Li Shuangshuang
: symbole des forces féminines libérées par le Grand Bond en
avant !
par Brigitte Duzan, 26 novembre 2015
« Li Shuangshuang » (《李双双》)
est un film sorti en mars 1962. C’est le symbole
d’une époque.
Adapté d’une de ses nouvelles par Li Zhun (李准),
trois ans plus tôt, le film représente le tour de
force de reprendre l’histoire de la nouvelle, qui
avait eu un grand retentissement lors de sa
publication, pour dépeindre le Grand Bond en
avant comme il l’était à ses débuts : un grand élan
national libérant les énergies et les initiatives,
et celle des femmes en particulier.
Or, en 1962, la Chine commence juste à se remettre
des conséquences désastreuses d’un mouvement qui a
causé des dizaines de millions de morts et ruiné le
pays. Mais il fallait, justement, insuffler un
nouvel élan et un nouvel optimisme à la population…
Une nouvelle réussie, réaliste et pleine d’humour
Li Zhun était déjà connu quand, en mars 1959,
Li Shuangshuang
(affiche 1962)
il publie sa « Brève histoire de Li
Shuangshuang » (《李双双小传》)
[1].
Cette nouvelle représente un sommet de sa carrière : l’année
suivante, il entre au Parti et devient membre de
l’Association des écrivains.
Une histoire d’émancipation féminine
La nouvelle se situe au début du Grand Bond en avant et
dépeint la volonté de la jeune Li Shuangshuang de se libérer
du carcan des tâches domestiques pour participer aux travaux
de son village à l’égal des hommes, à un moment où il y
avait un besoin urgent de bras pour améliorer le système
d’irrigation des champs.
Li Shuangshuang se heurte bien sûr à l’opposition violente
de son mari, Sun Xiwang (孙喜旺),
outré qu’elle ne reste pas à la maison lui préparer à manger
et vaquer aux occupations normales d’une épouse au foyer.
Mais Li Shuangshuang a du caractère, et, qui, plus est, suit
des cours d’alphabétisation qui lui ouvrent l’esprit.
Pour résoudre le problème des repas, elle lance l’idée de
créer une cantine collective, idée adoptée avec enthousiasme
par le comité du village, qui en confère l’organisation et
la gestion à son mari. Mais comme il s’avère un piètre
gestionnaire et que la cantine va à vau-l’eau, c’est Li
Shuangshuang qui reprend les choses en main, et en fait un
succès, gagnant l’admiration de tous, y compris, au final,
de son mari.
Celui-ci, en effet, ne l’appelait jusque-là que « femme
de… » ou « mère de… ». Elle n’avait pas à ses yeux
d’identité individuelle, car n’existant que par rapport à
lui ou à leur fils. A la fin du film, non seulement il
l’appelle par son nom, mais il professe en outre son
admiration, et même son amour pour elle : « Nous, »
déclare-t-il aux jeunes amoureux que Li Shuangshuang aide à
se marier, « on s’est mariés d’abord, et on s’est aimés
ensuite. » (“我们这叫先结婚后恋爱。”)
Une histoire contée avec réalisme et humour
Ce qui a fait le succès de la nouvelle, et en constitue le
principal attrait, c’est la peinture vivante et réaliste des
personnages, et l’humour avec lequel elle est contée. Si le
thème semble la désigner comme une œuvre de propagande, elle
va bien plus loin : c’est un tableau de la vie dans un
village qui réussit à captiver le lecteur car Li Zhun le
dépeint dansun style de conteur plein de verve.
Il dépeint à merveille le caractère obtus du mari et
l’effervescence de la jeune paysanne qui s’éveille à
d’autres horizons que celui de sa cuisine. Les heurts entre
les deux personnages représentent un choc de mentalités
assez symbolique : tradition contre modernité, passivité
contre initiative… En même temps, Li Shuangshuang est une
paysanne assez typique, à la répartie cinglante et au verbe
prompt (一张快嘴),
qui aime par-dessus tout, dit Li Zhun, fourrer son nez dans
les problèmesqui ne sont pas vraiment les siens (最爱“管闲事”).
Mais la force du texte vient du réalisme avec lequel Li Zhun
peint ses caractères, qui vient de son expérience
personnelle, d’écrivain rural, témoignant de la vie dans les
campagnes. En 1957,
il va vivre quelque temps dans le village de Longtou (龙头村),
dans la région montagneuse du district de Linxian (林县).
Il habite chez la femme qui est chef de l’équipe de
production des femmes, qui est le modèle dont il s’est
inspiré pour le personnage de Li Shuangshuang.
Lu Ren
Bien qu’habitant sous le même toit, il la voit
rarement car elle part travailler tôt et rentre
tard. Mais, tous les matins, elle laisse des notes
griffonnées sur des bouts de papier, collés sur les
murs ou les fenêtres : des explications amusantes de
caractères qu’elle a appris en cours
d’alphabétisation
[2].
Li Zhun a également interrogé un grand nombre de
femmes, et disposait ainsi de toute une réserve de
notes pour étayer son histoire. De là est né le
style humoristique extrêmement réaliste de la
nouvelle.Les dialogues, en particulier, sont comme
pris sur le vif.
Quand la nouvelle commence à circuler, surtout après
sa publication, au début de 1960, dans le numéro
trois de la revue Littérature du peuple, elle a
aussitôt un grand retentissement. Elle est tout à
fait dans la ligne idéologique du moment, mais elle
est aussi une réussite au niveau littéraire.
Elle attire donc le réalisateur Lu Ren (鲁韧)
qui y trouve un superbe sujet à adapter au cinéma.
Un grand classique du cinéma du début des années 1960
Lu Ren demande aussitôt à Li Zhun d’écrire un scénario
adapté de sa nouvelle : il avait déjà fait ses preuves de
scénariste, en adaptant sa première nouvelle, huit ans plus
tôt
[3].
Une adaptation qui a nécessité des ajustements…
Li Shuangshuang, le
pinceau à la main
Il reprend le texte de sa nouvelle, mais les
circonstances ont changé entre-temps. Il a déjà dû
le réviser pour son édition de 1960. Il y dépeint
par exemple Li Shuangshuang inventant les « nouilles
du Grand Bond », faites de farine de patates douces
à un moment où toute autre farine a quasiment
disparu. Au moment où il écrit son scénario, les
cantines collectives ont été supprimées ; or, c’est
l’un des moteurs principaux du récit, il faut donc
trouver autre chose pour les remplacer.
Le scénario commence
un été, comme dans la nouvelle, alors que l’équipe de
production doit réparer un canal d’irrigation, et qu’ils
manquent de bras. Li Shuangshuang et quelques autres femmes
proposent de participer aux travaux, mais le chef de
l’équipe repousse la proposition, trouvant qu’elles ne
pourraient pas être très utiles sur le chantier et que leur
travail est de s’occuper des enfants, ce qui est aussi
l’avisdu mari de Li Shuangshuang.
La dispute fait réfléchir Li Shuangshuang : pourquoi
ne pas admettre les femmes sur le chantier alors que
le travail est urgent ? C’est à ce niveau de la
narration que le scénario diverge de la nouvelle.
Dans celle-ci, la solution était de créer des
cantines. Dans le scénario, Li Zhun a remplacé les
cantines par les points de travail : c’est parce que
le système de calcul des points de travail pose
problème que les femmes ne peuvent pas travailler
comme les hommes car elles ne seraient pas
rétribuées comme eux ; Li Shuangshuang propose donc
de le modifier pour instaurer un système clair et
équitable. Initiative
Tensions familiales
qu’elle énonce dans un placard en gros caractères affiché au
centre du village, qui attire aussitôt l’intérêt général.
Cette nouvelle ligne narrative permet en même temps de
critiquer les dérives du système, le mari de Li
Shuangshuang, en tant que comptable, chargé d’enregistrer
les heures de travail déterminant le calcul des
points, étant lui-même incapable de résister à la corruption
et d’empêcher certains d’abuser du système.
Li Shuangshuang
alpaguée par son mari
alors qu’elle va
travailler sur le chantier du canal
Dans la nouvelle, elle conquiert l’admiration
générale en faisant de la cantine du village une
réussite opérationnelle ; de même, dans le film,
elle gagne cette même admiration par l’efficacité du
système de points qu’elle a permis de mettre en
place, qui permet de lutter contre les privilèges et
la prévarication, et donc de motiver les gens, ce
qui se traduit in fine par une augmentation de la
production.
Le scénario, comme la nouvelle, souligne donc la
nécessité d’une reconfiguration des espaces
traditionnellement réservés à la femme et à l’homme
dans la société chinoise : l’espace
intérieur pour l’une (nèi
内),
extérieur pour l’autre (wài
外),
l’espace privé du boudoir contre l’espace public de l’agora.
Reconfiguration qui conditionne l’émergence de la femme
comme individu, dans une société moderne.
…avec une ligne narrative supplémentaire
Pour souligner l’influence exercée par les idées de
Li Shuangshuang dans le village, son autorité
morale, Li Zhun a développéen outre une ligne
narrative secondaire à son récit initial, qui était
axé sur le couple Li Shuangshuang / Sun Xiwang.
L’une des jeunes filles du village, Guiying (桂英),
est amoureuse d’un jeune de l’équipe de production,
Erchun (二春),
mais sa mère veut la marier avec un garçon de la
ville, parce qu’elle espère ainsi ne plus avoir à
travailler dans les champs. Mais Guiying vient
demander l’aide de Li Shuangshuang. Ce que fait Li
Shuangshuang, au
Consignée à la cuisine
grand dam de la mère, mais aussi de Xiwang, furieux que sa
femme ait encore causé un mini-scandale dans le village.
Cette ligne narrative souligne le caractère moderne,
anti-traditionnaliste de Li Shuangshuang, tout en reprenant
la trame de bien des romans chinois, et en mettant l’accent
sur un autre aspect de l’émancipation féminine.
… mais en conservant l’esprit et le ton humoristique de la
nouvelle
Mère et épouse
Le film
participe de la ligne générale de « réajustement »
intervenu en 1961. En 1962, l’heure, en Chine, est à
la détente
[4] :
le film est une comédie, qui s’intitulait au départ
« La femme de Xiwang » (《喜旺嫂子》),
pour revenir au titre de la nouvelle et affirmer
ainsi sa fidélité à son esprit. Lu Ren était venu à
la comédie en 1959, et le succès de la comédie qu’il
avait tournée cette année-là l’avait incité à
continuer dans la même veine
[5].
Le scénario est calqué sur la satire de la
terminologie maoïste présente dans la nouvelle. Ainsi, Li
Shuangshuang répète constamment sa détermination de « bondir
en avant » (跃进) et le secrétaire local du Parti lui enjoint
de « mettre la politique aux commandes » (政治挂帅).
Surtout, le film reprend les dialogues de la
nouvelle, en en faisant des numéros d’acteurs
proches parfois des duos comiques populaires de type
xiangsheng, surtout quand, après ses leçons
d’alphabétisation, Li Shuangshuang essaie d’utiliser
le langage politiquesans parvenir à le maîtriser.
Par exemple, quand elle discute avec Xiwang de Marx
et Lénine sans savoir de qui il s’agit et en pensant
que ce sont des Chinois à cause de la
translittération des noms en pinyin : Ma Kesi (马克思)
pour Marx et Lie Ning (列宁) pour Lénine.
L’équipe des femmes
A Xiwang qui lui dit : « J’ai entendu dire que Ma Kesi a dit
qu’il fallait créer des cantines publiques, tu as lu ça ? »
- « Non », répond Li Shuangshuang, « moi on m’a dit que
c’était Lie Ning. » - « Non, non » insiste Xiwang, je suis
presque sûr que c’est ce type appelé Ma (那个姓马的). »
Dans ces conditions, le choix des interprètes a été
déterminant pour le succès du film.
Succès d’abord dû aux interprètes
C’est surtout sur les deux interprètes principaux
que repose le film :
Zhang Ruifang (张瑞芳)
dans le rôle de Li Shuangshuang et Zhong Xinghuo
(仲星火)
dans celui de Sun Xiwang. Tous deux ont été primés
au festival des Cent Fleurs, de même que le
réalisateur et le scénariste.
Le rôle de Sun Xiwang avait intéressé le grand
acteur
Zhao Dan (赵丹)
quand il avait lu le scénario, et il avait manifesté
le désir de le jouer. Mais Lu Ren ne retint pas sa
proposition, car il trouvait que Zhao Dan était un
trop grand acteur pour interpréter un rôle comme
celui de Xiwang. En fait, il avait pensé dès le
départ à Zhong Xinghuo, qui, trois ans
Mise en scène un peu
théâtrale
auparavant, avait interprété le rôle principal dans son film
précédent : « Aujourd’hui je me repose » (《今天我休息》).
