« The Search », second film de Pema Tseden : quête
identitaire et emblématique
par Brigitte
Duzan, 8
octobre 2011
Second film
du réalisateur tibétain
Pema Tseden (万玛才旦),
« A la recherche de Drime Kunden » ou « The Search » (《寻找援智美更登》)
a été couronné du Grand prix du jury au 12ème
festival de Shanghai, en juin 2009, et a depuis lors
fait le tour des grands festivals internationaux où
il a fait l’unanimité des critiques.
Il a
brusquement attiré l’attention sur un réalisateur
devenu emblématique d’un phénomène inédit : la
timide émergence d’un cinéma tibétain.
Quête d’un
acteur
« The
Search » se présente dès l’abord comme un road
movie. Une 4x4 roule sur une route déserte, de
village en village, emmenant un homme d’affaires, un
cinéaste et un jeune homme qui ne cesse pas de
filmer.
Le premier
est le producteur du second, ils sont à la recherche
d’un acteur qui soit aussi un chanteur capable
d’interpréter le rôle
Affiche du film « The
Search »
principal
de leur prochain film, une adaptation d’un opéra
traditionnel tibétain. Ce parcours de repérage constitue le
fil conducteur du film, mais se noue avec deux autres fils
narratifs, qui sont des histoires d’amour : celle que n’en
finit pas de raconter le producteur, la sienne, et celle
d’une actrice trouvée dans un village qui, le visage
obstinément voilé, cherche un amour envolé qui pourrait être
l’acteur recherché.
Pema Tseden
Le rôle
qu’il doit interpréter est celui du prince Drime
Kunden, dans l’opéra traditionnel du même nom d’où
le titre du film :
寻找援智美更登,
à la recherche de Zhimei Gengdeng
(transcription chinoise du nom du prince). C’est un
personnage symbolique du don de soi-même et de la
vertu bouddhiste de compassion, l’une des plus
importantes du bouddhisme tibétain, le dalai lama
étant lui-même une réincarnation d’Avalokiteshvara,
le boddhisattva de la compassion : riche fils de
roi, Drime
Kunden
a offert tous ses biens, y compris sa femme et ses
enfants, pour aider des hommes dans le besoin, et a
même fini par s’arracher les yeux pour les donner en
offrande, mais il est finalement récompensé pour ses
bienfaits et recouvre et la vue et ses biens.
Basée sur un texte sanscrit qui décrit l’une des vies antérieures
du Bouddha historique, son histoire est l’une des plus
célèbres de la culture tibétaine, diffusée dans le peuple
grâce à l’un des grands opéras traditionnels tibétains qui
étaient autrefois interprétés partout dans les villages.
Certaines séquences du film précédent de
Pema Tseden,
« Le silence des pierres sacrées » (《静静的嘛呢石》),
montrent d’ailleurs des répétitions de cet opéra dans un
village.
Et c’est justement parce que cette tradition se perd que la
recherche de l’acteur, dans le film, est aussi
longue, difficile et frustrante. Ils rencontrent,
par exemple, une troupe d’opéra de jeunes filles
pathétiques qui interprètent des danses qui se
veulent stylisées, mais sont incapables de chanter ;
dans un monastère, un jeune moine auditionne en
récitant l’alphabet à l’anglaise ; ils trouvent même
un chanteur qui chantait autrefois le rôle de Drime
Kunden, mais qui travaille maintenant dans un
night-club et, ivre, leur déclare qu’il déteste le
rôle et se demande si l’amour n’a pas totalement
disparu de la terre… Et quand ils trouvent enfin la
personne apparemment idoine, l’issue reste
incertaine…
Quête d’une âme
Premier titre du film
La quête de l’acteur est évidemment une quête symbolique, celle
d’une culture qui disparaît et de l’âme d’un peuple menacée
par là même de disparition. Le film était d’ailleurs
initialement intitulé en anglais « Soul Searching ».
Photo du film « The
Search »
Le changement est graduel et d’autant plus insidieux qu’il
s’installe sans que personne n’y prenne trop garde,
induit par la progression implacable de la
"modernité" : quand les anciens disparaissent, le
pan de culture dont ils étaient dépositaires
disparaît avec eux. « C’est comme les pierres
sacrées, dit
Pema
Tseden, celles qui portent des sutras
gravées : elles sont là depuis des centaines,
peut-être des milliers d’années, sans changement
apparent, et
pourtant elles sont peu à peu érodées par le temps. »
Le film est donc une longue méditation, dans les paysages désolés
du Qinghai dont Pema Tseden est originaire, qui s’appelait
Amdo du temps dans des temps plus anciens et qui est sa
principales source d’inspiration. C’est aussi l’expression
de sa propre recherche identitaire.
