Liu Jian est
courtisé. Il y avait à Annecy, en juin 2011, une importante
délégation chinoise tout ce qu’il y a de plus officielle,
venue promouvoir le cinéma d’animation chinois en Europe,
pardon, l’industrie chinoise du cinéma d’animation, celle
qui est pleine de couleurs et en 3D. Ces officiels gominés
et cravatés ont gracieusement invité Liu Jian. Il n’est
pourtant toujours pas rentré dans le système ; il s’y
sentirait sans doute un peu déphasé…
Il est en fait
maintenant très demandé, et aurait amorcé un projet avec un
producteur français…
Bande annonce de
« Piercing 1 »
Notes
(1) La
signification exacte du nom de son studio est « animation
d’une joie sans limite » (乐无边),
ce qui sonne assez ironique quand on voit son film.
(2) En fait,
lorsqu’il a eu terminé son travail sur le dessin et
l’animation, Liu Jian a cherché des acteurs professionnels
pour les voix. Mais, après avoir dépensé une petite fortune
en cachets, il y a renoncé, le résultat ne correspondant pas
à ses attentes. C’est alors qu’il est allé chercher des
amateurs qu’il a longuement auditionnés. Le résultat est
d’un naturel qui colle parfaitement avec le style des
personnages et leur donne de la profondeur.
(3) Le titre
chinois刺痛我
pourrait se
traduire par : ça fait mal - 刺痛
cìtòng
signifiant : infliger une douleur aiguë en piquant,
perçant, poignardant, ou ressentir cette douleur (sens
passif).
Interrogé sur sa
signification, Liu Jian a dit :
“至于为什么叫《刺痛我》,相信看过片子之后,就会理解其中的含义。”
Quant à la raison pour laquelle j’ai choisi ce titre, je suis sûr
que tout le monde la comprendra après avoir vu le film.