Zhong Xinghuo dans «
Aujourd’hui je me repose »
Quant à
Zhang Ruifang,
alors qu’on aurait du mal aujourd’hui à imaginer une
autre actrice dans le rôle, elle n’a pourtant pas
fait l’unanimité à l’époque au moment de la
sélection des acteurs. Lu Ren en particulier pensait
qu’elle n’avait pas assez le profil de la paysanne
au verbe fort. Mais Zhang Ruifang a donné à son
personnage la pétulance et la fraîcheur qui
convenaient.
Considérations a posteriori
Le film frappe aujourd’hui par le côté propre, bien poli, de
la maison, des personnages, qui ressemblent à des paysans
dépeints par des gens de la ville ; autant les caractères,
les dialogues et l’action sont réalistes, autant le décor et
la représentation des personnages font plutôt penser à une
représentation théâtrale. Les deux séquences musicales, très
réussies, sont aussi des éléments de théâtre populaire. Mais
cela, en fait, était plutôt un atout pour le film et a dû
contribuer à son succès.
Ceci dit,
le film a quand même été tourné, dans un souci
d’authenticité, dans un village du Henan comme celui
dépeint dans la nouvelle, ce qui laisse quand même
songeur quant aux conditions de tournage : le Henan
était la province modèle de Mao, celle où avait été
créée la première commune populaire, pendant l’été
1958, mais c’était aussi l’une des provinces qui
avait le plus souffert de la famine…
Quoi qu’il
en soit, le film a eu un grand retentissement, et a
bénéficié du soutien des autorités. En 1963 a été
publié à Pékin un livre regroupant le scénario, les
explications et commentaires du réalisateur et toute
une série d’articles sur le film
[6].
Dans son article intitulé « ‘Li Shuangshuang,
analyse et réflexions du réalisateur » (‘李双双’
的导演分析和构思),
Lu Ren souligne qu’il a voulu mettre l’accent sur
l’atmosphère et l’esprit de l’époque, c’est-à-dire
le début du Grand Bond en avant, et en particulier
la « beauté » du travail, de l’engagement politique,
de la recherche du dépassement.
L’image de Li
Shuangshuang immortalisée par la revue Dazhong
dianying en juin 1963
Autant d’idéaux
qui ne font qu’amener à se poser encore plus de questions,
sur les dérives ultérieures qui ont conduit à la catastrophe
économique, mais surtout humaine qui a suivi
[7].
Le film (avec sous-titres anglais)
Note complémentaire
En 2005, le DVD du film a été réédité en Chine. A cette
occasion a été réalisé un documentaire intitulé « Regard sur
les deux personnages » (qiaozhe
liangkouzi
《瞧着两口子》)
qui comporte des informations sur la préparation du film et
des interviews des deux acteurs.
[2]
Par exemple :
水库的库字,就是裤子的裤去掉一边的衣字。(Le
caractère kù du réservoir d’eau, c’est le
caractère du pantalon qui a perdu la clé du
vêtement). On peut admirer au passage l’art
didactique de l’apprentissage des caractères, adapté
à des esprits pratiques.
[3]
« On ne peut pas prendre cette voie-là » (《不能走这条路》),
film de 1954 réalisé par Ying Yunwei (应云卫)
au studio de Shanghai.
[4]
Les deux genres promus dans les
directives générales du cinéma pour la période sont
la comédie et l’opéra (sur des scénarios du même
genre) ; la nouvelle « Li Shuangshuang » sera
également adaptée en opéra yueju (越剧)
en 1963.
[5]
Lu Ren (1912-2002) est en effet surtout connu pour
ses comédies réalisées à la fin des années 1950 et
au début des années 1960. Actif dans le mouvement du
théâtre de gauche dans les années 1930, il est entré
dans une troupe de théâtre à Shanghai au milieu des
années 1940, puis s’est intéressé au cinéma,
devenant acteur et assistant réalisateur dans divers
studios, dont la compagnie Wenhua. Après la
nationalisation de la Wenhua, il est passé au studio
de Shanghai où il a commencé à tourner des films de
guerre. C’est en 1959 qu’il est venu à la comédie
avec « Aujourd’hui je me repose » (《今天我休息》).
[6]
« Li Shuangshuang, de la nouvelle au
film »
《李双双’ :
从小说到影片》
[7]
Voir en particulier un livre fondamental sur le
sujet :
Stèles, la Grande Famine en Chine 1958-1961, de Yang
Jisheng, Hong Kong 2008, traduction en français par
Louis Vincenolles, Sylvie Gentil et Chantal
Chen-Andro, Seuil, septembre 2012, 660 p.