Recherche esthétique
Le film a connu bien des difficultés. Le scénario a dû être révisé
plusieurs fois pour pouvoir obtenir le visa de
censure. S’agissant d’un film tibétain, les
contrôles sont bien plus durs que pour un film
chinois : il faut passer non seulement par le SARFT
(l’administration centrale du cinéma et de la
télévision), mais aussi par le Bureau des Affaires
religieuses et celui en charge des relations avec
les minorités nationales. Pema Tseden a dû en
particulier revoir certaines séquences sur la vie
locale jugées trop "négatives".
Photo du film « The
Search »
« The Search »
a aussi connu
diverses versions au montage ; la version initiale était
bien plus longue, et plus difficile à comprendre en raison
de l’imbrication complexe des divers fils narratifs. Le
résultat final est donc le résultat d’un long processus de
création qui a donné un film superbement maîtrisé. Le style
est en parfait accord avec le fond, les plans fixes, souvent
très longs, créant l’atmosphère de méditation empreinte
d’une certaine tristesse qui ressort des paysages eux-mêmes.
Les plans larges mettent en outre la distance
entre le spectateur et les personnages qui permet de donner
le champ nécessaire à la pensée.
Photo du film « The
Search »
Il faut
souligner l’importance de la musique, omniprésente,
qui fait partie de la vie et rappelle le film du
musicologue Ngawang Choephel “Tibet
in Song’’ (1) : d’une manière moins directe, mais
d’autant plus subtile, « The Search » est là
pour témoigner qu’une manière de tuer un peuple est
de tuer sa culture, et que le meilleur moyen de tuer
une culture est d’étouffer sa musique.
L’aspect documentaire sous-tend le
discours et la réflexion sur la réalité de la vie dans les
villages parcourus, avec des acteurs amateurs ou semi
professionnels, membres de troupes de théâtre qui n’avaient
jamais joué au cinéma. L’acteur qui
interprète le réalisateur, Manlakyab, est, quant à lui, le
comédien le plus célèbre de la région, renforçant le
caractère authentique du film, au moins pour les initiés.
Le film se rapproche ainsi de l’esthétique d’un Jia Zhangke ou d’un
Kiarostami, dont Pema Tseden reconnaît l’influence
et avec lequel il partage, outre une même vision
esthétique, les problèmes de relations tendues avec
les autorités, et la même étroite marge de manœuvre.
Film emblématique
Le plus bel hommage est celui rendu au film par un autre
réalisateur tibétain, mais
Photo du film « The
Search »
en
exil, celui-là : Tenzing Sonam.
Dans un
numéro spécial de Courrier international consacré au Tibet,
il a dit toute son admiration pour le film et le
réalisateur, et termine son analyse du film par une vision
qui mérite d’être citée en conclusion :
…son message
implicite est une affirmation vigoureuse de l’identité
tibétaine, ce qui est en soi une déclaration politique.Pema Tseden vit à Pékin et tourne ses films au Tibet,
alors que, pour ma part, je vis et je travaille en exil. Je
suis libre de traiter des sujets qu’il ne peut même pas
rêver d’aborder, mais, en ayant accès à notre terre natale,
il est en contact direct avec les changements qui y prennent
place. Pourtant, malgré ces différences, nous avons des
affinités qui viennent d’une histoire et de craintes
communes et qui ont raison des fausses barrières qui nous
séparent. En témoigne, de façon très subtile, la bande
sonore de ‘The
Search’, qui est presque exclusivement
composée d’airs traditionnels du centre du Tibet,
interprétés par Techung, un chanteur tibétain en exil.Dans toute autre circonstance, ce choix semblerait
anormal, car Techung est en exil et, traditionnellement, les
airs du centre du Tibet ne sont pas chantés dans la province
d’Amdo. Mais dans le monde d’aujourd’hui, où l’on assiste à
un développement des échanges culturels à la fois entre les
régions du Tibet et entre le Tibet et la diaspora tibétaine,
on peut y voir une affirmation des liens étroits qui
continuent à unir tous les Tibétains. (2)
Pema
Tseden est aujourd’hui considéré comme l’un des
chefs de file d’un cinéma tibétain émergent, considéré dans
un sens très large, dont « The Search »
fait en quelque
sorte figure de manifeste. Il aura fallu cent ans de
gestation…
Notes
(1) Tibet in Song, prix spécial du jury du festival Sundance en
2009.
(2) Courrier
International, n° 1082-1083-1084 du 28 juillet 2011 :
dossier spécial Tibet.
Bande
annonce du film « The Search »
En
complément :
Interview de Pema
Tseden sur la genèse de « The Search » et son esthétique,
réalisée en avril 2010, à New York, par La Frances Hui,
Senior Program Officer of Cultural Programs, Asia Society.: