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« Nuit glacée », dernier roman de Ba Jin avant 1949, et son
adaptation par Que Wen
par Brigitte
Duzan, 09 février 2013
« Nuit
glacée » (《寒夜》)
est l’un des meilleurs écrits de Ba Jin (巴金),
l’apogée de son œuvre à la fin des années 1940,
avant que l’avènement du régime communiste
n’entraîne pour lui une consécration officielle aux
conséquences lourdes tant pour sa vie que pour sa
carrière littéraire (1).
Le roman a
été adapté à l’écran en 1984 par
Que Wen (阙文),
un
réalisateur des studios de Pékin surtout connu pour
ce film.
Les thèmes
du roman, émancipation difficile des pesanteurs de
la tradition dans un contexte de guerre et de chaos
national, surtout pour les intellectuels, trouvaient
leurs échos dans les esprits quand le film a été
réalisé et a certainement influé sur le choix de
l’œuvre.
Le roman de
Ba Jin
Le contexte
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Le film |
Ba Jin commence
l’écriture de « Nuit glacée » (《寒夜》) au début de l’hiver 1944, mais pour arrêter très vite car, en décembre,
il doit participer à Chongqing à un grand colloque
littéraire et artistique auquel assiste Zhou Enlai.
Il est toujours à
Chongqing quand est annoncée la capitulation du Japon, le 15
août 1945. Mao Zedong arrive le 28 et les manifestations
pour fêter la victoire se succèdent. Ba Jin ne peut
reprendre la rédaction de « Nuit glacée » qu’au début de
l’hiver 1945, mais doit encore s’interrompre pour partir à
Shanghai où l’appelle une maison d’édition qui reprend ses
activités après la guerre.
Le roman |
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Après un
rapide voyage à Chongqing en décembre 1945 pour
l’enterrement de son frère Xiaolin (尧林) et la naissance de sa fille quelques jours plus tard, il revient à
Shanghai avec sa femme et sa petite fille. C’est
donc là, fin 1946, qu’il achève la rédaction de
« Nuit glacée », qu’il commence à publier en
feuilleton dès novembre dans la revue « Renaissance
des lettres et des arts » (《文艺复兴》).
Le roman paraît ensuite en mars 1947 aux éditions
shanghaiennes de l’Aurore (上海晨光出版公司).
Ce sera le dernier roman de Ba Jin publié avant
1949.
Le roman
est donc d’abord conçu dans le contexte de la
guerre, et achevé dans celui, guère plus
réjouissant, du chaos politique et militaire qui
accompagne la guerre civile opposant nationalistes
et communistes à partir de la fin du conflit avec le
Japon. Il semble n’y avoir pas de fin aux malheurs
du pays et de son peuple. |
Ba Jin explique
lui-même dans la postface à une réédition, en janvier 1948,
le contexte dans lequel il a écrit son roman :
« … à l’époque, je
venais de perdre un frère et un ami cher, tous deux morts de
tuberculose. Sur ces entrefaites, la victoire nous apporta
l’espoir, mais cet espoir nous fut progressivement retiré.
Je n’ai pas ajouté à la fin du roman … la phrase : « Voilà
l’aurore ! » Non par crainte d’être critiqué, mais bien
parce que, quand des hommes anéantis et condamnés par des
systèmes incohérents rendent l’âme, ils n’ont plus la force
ni le courage de saluer « l’aurore » d’une ère nouvelle. »
[…] Cette œuvre a vraiment été rédigée dans la profondeur
d’une nuit noire et glacée… »
« Nuit glacée »
traduit cette situation par une atmosphère pesante de
désespoir sans issue. Dans le roman, les épreuves imposées
par la guerre sont un facteur primordial d’anéantissement
des espoirs et des rêves d’avenir. Cependant, les structures
mentales, toujours conditionnées par la tradition, ont une
part tout aussi importante, et la maladie finit de ruiner
tout espoir de survie dans un monde lui-même à l’agonie.
L’histoire
L’histoire se
déroule en trois parties.
1. Ba Jin pose tout
de suite le contexte de guerre et l’atmosphère lourde qui
marque tout le roman. Il présente son personnage principal,
Wang Wenxuan (汪文宣),
rentrant chez lui par une froide nuit d’hiver, à Chongqing,
alors que les sirènes annonçant la fin d’une alerte se sont
tues. Il se sent déprimé en songeant à sa femme, Zeng
Shusheng (曾树生),
qui l’a quitté la veille, après une violente dispute.
On apprend au fil
des pages qui suivent que Wenxuan et Shusheng ont été des
étudiants idéalistes et optimistes, à Shanghai ; ils avaient
participé à un projet éducatif d’avant-garde cherchant à
concilier valeurs rurales et familiales, mais la guerre
avait ruiné leurs espoirs. Wenxuan s’est retrouvé
gratte-papier, petit correcteur dans une maison d’édition,
et Shusheng employée dans une banque. C’est elle qui gagne
le mieux sa vie et paie les frais exorbitants d’une école
privée pour leur fils de treize ans.
Les problèmes
majeurs viennent de leur situation familiale. Wenxuan a
perdu son père très jeune – comme Ba Jin – et a été élevé
par sa mère, ce qui a créé des liens très forts entre eux,
la mère exerçant l’autorité du père absent tout en
prodiguant à son fils la tendresse attendue d’une mère.
Vivant sous le même toit, elle considère Shusheng comme une
intruse venue lui voler l’amour de son fils, et la traite en
concubine de troisième ordre, n’étant pas formellement
mariée avec Wenxuan. Shusheng, de son côté, revendiquant une
émancipation conforme aux idéaux du 4 mai (2), cherche à
s’évader des perpétuels conflits avec sa belle-mère en
sortant se distraire dans des soirées que réprouve sa
belle-mère.
Faible et timoré,
Wenxuan est déchiré entre son attachement à sa mère et son
amour pour Shusheng. Il est, qui plus est, gravement malade,
atteint d’une tuberculose qui représente un autre trait
autobiographique, mais a aussi un caractère symbolique.
A la fin de cette
partie introductive, Wenxuan désespéré va s’enivrer avec des
amis, ce qui n’arrange pas son état de santé. Rentrant en
titubant chez lui, il rencontre Shusheng qui, prise de
pitié, le ramène chez lui. Et finit par rester, au grand dam
de sa belle-mère.
2. L’armée
japonaise envahit le Nord-Ouest de la Chine, et se rapproche
de Chongqing. C’est le chaos, les habitants se préparent à
fuir la ville. Le travail de Wenxuan est menacé, et il tombe
gravement malade. Dans cette situation, après une nouvelle
violente altercation avec sa belle-mère, Shusheng se décide
à partir à Lanzhou avec son directeur qui l’aimait depuis
longtemps et lui a offert une promotion.
Sentant ses forces
diminuer et sachant sa maladie incurable, Wenxuan approuve
sa décision, qui a au moins l’avantage de rendre sa mère
heureuse. Mais il est tenu à distance, au bureau, par ses
collègues qui redoutent d’attraper sa maladie. Solitaire, il
se console en lisant les lettres reçues de Shusheng, qui lui
envoie aussi de l’argent tous les mois.
Un jour, cependant,
une de ces lettes est une demande de divorce. La maladie de
Wenxuan s’aggrave. Il finit par ne plus pouvoir même parler,
et communique par écrit avec sa mère. Il meurt en serrant
les mains de sa mère et de son fils alors que, dehors,
éclate bruyamment la joie des manifestants paradant dans les
rues pour célébrer la défaite du Japon qui vient d’être
annoncée.
3. Trois mois plus
tard, Shusheng revient à Chongqing mais trouve la maison
vide. Elle apprend que son mari est mort et que sa
belle-mère est partie avec son fils. Désemparée, elle
déambule dans les rues en se demandant si elle doit partir à
la recherche de son fils ou rentrer à Lanzhou.
Les thèmes
Dans ce roman, Ba
Jin a tressé une trame de thèmes conflictuels qui enserrent
ses personnages dans des contradictions insolubles. Ce sont
des intellectuels qui ont grandi sous l’influence des idéaux
libertaires du mouvement du 4 mai,
en particulier en ce qui concerne l’émancipation des femmes,
mais qui ont du mal à les concilier dans la pratique avec
leur vie, celle-ci étant conditionnée par la persistance des
valeurs familiales traditionnelles et des carcans qu’elles
imposent toujours sur les esprits.
En ce sens,
Wenxuan et Shusheng apparaissent comme des personnages-types
de leur époque : l’un, faible et malade, souffrant d’une
sorte de complexe d’Œdipe, qui ne peut se détacher de sa
mère et souhaite une épouse également maternelle ; l’autre,
apparemment émancipée, mais soumise aux humeurs de sa
belle-mère dans une situation de cohabitation invivable. La
mère reste le noeud gordien impossible à trancher, le
dernier bastion d’une tradition solidement ancrée, dans les
esprits comme dans la vie.
Le blocage des
institutions familiales et de la société dans son ensemble
paraît insoluble, et la tragédie qui en résulte sans espoir.
Le roman a été
interdit dès 1949 par le régime communiste, parce qu’il
offrait une vision « trop pessimiste » de la nation chinoise
juste avant la « Libération ». Comme il le précise dans sa
postface de 1948, il n’y a aucun espoir en vue. … Il mettait
peut-être trop l’accent, aussi, sur la tragédie personnelle,
celle vécue par l’individu dans un monde où s’affrontent des
forces tout aussi néfastes et tout aussi destructives les
unes que les autres, quelle que soit leur coloration
politique.
Le film de Que Wen
Le scénario
de
Que Wen (阙文)
et Lin
Hongtong (林洪桐)
reprend le récit de Ba Jin dans ses grandes lignes,
en citant fidèlement des extraits du texte, et en
faisant défiler le générique à droite du portrait de
l’écrivain, comme en hommage.
Différences
Contrairement au roman, cependant, la guerre devient
un élément présent visuellement, et ce dès la
séquence introductive qui montre l’attaque
aérienne, juste évoquée au début du roman.
L’atmosphère est donc au départ différente : elle
est concrètement menaçante, du fait de la guerre.
Cependant, elle rejoint très vite celle du roman,
dans des scènes majoritairement de nuit, faiblement
éclairées.
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Le scénariste Lin
Hongtong |
Il y a pourtant
dans le film une percée de brève gaieté, quand est mise
en scène l’une des sorties de Shusheng pour se
distraire, qui n’est, ici encore, qu’évoquée dans le roman.
Le film aurait pu risquer d’y perdre la concentration sur la
maison familiale qui agit, dans le roman, à la manière d’un
huis clos sartrien. Mais ce n’est qu’un épisode fugace.
Shusheng au chevet de
Wenxian |
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L’atmosphère du roman est aussi glaciale que la nuit
du titre ; Ba Jin le rend par une sorte de flux de
conscience morbide, la narration étant contée du
point de vue de Wenxuan, miné par la maladie autant
que par le conflit entre sa mère et sa femme. Dans
le film, cette froideur qui agit sur les esprits est
rendue par un jeu sur les couleurs, une
prédominance de bleus froids, soulignés d’une touche
de vert très pâle, qui vient renforcer le tragique
de la ligne narrative. Les scènes d’extérieur sont,
elles, noyées dans la brume, |
caractéristique de
Chongqing, mais qui acquiert ici le flou d’un tableau
chinois traditionnel.
Il y a bien
dans « Nuit glacée » une recherche stylistique qui
se traduit jusque dans la musique, le film étant
construit sur deux thèmes musicaux comme des
leitmotivs : thème de départ au violoncelle, repris
à l’orchestre, c’est le thème de la mort et de la
séparation, et thème accompagnant les rencontres au
café Guoji, c’est « rêve d’amour » doucement susurré
au violon…
Le film
laisse au final une impression moins pesante que le
roman, mais d’une infinie |
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La mère |
tristesse, et Que
Wen a brillamment évité l’écueil traditionnel du mélodrame.
