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« Le dernier voyage du juge Feng » ou la justice cahin-caha : un très beau film signé Liu Jie

par Brigitte Duzan, 24 avril 2008, révisé 25 septembre 2011

 

Quatre personnages marchent lentement sur un chemin de montagne : le premier est le vieux Feng (老冯), juge de campagne comme on dit médecin de campagne, qui va de village en village résoudre les litiges familiaux et communautaires ; il est suivi de son assistante Yang Ayi (杨阿姨), et d’un jeune frais émoulu de la fac de droit, A Luo (阿洛). Le quatrième membre de l’équipe est le vieux cheval qui porte les bagages et, surtout, l’emblème représentant le pouvoir national au nom duquel ils rendent la justice, un écusson rouge aux cinq étoiles jaunes, première chose que le vieux Feng accroche soigneusement dans les tribunaux de fortune installés dans ces villages quasiment inaccessibles où il rend une justice aussi chaotique que le voyage pour y arriver : c’est bien, comme le titre chinois l’indique, le tribunal à dos de cheval

(马背上的法庭bèishàngde fǎtíng),

 

La justice en pays mosuo, emblème des contradictions modernes

 

Affiche française

 

Nous sommes au Yunnan, mais pas celui des guides touristiques : dans les montagnes du district de Ninglang (宁蒗县), au Nord-Ouest de la province, non loin de la frontière avec le Sichuan. Sur ces quelque 6 000 km2, une population de guère plus de 200 000 personnes - d’après le dernier recensement – est composée à 78 % par une douzaine de minorités nationales, dont les deux plus importantes sont les Yi, majoritaires localement, et les Mosuo, un sous-groupe des Naxi, dont les anciennes traditions matriarcales sont aujourd’hui battues en brèche par l’avancée de la culture urbaine, et en particulier du tourisme que le gouvernement chinois les a incités à développer depuis le début des années 1990.

 

Le film s’attache à dépeindre, non sans humour, la vie de ces minorités locales qui ont conservé jusqu’à maintenant langues et traditions dans leurs villages isolés, mais sont maintenant confrontées au développement d’une culture différente, véhiculée par l’école et la télévision, et maintenant les touristes. Elles constituent un problème de taille pour le pouvoir central chinois partagé entre la nécessité du développement et les contraintes imposées par les traditions. Avoir choisi la justice pour symboliser ces difficultés est une idée géniale qui permet de montrer concrètement – et avec une verve souvent cocasse - toutes les ambiguïtés du problème : comme le disait Jacques Mandelbaum dans sa critique du film dans le Monde, c’est toute la « question de la définition de la norme et de la marge » qui est ainsi posée, dans une société où la norme est la loi.

 

Préparation du départ

 

Le film est porté par les trois personnages principaux qui symbolisent en eux-mêmes ces ambiguïtés. Le vieux Feng a passé toute sa carrière à juger des litiges que la loi seule est inapte à résoudre ; il en a acquis une connaissance profonde de ces communautés où la tradition règle encore la vie de tous les jours, et une humanité empreinte de

sagesse qui lui fait rendre des verdicts peu orthodoxes, mais par là-même acceptables dans le contexte local : si deux belles-sœurs se disputent une jarre, le partage étant impossible, il vaut mieux la casser et payer la moitié de la valeur de l’objet à chacune… Nous sommes là dans une Chine rurale immémoriale où la justice était une affaire de bon sens et nous a laissé toute une littérature « jurisprudentielle » comme le « tangyin bishi » (cas parallèles résolus à l’ombre du poirier sauvage) dont les verdicts du vieux Feng semblent directement sortis.

 

La greffière Yang Ayi est elle-même une Mosuo, elle comprend donc bien ces villageois, et sait qu’il faut savoir parlementer, écouter les différentes parties, et à l’occasion faire appel à la calme autorité des femmes qui sont encore aujourd’hui chefs de village. Pour elle, c’est le dernier voyage : elle a commencé très jeune, s’est formée sur le tas et n’a aucun diplôme ; c’était alors la politique des autorités chinoises. Aujourd’hui les choses ont changé, il faut des diplômés, comme ce jeune A Luo, destiné à prendre la relève, mais qui n’a tiré qu’une leçon de ses études : que « la » loi doit être appliquée. Lui-même un Yi, il est l’image même du jeune Chinois urbanisé et instruit, qui n’a plus sa place à la campagne. Fiancé à une jeune fille habitant l’un des villages qu’ils parcourent, son intransigeance lui vaut de se disputer avec son futur beau-père, attaché au respect des coutumes, et de s’enfuir avec sa fille.

 

Un film qui mêle humour et émotion : un voyage intérieur

 

Ce voyage au cœur de la Chine traditionnelle a une veine documentaire. Liu Jie a fait six voyages au Yunnan avant de le réaliser, il y a séjourné ainsi plusieurs mois en recueillant diverses histoires et anecdotes dans les villages, histoires qu’il a notées et rapportées ensuite à son scénariste Wang Lifu (王力扶)– et celui-ci a fait un travail remarquable. Grâce à lui, le film dégage une émotion qui donne toute sa profondeur au message qu’il veut transmettre : les contradictions de la

 

Le juge et ses deux assistants

société chinoise sont au plus profond de chaque personnage ; l’histoire personnelle du vieux juge et de sa compagne est au cœur du sujet, l’évolution de la vie dans ces montagnes, c’est leur vie même qui en témoigne, et cela donne au film un côté doux-amer et nostalgique, dégageant une émotion toujours contenue qui contraste avec le comique des cas à juger et nous laisse le cœur serré.

