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« Jouer
pour le plaisir » : première réussite de Ning Ying
par Brigitte
Duzan, 13 février 2013
« Jouer
pour le plaisir » (《找乐》)
est le
premier film de la « trilogie de Pékin » de
Ning Ying (宁瀛). Il représente ses véritables débuts de réalisatrice en reflétant
l’originalité de son style et la force de sa
personnalité : le film affiche d’emblée une volonté
de ne pas suivre les sentiers battus.
Il a
d’ailleurs glané une série de prix prestigieux dès
sa sortie, en 1993 :
prix
FIPRESCI au festival de Berlin ; prix du meilleur
film au festival de San Sebastián ; prix Tokyo Gold
au festival de Tōkyō ; Grand Prix du jury et
Montgolfière d'or au festival des Trois Continents
de Nantes.
Genèse
L’idée
initiale est venue d’un projet antérieur resté sans
suite. C’est après le tournage du « Dernier
empereur », en effet, qu’un réalisateur lui proposa
d’être son assistante |
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Jouer pour le plaisir |
pour un film qui
avait pour thème un groupe de
vieux Pékinois
passionnés d’opéra de Pékin et le pratiquant en amateurs.
Ning Ying trouva le
sujet peu attrayant, mais le projet fut de toute façon
abandonné, faute de financement. Les studios voulaient alors
produire des films commerciaux pour attirer le public et
remplir leurs caisses, selon les directives du moment.
Mais Ning Ying
avait eu le temps de travailler un peu le sujet, et de
découvrir, finalement, un univers passionnant et des
personnalités singulières. L’idée fit donc son chemin, mais
ce n’est qu’après avoir tourné d’abord un film commercial et
après le succès remporté par celui-ci que, ayant montré ses
capacités, elle se sentit capable de s’affirmer face au
système des studios en refusant le cycle infernal des
comédies à succès.
Elle trouva alors
un producteur privé enthousiasmé par le projet (1) qui lui
apporta la souplesse dont elle avait besoin pour tourner
comme elle l’entendait. Elle put donc reprendre le projet à
son compte, et le personnaliser pour en faire l’un des
premiers films documentant la réalité sociale des villes
chinoises au début des années 1990.
Le film
Le scénario est
adapté d’une nouvelle de l’écrivain Chen Jiangong (陈建功),
auteur de nouvelles décrivant, avec un réalisme teinté
d’humour, la vie dans les hutongs de Pékin à l’ère du
post-maoïsme.
Scénario
Ning Ying a écrit
le scénario avec sa sœur Ning Dai (宁岱),
épouse du
réalisateur Zhang Yuan (张元)
qui, au même moment, préparait son second long métrage,
« Beijing Bastards » (《北京杂种》),
tourné en dehors du système des studios et généralement
considéré comme l’un des points de départ du cinéma chinois
indépendant.
Le hutong |
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Ning Ying,
elle, choisit de rester dans le système, mais, comme
les cinéastes indépendants autour de Zhang Yuan,
opta elle aussi pour une peinture réaliste de la vie
urbaine, dans un aspect cependant moins marginal et
moins provocant. La vie qu’elle décrit est celle des
petites gens de la capitale, bouleversés par le
changement rapide de leur époque. Si Ning Ying a été
influencée, de son propre aveu, par le néoréalisme
italien, « Jouer pour le plaisir », et la trilogie
dans son ensemble, s’inscrit dans toute une
tradition de scènes de la vie pékinoise marquée par
les grands noms de la |
littérature
chinoise, Lao She (老舍)
en particulier, et par leurs adaptations à l’écran (2).
Le personnage
autour duquel est bâti le scénario, le vieux Han (老韩头),
est le concierge d’un vieux théâtre que la première séquence
nous montre lors de son dernier jour de travail : il part à
la retraite. Nous sommes au tout début des années 1980, la
Chine amorce son « ouverture » et son entrée dans le monde
moderne et libéral, abandonnant à leur sort les travailleurs
qu’elle avait érigés en héros et fers de lance du régime :
la retraite prend des relents amers de mise à l’écart.
Le lendemain matin,
le réveil sonne à six heures comme d’habitude, mais le vieux
Han réalise vite qu’il n’a rien à faire dans la journée qui
l’attend. La caméra le suit alors, arpentant désœuvré les
allées d’un parc, et se joignant à un groupe de personnes de
son âge réunies pour chanter des airs d’opéra. Fort de son
expérience, il finit par leur proposer de trouver un local
et, chose faite, s’intronise directeur artistique du groupe.