Les acteurs
Le film est
interprété par un trio d’acteurs remarquables, qui jouent,
heureusement, avec une retenue qui crée la tension
nécessaire.
1. Le rôle
de Zeng Shusheng est interprété par l’actrice
Pan
Hong (潘虹),
qui en était encore à l’époque à ses débuts.
Née à
Shanghai en 1954, elle a dix ans quand son père se
suicide, après avoir été condamné comme droitier en
1957. En 1976, elle sort de l’Institut d’art
dramatique de Shanghai (上海戏剧学院) ;
affectée au studio de Shanghai, puis transférée à
celui d’Emei (峨眉电影制片厂),
elle n’a
d’abord que quelques
rôles
secondaires ; son premier rôle principal la rend
célèbre en 1982, celui de Lu Wenting (陆文婷)
dans « At Middle Age » (《人到中年》)
de Wang Qimin (王启民)
et Sun Yu (孙羽).
C’est juste après ce film qu’elle a été choisie pour
jouer dans « Nuit glacée »…
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L’actrice Pan Hong en
1984,
lors du tournage du
film |
2. Le rôle de Wang
Wenxuan est interprété par Xu Huanshan (许还山).
Xu Huanshan dans Full
Circle, en 2012 |
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Né en 1937,
dans ce qui était encore Beiping, il est entré en
1956 à l’Institut du cinéma de Pékin. Mais l’année
suivante, il a été condamné comme « droitier » et
envoyé en camp. En 1966, il a été transféré dans le
Xinjiang et n’a pu revenir à Pékin qu’en 1979. C’est
alors qu’il a commencé sa carrière d’acteur, au sein
des studios de Xi’an (西安电影制片厂),
passant
également
derrière
la caméra
en 1986, pour tourner quelques films ainsi que des séries
télévisées.
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Le rôle de Wang
Wenxuan est un de ses meilleurs rôles des années 1980.
Il a aujourd’hui 75 ans et on l’a vu récemment dans le dernier film de
Zhang Yang (张扬),
« Full Circle » (《飞越老人院》),
aux côtés de Wu Tianming (吴天明).
3. Quant à la
mère, elle est interprétée par Lin Moyu (林默予),
une grande actrice de théâtre.
Née en
1924 à Pékin, elle a commencé à jouer dans une
troupe itinérante pendant la guerre, et a interprété
son premier rôle au cinéma en 1944. En 1972, elle
est entrée dans la troupe de théâtre parlé du
Yunnan, puis est rentrée à Pékin en 1977. Elle a
alors été affectée au studio du 1er Août.
« Nuit
glacée » fait partie de ses grands rôles de cinéma
de la période 1978-1985, joué dans la tradition des
rôles de mères dans le théâtre et le cinéma chinois,
mais ici encore relativement jeune. Elle avait à
peine soixante ans, comme le personnage du roman. |
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Lin Moyu dans son rôle
emblématique de Jia mu
dans « Le rêve dans le
pavillon rouge » |
Ensuite, à partir
de 1986, Lin Moyu s’est consacrée au rôle de Jia mu (贾母)
dans les différents épisodes du « Rêve du pavillon rouge » (《红楼梦》)
tournés au studio de Pékin entre 1986 et 1988 par
Xie Tieli
(谢铁骊)
et Zhao Yuan (赵元).
Notes
(1) Sur Ba Jin
(anciennement transcrit Pa Kin), voir
http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Ba_Jin.htm
(2) Sur le
mouvement du 4 mai, voir
http://www.chinese-shortstories.com/Reperes_historiques_La_litterature_chinoise_au_vingtieme_siecle_2.htm
(3) Sur ce studio,
voir
http://www.chinesemovies.com.fr/reperes_Studios_II_Studios_d_Etat.htm
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