 

Car le voyage est également intérieur et cela nous donne quelques scènes superbes qui suggèrent la tendresse bridée qui lie le vieux juge et son assistante après plus de vingt années passées ensemble – deux compagnons qui se sont soutenus comme ces poissons de l’expression chinoise 相濡以沫 xiāngrú yǐmò, qui se crachent dessus pour tenter de survivre alors que leur source s’est asséchée.

 

Soirée au coin du feu

 

La plus belle séquence est sans doute celle qui précède leur séparation finale, le vieux juge devant désormais faire le chemin seul et Yang Ayi rester chez elle, au village. Ils sont seuls le soir, comme toujours à la fin de la journée. A la veille de se séparer, on les sent sur le point de se dire tout ce qu’ils n’ont pas dit pendant toutes ces années écoulées,

on sent toute une vie au bord des lèvres, comme on dit chez Musset... A un moment, le vieux Feng commence : « Il y a une chose… une chose que je n’ai pas dite tout ce temps-là, et je le regrette… » « Qu’est-ce que c’est ? » demande-t-elle. Mais les mots restent coincés : « … Je ne sais plus… »  C’est sur ce non-dit symbolique de toute une vie qu’il repart sur son chemin désormais solitaire, pour s’endormir en chemin d’un sommeil définitif, comme l’ami tombé dix ans auparavant dont il célébrait la mémoire chaque fois qu’il passait devant le précipice où il avait disparu.

 

Remarquable interprétation

 

Les acteurs sont remarquables. Li Baotian (李保田), dans le rôle du juge Feng, est un acteur connu et éprouvé, né en 1946, qui a joué dans les premiers films de Zhang Yimou, dont le superbe « Ju Dou » (菊豆) en 1990, et qui est ainsi revenu au cinéma après avoir surtout tourné pour la télévision pendant dix ans.

 

Yang Yaning (杨亚宁), elle, est non professionnelle, le réalisateur ayant voulu mêler professionnels et amateurs pour donner plus de vie au film en évitant l’aspect purement documentaire – ce qui a d’ailleurs entraîné quelques problèmes dignes des litiges évoqués dans le film. Yang Yaning, en particulier, travaillait au service des impôts du Yunnan, et le département de la justice locale ne comprenait pas comment une employée des services fiscaux pouvait valablement interpréter une greffière ; il a fallu de longues discussions pour leur faire accepter qu’aucune employée de leurs services ne convenait mieux pour le rôle. Elle apporte au film, avec une présence souvent muette, une sorte d’humanité naturelle. Elle a en outre participé à l’écriture du scénario.

 

Quant au jeune assistant, A Luo, il est interprété par un jeune acteur devenu célèbre depuis lors : Lu Yulai (吕玉来). On le retrouve en particulier dans le film de 2007 « The Red Awn » (红色康拜因) de Cai Shangjun (蔡尚君).

 

Prix Orizzonti 2006

 

« Le dernier voyage du juge Feng » est le premier film de Liu Jie (刘杰) en tant que réalisateur. Il était à l’origine chef opérateur et a travaillé en particulier avec Wang Xiaoshuai (王小帅). Son film reflète une maturité acquise au long de dix années d’expérience cinématographique aux côtés des meilleurs cinéastes du cinéma indépendant chinois.

 

En 2006, il a été couronné du prix du jury de la section ‘Orizzonti » à la biennale de Venise et représente certainement l’une des meilleures réalisations du cinéma chinois des années 2000. Il se détache dans le courant caractéristique des films chinois de la période, à caractère plus ou moins documentaire, par la maîtrise avec laquelle il mêle, justement, la réalité et la fiction. « Le dernier voyage du juge Feng » évoque toute la diversité de la Chine et de son peuple, et les difficultés que l’on rencontre à vouloir lui appliquer une loi commune. De là toute la mélancolie d’un film qui semble être comme un dernier adieu à un monde qui survit comme par défaut.

 

Note sur la musique :

 

La musique qui accompagne le périple du juge Feng contribue elle aussi à la réussite du film : la beauté des paysages est soulignée par des chants Mosuo, chants très spécifiques, sans aucun accompagnement instrumental,  qui ont fait récemment l’objet d’un documentaire intitulé « Mosuo Song Journey ». Pendant l’été 2004, en effet, une cinéaste chinoise, Weng Diedie, accompagnée d’une chercheuse américaine, Carol Bliss, et d’un écrivain Mosuo, Lamu Gatusa, sont allés enregistrer des chants traditionnels Mosuo dans le district de Ninglang, dans la zone touristique autour du lac Lugu ainsi que dans des villages plus éloignés dans la montagne. C’est un superbe état des lieux à un moment critique où cette culture est confrontée à tant de défis extérieurs.

 

 

Bande annonce

 

 

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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