Edictant des règles
de fonctionnement aussi strictes que celles qu’il
connaissait au travail, il leur fait répéter un opéra pour
participer à un concours. Les excès de discipline,
cependant, créent vite des frictions et des mécontentements
au sein du groupe : le vieux Han se voit contraint de le
quitter… mais la dernière séquence le montre écoutant de
loin ses vieux camarades qui ont repris leurs habitudes dans
le parc… et se dirigeant finalement vers eux, dans un
mouvement dont le film laisse le dénouement ouvert…
Symbolique
Dans
« Jouer pour le plaisir », Ning Ying capte un moment
de la vie d’un vieux Pékinois à la retraite qui n’a
plus, dans une ville – et un pays - en plein
changement, l’espace qui lui était réservé jusque là
dans le tissu social. Autrefois, la retraite était
un honneur pour un vieux travailleur, maintenant il
ne lui reste que la solitude, le vide familial –
signalé par la photo de l’épouse décédée au mur –
venant renforcer la perte des structures
traditionnelles. Ayant perdu, avec son travail, la
communauté qui définissait son statut social et son
identité, il ne lui reste plus qu’à s’en inventer
une autre. |
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La chambre du vieux
Han |
Le groupe de vieux
amateurs d’opéra vient donc fournir au vieux Han, comme aux
autres, l’espace idéal de substitution où recréer des liens
communautaires et une identité sociale. Ning Ying fait de
l’opéra le symbole d’un mode de vie en voie de disparition,
avec la vieille ville, ses hutongs et leurs vieux
habitants, avec, en filigrane, la profonde valeur culturelle
qui y est attachée.
La pratique amateur
de l’opéra est liée à une longue tradition dans beaucoup de
villes chinoises ; c’est une pratique de passionnés qui
peuvent être aussi d’anciens professionnels, ou des acteurs
semi-professionnels, la frontière est ténue. Mais c’est un
phénomène socioculturel qui a pris une ampleur toute
particulière à Pékin où il s’est développé, dans les
hutongs autour de la Cité interdite, dans une population
mandchoue de lettrés qui avaient tout loisir de se cultiver,
étant rétribués par l’empereur pour un service devenu
nominal au fil du temps.
Cette pratique
amateur était tellement ancrée dans la culture et la vie
qu’elle a refait surface dès les lendemains de la Révolution
culturelle, après une interdiction de dix ans.
Réalité au-delà du
symbole
Au bord de la Cité
interdite |
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Au-delà du
symbole, ce que montre Ning Ying, ce n’est pas tant
une ville en mutation que, dans le contexte de cette
mutation, l’impossibilité pour des gens qui ont vécu
toute leur vie une existence communautaire
hiérarchisée et réglementée de se passer de ce cadre
de vie : l’histoire a laissé sa marque sur les
esprits et les a rendus incapables de profiter de la
liberté qui leur est offerte et s’avère illusoire.
Cependant,
étant nœud social, le groupe d’opéra devient aussi
lieu de conflit car le simple choix des
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tours de chant
devient lutte pour le pouvoir. Le film de Ning Ying souligne
donc une contradiction fondamentale : l’âge et la modernité
en marche poussent ses personnages vers la marginalisation
sociale, mais toute tentative de rompre ce phénomène et
retrouver une place centrale dans la société s’accompagne
nécessairement d’un retour aux luttes de pouvoir. La fin
ouverte de « Jouer pour le plaisir » évoque la poursuite du
processus, laissé, à dessein, inachevé.
Mise en scène
Avec ce film, Ning
Ying affirme sa maîtrise de la mise en scène. La première
séquence nous entraîne dans le quartier de Qianmen avant sa
« modernisation », au milieu des étals de nourriture et de
l’animation de la rue, avec, au milieu des enseignes, celle
d’un California Noodle Shop qui annonce l’incursion
insidieuse de la modernité dans ce lieu traditionnel. A la
fin de la séquence, après un long travelling sur le
quartier, la caméra s’arrête sur la façade d’un vieux
théâtre qui est le lieu de la séquence suivante.
C’est le
vieux Han qui est alors présenté, comme possédant un
espace à lui : sa place derrière le bureau.
Symboliquement, lorsqu’il revient le lendemain
rendre visite à son successeur, il n’a plus droit
qu’à un siège sur le côté. Sa marginalisation
sociale est marquée visuellement.
Il faut
surveiller les détails, chez Ning Ying, ils ont tous
leur importance, les sons hors champ par exemple :
Ning Ying a une manière bien à elle de les utiliser
pour évoquer et suggérer les contradictions
inhérentes à une situation donnée ;
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Le vieux Han |
ainsi, dans la
séquence où, l’un des membres du groupe étant arrivé en
retard, le vieux Han veut appliquer le règlement et
l’exclure alors que c’était son tour de chanter, le son de
l’opéra en train d’être répété suggère l’ordre
institutionnel qui continue sur sa lancée, alors que l’image
montre le conflit qui a éclaté…
Ning Ying a choisi
des acteurs non professionnels, sauf pour interpréter le
vieux Han, ce qui renforce le réalisme de la mise en scène
et donne au film un aspect quasi documentaire dans certaines
de ses séquences, caractéristique qu’elle va développer
encore dans son film suivant, « Ronde de flics à Pékin ». (《民警故事》).
Notes
(1) Le film est une
coproduction du studio de Pékin et d’une société de Hong
Kong : Wan
Ho Film (香港万和影视公司).
(2) Sur Lao She,
voir :
http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_LaoShe.htm
Le film
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